« La constitution municipale prend sa source dans l’association naturelle et indispensable qui existe entre des êtres de même nature… Cette association existe avant la grande société de l’État qui n’est établie que pour la fortifier et la maintenir. […] Tout pouvoir dérivant du peuple, le gouvernement municipal doit être institué par l’assemblée générale des citoyens de chaque municipalité » 1 . Reflétant assez fidèlement l’état d’esprit d’une large frange des Révolutionnaires 2 , puis d’une partie de la mouvance libérale du XIXe siècle 3 , cette déclaration de BANCAL DES ISSARTS 4 met bien en évidence la présomption de naturalité que l’on prête alors au pouvoir municipal. Celui-ci « n’est pas une création de la loi, il existe par la seule force des choses ; il est parce qu’il ne peut pas ne pas être » 5 . Les communes précédant chronologiquement l’État, leur existence semble s’imposer à lui 6 . Si cette impression paraît prédominer pour les contemporains des XVIIIe et XIXe siècles, comme le révèlent à la fois les débats de l’Assemblée constituante de 1789 et les écrits des penseurs libéraux tout au long du XIXe siècle, parfaitement incarnés par Benjamin CONSTANT 7 et Alexis de TOCQUEVILLE 8 , la question de la traduction juridique de l’antériorité communale reste dans le flou alors qu’elle apparaît essentielle si l’on entend tirer les conséquences de la présomption de naturalité dont bénéficient les communes face à l’État. Il apparaît en effet logique, si l’on croit les auteurs du début du XIXe siècle, que l’État voit sa marge de manœuvre restreinte face au phénomène communal, faute pour celui-ci de véritablement jouir d’une existence et de compétences propres.
À ce titre, Benjamin CONSTANT aborde la problématique de la subordination des institutions locales à l’État, dans ses Principes de politique (1815). Quand il traite de ce qu’il qualifie lui-même de « pouvoir local » et/ou de « pouvoir municipal », cet auteur remarque ainsi que « l’on a considéré jusqu’à présent le pouvoir local comme une branche dépendante du pouvoir exécutif : au contraire il ne doit jamais l’entraver, mais il ne doit point en dépendre » 9 . S’appuyant sur le caractère présumé naturel du pouvoir local, il conteste, dès lors, sa subordination au pouvoir exécutif 10 . Si la position de Benjamin CONSTANT paraît cohérente, et illustrative du courant libéral du XIXe 11 , il n’envisage toutefois guère les transcriptions juridique et institutionnelle de son analyse. Alexis de TOCQUEVILLE, quant à lui, propose une vision englobante des libertés locales, qu’il lie au régime représentatif. Cet auteur « ne cessera [ainsi] jamais de répéter que la grande erreur de la Révolution française, et de l’école de pensée qui prétend lui rester fidèle, est d’avoir cru qu’il serait possible d’établir un régime représentatif libéral, tout en maintenant et en renforçant la centralisation » 12 . Selon lui, la décentralisation est en effet à la fois un moyen de garantir la liberté (l’élection des organes locaux permet d’éduquer la population 13 ) et un complément au régime représentatif, en ce qu’elle organise une multiplicité de contrepouvoirs. TOCQUEVILLE, à l’instar des autres libéraux 14 , se limite toutefois à des considérations sociologiques et philosophiques et n’envisage jamais les conséquences (notamment juridiques) concrètes de sa doctrine sur l’étendue du pouvoir de l’État à l’égard des collectivités territoriales 15 . La limitation du pouvoir de l’État est ainsi la grande absente de toute la réflexion relative au pouvoir municipal ; l’optique naturaliste adoptée la cantonne, selon les auteurs, soit à une réflexion de type philosophique, soit à une doctrine assez vague sans grande cohérence politique 16 .
