A. Une étude de droit constitutionnel français justifiée par l’évolution particulière de la décentralisation dans cet État

Le recours au modèle théorique développé par CARRÉ DE MALBERG, ainsi que les présupposés méthodologiques retenus, imposent de circonscrire le champ d’étude au cas d’un « État non fédéral ». La volonté de mettre en avant la rupture constituée par le passage d’une décentralisation légale à une décentralisation constitutionnalisée implique de prendre comme objet d’analyse, au sein de cette « catégorie », un État unitaire (stricto sensu), dont les caractéristiques et l’histoire permettent de rendre compte du changement de niveau normatif des fondements du pouvoir des collectivités territoriales. La République française fournit, ainsi qu’il l’a déjà été mentionné, un cas remplissant les deux conditions précédentes, puisqu’elle est bien un État unitaire, dont l’inscription constitutionnelle des collectivités territoriales date, si l’on ne tient pas compte de l’éphémère Constitution du 3 septembre 1791, de 1946 (leur constitutionnalisation étant plus récente encore). Aussi, la République française, dès lors définie comme l’adjonction de l’État stricto sensu et des collectivités territoriales, constitue-t-elle un champ d’analyse adéquat, pour appréhender l’apport de la constitutionnalisation des dispositions relatives aux collectivités territoriales et son impact sur la puissance territoriale.

Il faut toutefois préciser que la volonté de systématisation invite à se concentrer plus particulièrement sur les collectivités territoriales de droit commun, situées sur le territoire européen de la République, à savoir les communes, départements et régions. L’outre-mer n’est pas pour autant complètement abandonné, mais il n’est évoqué qu’à travers des points saillants, qui permettent d’éclairer le processus général d’organisation de l’expression verticale du pouvoir. Nous n’entendons donc pas procéder à une étude des statuts particuliers de certaines collectivités d’outre-mer, et ce pour deux raisons. D’une part, ces travaux ont déjà été réalisés 152 . D’autre part, les évolutions institutionnelles n’ont pas été telles depuis lors qu’elles impliquent une nouvelle étude. Il s’agira donc d’éclairer, à travers les particularités des collectivités d’outre-mer, les avancées ou les limites propres aux questions du pouvoir des collectivités territoriales de droit commun et de l’agencement vertical du pouvoir dans l’État.

Fort de ces prémisses, ce travail se conçoit essentiellement comme une étude de droit constitutionnel local. Les sources de cette composante du droit constitutionnel se trouvent tant dans le corps de la Constitution que dans la jurisprudence constitutionnelle, sa particularité provenant de l’importance de cette dernière par rapport aux dispositions constitutionnelles stricto sensu. Jusqu’à 2003, un seul article de la Constitution intéressait directement les collectivités territoriales de droit commun. L’article 72 comprenait trois alinéas : le premier définissait les collectivités territoriales de la République 153  ; le second établissait le principe de libre administration des collectivités territoriales 154  ; le troisième alinéa, enfin, était consacré au principe du contrôle de l’État sur les collectivités territoriales 155 . Face à la faiblesse de ces dispositions, résumée dans la formule de Michel TROPER selon laquelle la libre administration est « un terme vague et vide (privé de référence), dont la fonction est de transposer au niveau administratif l’idéologie politique de la démocratie représentative » 156 , le Conseil constitutionnel a développé une jurisprudence visant à définir les éléments manquants. La liberté d’administration est ainsi progressivement apparue, à travers la production du juge de la rue Montpensier. Celle-ci reste rétrospectivement assez inégale, promouvant une autonomie forte en matière institutionnelle, mais ne censurant que rarement un législateur définissant timidement les éléments matériels induits par ce principe 157 . Au final, c’est une jurisprudence plutôt jacobine qui émerge, réduisant le principe de libre administration des collectivités territoriales à une simple « éthique de la décentralisation » 158 . La révision constitutionnelle de mars 2003 constitue, de ce point de vue, une réponse aux errances de la jurisprudence constitutionnelle. Le législateur constitutionnel procède, à cette occasion, à une véritable densification des dispositions constitutionnelles relatives à la libre administration des collectivités territoriales, en lui consacrant trois articles complets. Sont ainsi abordés l’expérimentation (notamment législative), des principes de répartition des compétences, la démocratie locale (constitutionnalisation du droit de pétition et du référendum décisionnel) et les finances locales (notamment la notion de ressources propres) 159 . La révision de 2003 semble donc marquer une nouvelle ère dans les relations dialectiques unissant Constitution et jurisprudence constitutionnelle ; la notion de libre administration des collectivités territoriales, densifiée par ces précisions, ne paraît alors plus pouvoir être réduite à une simple « police juridique » participant de l’« administration du droit ». Au contraire, le pouvoir local devrait désormais pouvoir prendre corps dans le « fond du droit » 160 . À ce titre, outre la consécration de la dimension organique, celle de fondements matériels réels au bénéfice de l’autonomie locale illustre cette tendance. Ce nouvel équilibre renforce l’intérêt d’une étude envisageant la portée de la constitutionnalisation des dispositions relatives au pouvoir local puisque l’économie générale du titre relatif à l’organisation verticale du pouvoir a connu des modifications substantielles.

