Paragraphe 1. Le pouvoir local : un sujet peu traité par la doctrine publiciste française contemporaine

La doctrine publiciste française n’aborde quasiment pas la notion de pouvoir local, en tant que telle. « On doit certainement ce constat de carence tout autant au règne des aspects institutionnels sur le contentieux constitutionnel des collectivités locales […] qu’à l’évidente difficulté d’associer ce pouvoir local à des mécanismes juridiques certains qui l’identifieraient » 141 . La doctrine lui préfère alors les notions, juridiquement plus clairement définissables, de décentralisation et/ou de démocratie locale (ou de proximité 142 ), qui constituent toutes deux des pans importants de sa production.

Lorsqu’elle s’intéresse à la notion de décentralisation, la démarche la plus répandue dans la doctrine contemporaine vise alors rarement à proposer une conception générale de la mise en œuvre de la décentralisation, mais consiste plutôt en un ensemble d’études ciblées sur les différents aspects du phénomène. Jean-Marie PONTIER et Isabelle MULLER font toutefois exception ; le premier consacre en effet une étude à la mise en œuvre de la décentralisation à travers l’articulation de la répartition des compétences entre l’État et les collectivités locales 143 , tandis que la seconde analyse la régulation juridictionnelle de la décentralisation 144 . Cependant, même si l’étude de M. PONTIER peut être lue à l’aune d’une définition matérielle du pouvoir, cette dimension est, malgré tout, peu développée, laissant place à un examen concret des mécanismes juridiques. Ni son étude, ni celle de Mme MULLER n’embrassent de plus la dimension constitutionnelle de la décentralisation en restant essentiellement centrées sur les données législatives du phénomène décentralisateur. Elles omettent, de ce fait, un pan important de l’analyse des rapports entre les deux puissances d’État et territoriale. D’autres auteurs ont a contrario privilégié une démarche au niveau constitutionnel, proposant, bien souvent, des études générales, cherchant à théoriser la décentralisation 145 , ou à tout le moins à en déterminer les bases constitutionnelles 146 . Nombre de ces travaux construisent leurs réflexion sur une comparaison entre décentralisation et fédéralisme 147 , ils n’en tirent toutefois aucune conséquence ni quant à l’apport de la constitutionnalisation des dispositions relatives aux collectivités territoriales à l’organisation verticale du pouvoir dans l’État, ni quant à la nature et la définition du pouvoir local, laissant quasiment vierge notre terrain d’analyse.

L’ensemble de ces études, représentatives des positions doctrinales contemporaines, n’envisage ainsi pas la dimension « pouvoir » de la décentralisation, du moins pas dans son acception organique. Or, c’est elle qui doit permettre, dans un premier temps, de qualifier la nature du pouvoir local. Aucun auteur n’envisage de plus la potentielle rupture opérée par la constitutionnalisation dans l’agencement de la décentralisation en France. Ils raisonnent d’une façon généralement anhistorique et sur un seul niveau normatif. Il paraît pourtant primordial d’introduire la variable « temps », comme l’y invite d’ailleurs Maurice HAURIOU 148 , afin de rendre compte de l’évolution du système normativo-institutionnel.

De leur côté, les études consacrées à l’analyse de la démocratie locale s’attachent plus manifestement à la qualification organique du pouvoir mis en jeu par le procès décentralisateur, à travers l’acceptation et la mise en lumière du développement d’une vie politique locale, facteur autant que cause de la promotion de la démocratie locale. Postulant que les collectivités territoriales constituent des cadres de la démocratie globale, ces études n’établissent pourtant jamais clairement les fondements juridiques et/ou politiques de cette assertion, se contentant d’une pétition de principe. Cela constitue d’ailleurs une faiblesse substantielle de ces travaux : l’approche organique et institutionnelle de la démocratie locale nécessite obligatoirement de fonder le lien entre les collectivités territoriales et le pouvoir politique. Cet écueil n’est toutefois pas rédhibitoire à l’ensemble des études ; certaines, privilégiant une démarche de type structuraliste, et développant une approche empirique et/ou positiviste, mettent en évidence, à travers l’articulation entre les volets représentatif 149 et participatif 150 de la démocratie locale, la commune structure des pouvoirs local et national. Cette impression est confirmée par la mise en évidence du rapprochement des modalités de fonctionnement des différents organes politiques locaux et nationaux 151 .

