A. Pouvoir et puissance : de quelques précisions d’ordre terminologique

Dans son Cours de droit public, René CAPITANT dégage deux acceptions du terme pouvoir, compris de manière générale 28 . Selon cet auteur, il peut, dans un premier sens, être synonyme de puissance « désignant un pouvoir de domination, de contrainte d’un individu ou d’un groupe sur un autre individu ou sur un autre groupe » 29 . Pouvoir et puissance ont ainsi « la même origine, le verbe latin posse (être capable de, en avoir la force), le premier est l’infinitif du verbe et, selon la formule de Littré, "il marque simplement l’action", tandis que la puissance (le participe) désigne "quelque chose de durable, de permanent". On a la puissance de faire quelque chose et l’on exerce le pouvoir de la faire. […] Cette distinction serait donc à peu près celle du potentiel (appelée aussi puissance) et de l’acte » 30 . Julien FREUND, partant de prémisses étymologiques identiques 31 à celles d’ARON, propose une conception de la puissance fondée sur l’idée de possibilité. « Il semble que la puissance appartienne à l’ordre de la virtualité plutôt qu’à celui de l’actualité. Être puissant, c’est avoir le pouvoir de, être capable de faire une chose » 32 . Il apporte ensuite une précision importante : « même si dans de nombreux cas la puissance s’appuie sur des ressources matérielles, elle reste néanmoins indépendante d’elles. […] Il n’y a pas de rapport logique entre le développement d’une puissance et l’accumulation de moyens matériels » 33 . « En raison de cette particularité que la puissance partage avec tous les possibles, qui peuvent s’actualiser et jamais se matérialiser pleinement, [elle] est [en effet] à un degré étonnant indépendante des facteurs matériels, nombre ou ressource » 34 . Cette précision est extrêmement intéressante ; en anticipant quelque peu les développements, l’éventuelle faiblesse de ses moyens matériels d’action n’empêcherait pas le pouvoir local de prétendre au statut de puissance, en ce sens qu’il serait démontré qu’il jouit d’une capacité d’intervention consacrée et protégée.

Rapportée au champ politique, la puissance désigne « toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale, fût-ce contre les résistances, sa propre volonté, peu importe sur quoi repose cette chance » 35 . Elle « consiste [ainsi] en une volonté s’exerçant sur d’autres volontés et capable de faire éventuellement céder leur résistance » 36  ; la puissance est donc la faculté de commander d’un homme (ou d’un groupe) sur d’autres hommes (ou groupes). « La puissance désigne [ainsi] un rapport entre des hommes, mais comme, simultanément, [cette notion] désigne un potentiel non un acte, on peut définir la puissance comme le potentiel que possède un homme ou un groupe d’établir des rapports conformes à ses désirs avec d’autres hommes ou d’autres groupes » 37 . La puissance relève donc d’une potentialité 38 , que le pouvoir vient matérialiser par des actions politiques concrètes (des « actes », pour reprendre la sémantique aronienne). Elle correspond donc à l’idée d’une réserve d’action, que le pouvoir concrétisera. Cette distinction s’avèrera essentielle pour comprendre l’agencement du pouvoir dans l’État et ses variations.

Dans un second sens, la notion de pouvoir prend une coloration subjective et correspond à la capacité pour un individu ou un groupe de faire telle ou telle chose. René CAPITANT distingue alors, et afin de précisions, le pouvoir – liberté du pouvoir – créance. Le pouvoir – liberté, droit réel et personnel protégé, implique ainsi que nul ne peut se voir imposer une manière particulière de jouir de sa liberté 39 tandis que, de son côté, le pouvoir – créance « est le pouvoir d’exiger d’autrui l’accomplissement de certains actes. C’est un pouvoir […] qui se rattache à l’idée de puissance, de domination » 40 . Le pouvoir est donc à la fois garantie contre les empiètements de l’autre et faculté d’imposer sa volonté 41  ; l’équilibre entre les deux acceptions permet alors à la fois de qualifier le pouvoir en jeu et de le distinguer de la notion de puissance. Maurice HAURIOU développe, quelques années auparavant, une conception similaire du pouvoir qu’il envisage « tantôt comme une contrainte mécaniste, tantôt comme une liberté » 42 . Ce faisant, il met bien en évidence la double perception possible du pouvoir selon qu’il est favorable ou défavorable. « La représentation d’un potentiel social en pouvoir est [ainsi] toujours double, car le pouvoir est toujours conçu à la fois par l’homme qui le subit et l’homme qui l’exerce. […] Cela signifie […] que pour le Doyen de Toulouse, le pouvoir n’est pas seulement conçu comme une relation de commandement et de contrainte. En analysant le pouvoir dans sa fonction, HAURIOU met bien à jour l’existence de ce qu’Hannah ARENDT appellera le "pouvoir possibilité" » 43 . Développant alors une définition dialectique du pouvoir, la position adoptée par Maurice HAURIOU permet d’articuler les deux pans du pouvoir (entendu subjectivement) à travers la notion, clé, de liberté. Le pouvoir ne se réduit plus dès lors à la capacité de contrainte, il est aussi, et peut-être surtout, faculté d’agir selon ses propres considérations, sans être contraint par d’autres personnes.