Malgré quelques réactions négatives 17 , l’autonomie communale jouit pourtant, au cours de cette période, d’une aura positive, reposant sur le consensus qui voit dans les communes des structures naturelles, qui participent à entraver le pouvoir de l’État. Caractéristique essentielle de l’idéologie libérale du XIXe siècle 18 , elle est, plus généralement, embrassée par l’ensemble des opposants aux différents régimes qui se succèdent, qu’il s’agisse de la République 19 aussi bien que de l’Empire 20 . Cette constante de l’idéologie politique du XIXe siècle ne quittera toutefois guère la sphère de la virtualité. Les transcriptions juridiques, au travers des différents textes décentralisateurs qui jalonnent ce siècle, ne vont en effet pas très loin dans la reconnaissance de l’autonomie locale. La présomption de naturalité ne conduit ainsi pas à organiser de véritables tempéraments à la puissance de l’État ; au contraire, les communes d’abord, l’ensemble des collectivités territoriales ensuite, apparaissent comme soumises à l’impératif étatique, contre lequel elles ne peuvent rien faire valoir. Si tous ces courants fournissent un terreau propice à la réflexion sur le pouvoir local et sa place dans l’État, ils pèchent tous par manque de juridicité. Il faut en effet attendre le développement de la théorie constitutionnelle à la fin du XIXe et, plus encore, au début du XXe siècle pour que les implications de ces doctrines en termes de partage du pouvoir soient véritablement envisagées dans leur double dimension locale et étatique. Le recours à la science du droit permet ainsi de mieux cerner ce qui est en jeu ; et loin d’établir un simple programme politique, on peut alors envisager concrètement, à l’aide des outils développés à cette fin, non seulement la réalité de cette présomption de naturalité, mais également ses implications pratiques (Section I.).
Si la doctrine du début du XXe siècle a envisagé, à travers ses recherches sur le concept d’État, les aspects touchant à l’organisation verticale du pouvoir et le rapport entre le pouvoir d’État et le pouvoir local, notamment dans son acception organique, cette perspective est largement absente des travaux de la doctrine contemporaine. Elle leur préfère une approche plus strictement normative, dans laquelle la notion de pouvoir disparaît au profit de celle de compétence 21 . Si cette méthode présente des atouts certains, elle rencontre également des limites sérieuses, en coupant le droit de son fondement sociopolitique. Aussi paraît-il ainsi intéressant de proposer un retour à la dimension organique pour appréhender les rapports entre les collectivités locales et nationale, afin d’envisager une qualification du pouvoir en jeu aux différents échelons territoriaux (Section II.).
Ceci paraît d’autant plus important que les fondements des différents pouvoirs ont très largement évolué depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La constitutionnalisation des dispositions relatives aux collectivités territoriales questionne alors la distinction classique entre décentralisation administrative et décentralisation politique. Quand l’organisation constitutionnelle de l’expression verticale du pouvoir était l’apanage de l’État fédéral, cette distinction pouvait être suffisante ; mais, dès l’instant où l’ensemble des États recourt à ce dispositif, il faut en questionner la pertinence, voire proposer de la dépasser (Section III.).
BANCAL DES ISSARTS, Déclaration lue devant les représentants de la ville de Paris, le 11 novembre 1789, cité in BURDEAU (F.), Liberté Libertés Locales Chéries, Paris, Éd. Cujas, 1983 (Préface de M. DEBRÉ), p. 40.
Dans le même sens, v. le Plan de Constitution municipale pour la ville de Paris, élaboré par BRISSOT au début de la Révolution française, dans lequel il considère que la commune est un corps souverain, qui n’a pas à recevoir son statut de l’Assemblée nationale, puisqu’elle possède un droit propre à établir les règles qui doivent la régir. Cité in ibid., p. 40.