Si ces courants doctrinaux approchent de manière plus prononcée la notion de pouvoir local, les évolutions récentes invitent à poursuivre leurs conclusions. D’autant plus qu’outre l’absence de réflexion sur la nature du pouvoir analysé, aucune étude n’envisage, là non plus, l’apport de la constitutionnalisation. Prises dans les évolutions contemporaines du droit, dont elles procèdent à une éclairante systématisation, elles se coupent dans une large mesure de la perspective historique. De plus, les réflexions se concentrent largement sur l’agencement de la démocratie locale, en elle-même et pour elle-même, sans l’envisager dans le cadre plus large de la démocratie globale. Aussi, notre optique diffère-t-elle sensiblement de celle de ces travaux.

Notes
141.

FAURE (B.), « Existe-t-il un "pouvoir local"… », op. cit., p. 1540.

142.

La variation sémantique n’entraîne aucun enrichissement du concept, ainsi que le démontre F. LERIQUE, in « La loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité. Les petits pas de la décentralisation », ACL 2002. L’organisation territoriale de la France, demain, Paris, CNRS Éditions, 2002, pp. 347-362.

143.

PONTIER (J.-M.), L’État et les collectivités locales, Paris, L.G.D.J., « Bibliothèque du droit public », t. CXXVII, 1978 (Préface de C. DEBBASCH), 630 p.

144.

MULLER (I.), Le juge administratif et l’autonomie des collectivités locales, Thèse, Toulouse I, 1994 (dactylo), 434 p.

145.

BÉNOIT (J.), Théorie juridique de la décentralisation administrative en France, Thèse, Paris II, 1990 (dactylo), 2 t., 758 p.

146.

HOUTEER (C.), Recherches sur les bases constitutionnelles de la décentralisation territoriale, Thèse, Toulouse I, 1987 (dactylo), 2 t., 942 p.

147.

J. BÉNOIT et C. HOUTEER partent ainsi tous deux de la comparaison entre État unitaire et État fédéral. Leurs thèses diffèrent de trois ans, et il est vrai qu’il y avait là, au tournant des années quatre-vingt dix, une thématique de questionnement appréciée et très visitée par la doctrine publiciste.

148.

Jean-Arnaud MAZÈRES insiste sur l’apport de Maurice HAURIOU à la théorie juridique par l’intégration du temps comme dimension de la réflexion. V. MAZÈRES (J.-A.), « La théorie de l’institution de Maurice HAURIOU ou l’oscillation entre l’instituant et l’institué », in Pouvoirs et liberté. Études offertes à J. MOURGEON, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 239-293. François FOURNIÉ insiste également sur l’importance de la dimension temporelle chez HAURIOU ; il en fait un point de rapprochement entre le Doyen de Toulouse et BERGSON. V. FOURNIÉ (F.), Recherches sur la décentralisation dans l’œuvre de Maurice HAURIOU, op. cit., pp. 40-41.

Pour une analyse des rapports du droit et du temps, v. OST (F.), Le temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999, 376 p.

Pour une analyse relative à la décentralisation et cherchant à prendre en compte le facteur temps, v. PONTIER (J.-M.), « La décentralisation et le temps », RDP, 1991, pp. 1217-1237.

149.

HENROT-COLLOMP (V.), Élections locales et démocratie représentative, Thèse, Université de Toulon et du Var, 1995 (dactylo), 555 p.

150.

CHEVILLEY-HIVER (C.), La participation directe des citoyens aux décisions locales, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Thèse à la carte », 2001, 637 p. et PAOLETTI (M.), La démocratie locale et le référendum, Paris, L’Harmattan, « Logiques politiques », 1997 (Préface de J. CHEVALLIER), 238 p.

151.

CASTANIÉ (S.), La parlementarisation des assemblées délibérantes des collectivités territoriales, Thèse, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2002 (dactylo), 2 t., 538 p. et JANICOT (L.), Les droits des élus, membres des assemblées des collectivités territoriales, Paris, L.G.D.J., « Bibliothèque de droit public », t. 238, 2004 (Préface de Michel VERPEAUX), X-619 p.