Ces premiers éléments de définition, d’ordre théorique, s’ils révèlent la dualité structurale de la notion de pouvoir, ne permettent pas de la rattacher concrètement à la réalité étatique. Il faut donc envisager le rapprochement entre cette définition abstraite du pouvoir et le pouvoir de l’État. Cela passe alors par l’évocation de deux notions bien connues du constitutionnaliste : la souveraineté et la puissance d’État. Outre la mise en évidence du phénomène de pouvoir dans le cadre de la structure étatique, celles-ci placent la Constitution au cœur de son appréhension, déterminant un prisme commun pour la définition et l’analyse de celui-là.

Notes
28.

Nous ne mentionnerons pas ici la définition du pouvoir en tant que structure de l’action collective, développée par MM. CROZIER et FRIEDBERG. Sur ce point, v. leur ouvrage L’acteur et le système, Paris, Seuil, « Points essais », 1981 (1ère éd. 1977), 504 p. V. plus particulièrement l’introduction, notamment pp. 25-ss.

29.

CAPITANT (R.), Cours de principes du droit public, Paris, Les cours de droit, D.E.S. de droit public 1953-1954, p. 9.

30.

ARON (R.), « Macht, Power, Puissance. Prose démocratique ou poésie démoniaque ? », in Études politiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1972, p. 174. L’auteur souligne.

31.

Outre la racine latine, Julien FREUND note que la « notion grecque de possible […] dérive directement de celle de puissance et que le terme allemand de Macht est de la famille de môgen et môglish », que l’on peut traduire respectivement par le verbe « pouvoir » et l’adjectif « possible », FREUND (J.), L’Essence du politique, Paris, Dalloz, « Bibliothèque Dalloz », 2004 (Postface de P.-A. TAGUIEFF), 1ère éd. 1965, p. 135. H. ARENDT renvoie aux mêmes mots allemands (ARENDT (H.), Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, « Agora », 1983 (1ère Trad. franç. 1961), Préface de P. RICOEUR, p. 260).

32.

FREUND (J.), L’Essence du politique, op. cit., p. 135.

33.

Ibid., p. 136.

34.

ARENDT (H.), Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 260. H. ARENDT précise tout de même une condition d’actualisation : « la puissance n’est actualisée que lorsque la parole et l’acte ne divorcent pas, lorsque les mots ne sont pas vides, ni les actes brutaux, lorsque les mots ne servent pas à voiler les intentions, mais à révéler des réalités, lorsque les actes ne servent pas à violer et détruire, mais à établir des relations et à créer des réalités nouvelles », ibid.Davantage d’ordre éthique et politique que juridique, elle n’entrera toutefois pas directement en jeu dans notre étude.

35.

WEBER (M.), Économie et société. 1/ Les catégories de la sociologie, Paris, Pocket, « Agora », 1995 (1ère éd. 1922), p. 95.

36.

FREUND (J.), L’Essence du politique, op. cit., p. 140.

37.

ARON (R.), « Macht, Power, Puissance… », op. cit., p. 176.

38.

« La puissance est toujours, dirions-nous, une puissance possible, et non une entité inchangeable, mesurable et sûre, comme l’énergie ou la force », ARENDT (H.), Condition de l’Homme moderne, op. cit., p. 260.

39.

On peut alors se remémorer la définition tocquevillienne de la liberté : « d’après la notion moderne, la notion démocratique, et, j’ose le dire, la notion juste de liberté, chaque homme étant présumé avoir reçu de la nature les lumières nécessaires pour se conduire, apporte en naissant un droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables, en tout ce qui n’a rapport qu’à lui-même, et à régler comme il l’entend sa propre destinée », TOCQUEVILLE (A. de), État social et politique de la France avant et depuis 1789, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. II, 1, p. 62, cité in ARON (R.), Essai sur les libertés, Paris, Hachette littératures, 1998 (1ère éd. Calmann –Lévy, 1965), pp. 25-26.

40.

CAPITANT (R.), Cours de principes du droit public, op. cit., p. 24.

41.

M. HAURIOU écrit ainsi que « le pouvoir est une libre énergie de la volonté, c’est-à-dire qu’il est à la fois une liberté et une énergie de la volonté », Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1929, 2e éd. (1ère éd. 1923), p. 14. L’auteur souligne.

42.

HAURIOU (M.), Leçons sur le mouvement social, Paris, Larose, 1899, p. 50.

43.

FOURNIÉ (F.), Recherches sur la décentralisation dans l’œuvre de Maurice HAURIOU, Paris, L.G.D.J., « Bibliothèque du droit public », t. 245, 2005 (Préface de J.-A. MAZÈRES ; Avant-propos de J. MOREAU), p. 65.