« La commune comme la famille est avant l’État ; la loi politique la trouve et ne la crée pas. Partout où il y a un certain nombre d’habitations voisines, il y a des intérêts communs de sûreté, de commodité, de salubrité, surtout de propriété. Ce sont ces intérêts entièrement distincts des intérêts généraux qui forment la commune », ROYER COLLARD, Discours à la Chambre, le 13 avril 1818, cité in ibid., p. 88. Nous soulignons. Dans le même sens, HENRION DE PANSEY écrit que « le régime municipal n’a été ni organisé par des publicistes, ni imposé, comme presque toutes les institutions du Moyen-Âge, par l’ignorance armée ; mais […] cet arbre antique est une production du sol qu’il couvre de ses rameaux », HENRION DE PANSEY, (J.-B.), Du pouvoir municipal et de la police intérieure des communes, Paris, Th. BARROIS Père, 1824, 2e éd. (1ère éd. 1820), p. 4.
BANCAL DES ISSARTS (Jean-Henri, 1750-1826). Originaire d’Auvergne, il devient notaire à Paris, où il embrasse la cause de la Révolution française. Élu à la Convention par le département du Puy-de-Dôme, il siège au centre, et s’oppose au Comité de Salut Public. Écarté du pouvoir, il intègre toutefois le Conseil des Cinq-cents en 1796 et y est élu secrétaire. Il prend sa retraite le 1er prairial An V.
HENRION DE PANSEY, (J.-B.), Du pouvoir municipal…, op. cit., p. 37. Nous soulignons. L’auteur poursuit ainsi : « il est, parce qu’il est impossible que les habitants d’une même enceinte, qui consentent à faire des sacrifices d’une partie de leurs moyens et de leurs facultés pour se créer des droits et des intérêts communs, soient assez imprévoyants pour ne pas donner des gardiens à ce dépôt, pour ne pas charger quelques uns d’entre eux de veiller à sa conservation, et d’en diriger l’emploi ».
« Si le pouvoir municipal est de l’essence de toutes les corporations d’habitants, les lois ne pouvant rien contre la nature des choses, il faut dire qu’elles ne peuvent ni supprimer les corps municipaux, ni priver les communes du droit de les élire », ibid.
CONSTANT (B.), Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs et particulièrement à la Constitution actuelle de la France (1815), in CONSTANT (B.), De la liberté chez les modernes. Écrits politiques, Paris, Hachette, « Pluriel », 1980 (Présenté par Marcel GAUCHET), pp. 263-427.
V. TOCQUEVILLE (A. de), De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, « NRF », 1961 (1ère éd. 1835), t. I, pp. 58-67 (part. p. 58 et pp. 63-64).
CONSTANT (B.), Principes de politique…, op. cit., p. 362.
« La direction des affaires de tous appartient à tous, c’est-à-dire aux représentants et aux délégués de tous. Ce qui n’intéresse qu’une fraction doit être décidé par cette fraction : ce qui n’a de rapport qu’avec l’individu ne doit être soumis qu’à l’individu. L’on ne saurait trop répéter que la volonté générale n’est pas plus respectable que la volonté particulière, dès qu’elle sort de sa sphère », ibid., p. 361.
On peut de ce point de vue rapprocher la conception du pouvoir local développée par Benjamin CONSTANT de celle d’HENRION DE PANSEY, quand il établit un lien entre le régime général des libertés et la préservation des libertés locales (HENRION DE PANSEY (J.-B.), Du pouvoir municipal…, op. cit., p. 40).
BACOT (G.), « L’apport de TOCQUEVILLE aux idées décentralisatrices », in GUELLEC (L.) (Textes réunis par), Tocqueville et l’esprit de la démocratie, Paris, Les Presses de Science Po, « Fait politique », 2005, p. 208.