Le champ d’étude retenu explique l’absence de recours systématique au droit comparé. Les qualités mêmes du modèle théorique utilisé impliquent, nous semble-t-il, de concentrer l’analyse sur un régime particulier afin de l’éprouver. Deux tempéraments à l’absence de recours au droit comparé peuvent toutefois être apportés. Tout d’abord, quand cela paraît nécessaire pour éclairer une caractéristique particulière de la puissance territoriale, certains points du développement établissent une comparaison entre l’agencement de l’État unitaire français et celui des États composés, allemand et espagnol principalement (mais non exclusivement). Cela doit permettre de mieux faire ressortir, outre la particularité française, l’unité des problématiques en jeu quand on aborde la séparation verticale du pouvoir dans l’État. Ensuite, deuxième tempérament, les conclusions d’ordre théorique, bien qu’établies pour le cas français, peuvent être étendues aux autres États. L’exemple français n’est en effet qu’un champ d’analyse, destiné à permettre d’appréhender théoriquement l’incidence de la constitutionnalisation des dispositions relatives aux collectivités territoriales. Dans cette optique, on comprend pourquoi le recours au droit comparé n’est pas systématique. La dimension théorique du traitement du sujet devrait permettre, à partir du cas français, d’établir des conclusions dépassant ce champ d’analyse ; le recours à la comparaison n’a lieu que lorsqu’il apporte un élément indispensable pour préciser la définition de la notion de puissance territoriale.

Notes
152.

À titre d’exemple, v. BOYER (A.), Le statut constitutionnel des territoires d’outre-mer et l’État unitaire. Contribution à l’étude des articles 74, 75, 76 de la Constitution du 4 octobre 1958, Paris, Economica – P.U.A.M., « Droit public positif », 1998 (Préface d’A. ROUX), 301 p. Sur les évolutions plus récentes, FABERON (J.-Y.) (Sous la direction), L’outre-mer français. La nouvelle donne institutionnelle, Paris, La documentation française, « Études de la documentation française », 2004, 224 p.

153.

Pour une analyse de cet alinéa, v. SAUVAGEOT (F.), Les catégories de collectivités territoriales de la République. Contribution à l’étude de l’article 72, alinéa premier de la Constitution française du 4 octobre 1958, Aix-en-Provence, P.U.A.M., 2004 (Préface de Michel VERPEAUX), 472 p.

154.

La rédaction était alors : « ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi ». Pour une analyse de ce principe, v. BACOYANNIS (C.), Le principe constitutionnel de libre administration…, op. cit.

155.

MARCEAU (A.), Les règles et principes constitutionnels relatifs au contrôle des collectivités territoriales : étude sur l’article 72 alinéa 3 de la Constitution française du 4 octobre 1958, Lille, ANRT, 2000, 545 p.

156.

TROPER (M.), « Libre administration et théorie générale du droit. Le concept de libre administration », in MOREAU (J.), DARCY (G.) (Sous la direction), La libre administration des collectivités locales. Réflexions sur la décentralisation, Paris, Economica – P.U.A.M., 1984, p. 62.

157.

La jurisprudence en matière de fiscalité locale est de ce point de vue édifiante. V. infra.

158.

FAURE (B.), « Existe-t-il un "pouvoir local"… », op. cit., p. 1544.

159.

V. le discours du Premier ministre Jean-Pierre RAFFARIN lors de la discussion générale devant le Sénat, Séance du 29 octobre 2002, JORF Sénat débats, 30 octobre 2002, p. 3214.

160.

Inversant alors le constat établi en 1996 par Bertrand FAURE, selon lequel « le pouvoir local en droit constitutionnel français ne prend pas corps dans le fond du droit mais dans l’administration du droit. Il est d’abord une "police juridique" », FAURE (B.), « Existe-t-il un "pouvoir local"… », op. cit., p. 1544. L’auteur souligne.