« C’est pourtant dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science. Elles la mettent à la portée du peuple, elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. Sans institutions communales, une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de liberté » ; TOCQUEVILLE (A. de), De la démocratie en Amérique, op. cit., t. I, p. 59. Benjamin CONSTANT prête une vertu assez proche aux communes, comme fondement du régime politique. Selon lui, « le patriotisme qui naît des localités est, aujourd’hui surtout, le seul véritable. […] Il faut donc attacher les hommes aux lieux qui leur présentent des souvenirs et des habitudes, et pour atteindre ce but, il faut leur accorder, dans leurs domiciles, au sein de leurs communes, dans leurs arrondissements, autant d’importance politique qu’on peut le faire sans blesser le lien général », CONSTANT (B.), Principes de politique…, op. cit., p. 365. Dans le même sens, v. BARROT (O.), De la centralisation et de ses effets, Paris, H. DUMINERAY Éditeur, « Études contemporaines », 1861, p. 187 (« Où pourrions-nous donc apprendre la vie publique et nous y préparer, si ce n’est dans les institutions municipales et départementales fortement émancipées, où se débattraient avec vivacité, avec passion même, les affaires communes, et qui peu à peu nous donneraient les mœurs et les pratiques de la liberté ? »). Il y a donc là une constante de l’idéologie libérale au XIXe siècle.
Sur l’idée que TOCQUEVILLE réalise principalement une synthèse des idées libérales antérieures, v. l’ouvrage de François BURDEAU, Liberté Libertés locales…, op. cit., pp. 118-ss. Contra, v. BACOT (G.), « L’apport de TOCQUEVILLE aux idées décentralisatrices », op. cit., p. 205.
Le caractère holiste de la démarche tocquevillienne incite d’ailleurs l’observateur à postuler qu’il aurait admis l’absoluité de la puissance d’État sur son territoire ; l’organisation des libertés locales étant appréhendée sous l’angle de l’organisation générale de la démocratie.
C’est d’ailleurs ce qui ressort des analyses de François BURDEAU, in Liberté, Libertés…, op. cit., chapitre II, pp. 67-ss.
Citons C. DUPONT-WHITE selon qui « plus on se connaît, plus on se hait… Peu importe qu’une souveraineté locale soit démocratique ou monarchique, son vice ne la quitte pas : ce vice, c’est d’être locale » ; DUPONT-WHITE (C.-B.), La centralisation, Paris, Guillaumin, 1860, cité in ibid., p. 165.
Citons ce propos d’Odilon BARROT, pour qui, « il faut reconnaître qu’il y a en France autre chose que des individus et un gouvernement ; il y a autre chose : il y a des associations naturelles qui sont la commune et la commune ne saurait être niée dans un gouvernement de liberté et de civilisation ; il n’y a pas de communes là où il n’y a pas de propriétés communales, où il n’y a pas de droits communaux », Discours à la Chambre, le 7 mai 1831, cité in ibid., p. 100. Dans le même sens, v., du même auteur, De la centralisation…, op. cit., 248 p.
À titre d’exemple, il est possible de mentionner la conception maurrassienne de la décentralisation. V. MAURRAS (C.), L’idée de décentralisation, Paris, Éd. de la Revue encyclopédique, 1898, 45 p. (Disponible sur le site de la bibliothèque royaliste, http://biblioroyaliste.free.fr/Maurras/ Decentralisation/decentralisation.html).
En juillet 1865, paraît, à Nancy, un petit ouvrage, signé par 19 auteurs venant de tous les horizons politiques, intitulé Un projet de décentralisation. Ce « Manifeste de Nancy » est très vite repris et soutenu par les opposants à l’Empire, parmi lesquels les Légitimistes sont les plus enthousiastes. Pendant toute la seconde moitié de l’année 1865, cette question reste au cœur des débats politiques, initiant une dynamique qui se concrétise une première fois dans le Congrès de Lyon (1868) et avant d’aboutir dans la convocation, par Napoléon III, d’une commission de la décentralisation en 1870. Sur ce point, BURDEAU (F.), Liberté Libertés…, op. cit., pp. 169-174. Sur la commission, v. également BASDEVANT-GAUDEMET (B.), La commission de décentralisation de 1870. Contribution à l’étude de la décentralisation en France au XIX e siècle, Paris, P.U.F., 1973, 162 p.
Ce qui semble alors revenir à privilégier une définition matérielle du pouvoir à une compréhension organique.