Section III. L’enjeu de l’étude : l’impact de la constitutionnalisation des collectivités territoriales sur le couple décentralisation administrative/décentralisation politique

L’étude de la constitutionnalisation des dispositions relatives aux collectivités territoriales permet d’envisager la définition du pouvoir local en France aux deux niveaux légal et constitutionnel. L’impact du changement de valeur normative des dispositions étudiées fournira ainsi un élément clé pour envisager l’organisation de l’expression verticale du pouvoir dans l’État. La notion de puissance territoriale présente alors une double utilité : dans une perspective organique, elle permet de spécifier la nature du pouvoir des collectivités territoriales, en ce qu’elle ouvre la possibilité de déterminer précisément le titulaire du pouvoir des collectivités territoriales. Selon une approche matérielle, elle fournit les éléments nécessaires pour mesurer la réalité du pouvoir reconnu aux structures infranationales. La notion de puissance territoriale permet enfin de distinguer la virtualité du pouvoir local de son actualité. En cela, elle rend possible de réfléchir à la fois à la question générale de l’organisation constitutionnelle du pouvoir (au sens de puissance), impliquant de penser le pouvoir local en rapport avec l’ensemble constitutionnel, selon une perspective holiste, et en fonction de celle, plus particulière, de la traduction de cette puissance en actes, à travers l’analyse de la réalité des attributions reconnues en faveur des collectivités territoriales 189 . Sont ainsi mis en lumière par un seul concept les enjeux liés tant à la modification des fondements du pouvoir local que ceux inhérents à sa mise en œuvre, renvoyant, dans ce cas, à la marge d’autonomie dont jouissent les structures territoriales.

Loin de l’imprécision coutumière, la puissance territoriale rend possible à travers ses deux dimensions une délimitation juridiquement claire de la notion d’autonomie 190 locale. L’étude du changement de niveau normatif des dispositions relatives aux collectivités territoriales met ainsi en évidence l’autonomie dont elles jouissent, à partir de ce nouvel outil conceptuel qu’est la puissance territoriale. Outre la détermination des caractéristiques du pouvoir local constitutionnalisé, c’est donc la question plus large de l’autonomie qu’approche notre étude. Dans cette perspective, elle amène logiquement à reconsidérer le couple notionnel décentralisation administrative/décentralisation politique. L’analyse de l’organisation verticale du pouvoir, à travers l’opposition entre ses définitions légale et constitutionnelle, conduit en effet à mettre en lumière les carences de l’analyse classique, dont les fondements sont antérieurs à la dynamique de constitutionnalisation des dispositions relatives aux collectivités territoriales. Aussi, l’enjeu de cette étude réside-t-il également dans la mise à jour des rapports entre les couples décentralisation administrative/décentralisation politique et décentralisation légale/décentralisation constitutionnelle.

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L’étude de la prise en compte du pouvoir local par l’État, et ses incidences sur l’agencement vertical du pouvoir dans l’État, s’articule autour de deux éléments, les fondements du pouvoir local et sa mise en œuvre, qui, s’ils confirmeront le passage (certes inachevé) d’une décentralisation légale à une décentralisation constitutionnelle, conduiront à un constat pour le moins nuancé quant à l’émergence d’une véritable décentralisation politique en France.

La présentation retenue vise précisément à mettre en lumière cette évolution. Si elle est sous-tendue par une démarche de type chronologique, elle ne s’y cantonne pas, en ce qu’elle s’attache à une analyse des différents niveaux normatifs et de leurs rapports. La dimension historique est d’ailleurs d’inégale importance dans les développements ; il faut ainsi distinguer les deux parties. Dans la première, l’inscription constitutionnelle des dispositions relatives aux collectivités territoriales implique une rupture, incarnée dans le passage de la loi à la Constitution. Dans ce cas, la perspective historique est réelle, et il ne peut en aller autrement, en ce sens qu’à un instant donné, il est procédé à la substitution des fondements constitutionnels du pouvoir local à ses bases légales. Il faut donc envisager deux objets différents se succédant, du fait de leurs modalités mêmes de définition. L’analyse se fera donc diachronique. Dans un second temps, l’étude du procès de constitutionnalisation, si elle implique également une dimension temporelle, ne lui accorde qu’une place moindre. La constitutionnalisation repose en effet sur une logique non plus de substitution, mais de superposition des normes : si le pouvoir local est dès l’origine défini dans la loi, c’est toujours le législateur qui, sous l’ère de la décentralisation constitutionnelle, le met en œuvre. Dès lors, l’application des dispositions relatives aux collectivités territoriales met en jeu les deux niveaux normatifs simultanément et l’analyse se fera alors synchronique 191 . Dans ce cas, le choix de d’abord présenter le pouvoir local dans la loi répond bien à un souci (chrono) logique, mais il aurait pu en aller différemment. Il nous a simplement paru plus intéressant, afin de marquer la continuité des enjeux aux deux niveaux normatifs (quelles que soient les périodes) autant que pour proposer un raisonnement symétrique, d’adopter cette démarche-ci, tout en reconnaissant que les deux logiques (substitutive et de superposition) à l’œuvre sont différentes.

Historiquement, le pouvoir local est d’abord défini dans la loi. Il s’agit alors d’un pouvoir présumé naturel, que le législateur entend organiser sans que cela crée aucune garantie en faveur des collectivités territoriales. Cette présomption de naturalité repose sur deux éléments : la population et les élection locales. Bien que présumée naturelle, la population locale n’est ni source d’un quelconque pouvoir propre, ni ne jouit d’aucun droit face à l’État. La puissance d’État conserve un pouvoir absolu sur son territoire. Les collectivités territoriales ne sont que des structures secondaires ; leurs liens avec la sphère politique sont ténus et tiennent davantage de la rhétorique politique que de l’organisation institutionnelle. Le pouvoir local n’est ainsi qu’une tolérance sans garantie aucune. Le pouvoir dans l’État est exprimé intégralement par la puissance d’État, qui s’assimile alors au pouvoir souverain. La constitutionnalisation des dispositions relatives aux collectivités territoriales, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, rompt cette identité. Le Constituant entend alors protéger la liberté des collectivités territoriales, comprises de façon holiste, contre les empiètements de la puissance d’État. Cette limitation revient à admettre que le pouvoir dans l’État peut passer par d’autres canaux que la seule puissance d’État. De ce fait, les collectivités territoriales se trouvent intégrées à l’expression du pouvoir dans l’État ; ce qui fonde de jure leur intégration à la sphère politique et le caractère originaire de leur pouvoir (Partie I.).

Dans le cadre de sa mise en œuvre, le législateur adopte une conception libérale du pouvoir local. L’autonomie dont jouissent les collectivités territoriales consiste alors en une liberté de gérer les affaires qui ne relèvent que d’elles. Cette liberté demeure fragile, car aucun élément ne permet de définir avec certitude quelles sont les matières relevant en propre des collectivités territoriales, l’État pouvant toujours se les réapproprier. In fine, malgré des a priori positifs en faveur de la décentralisation, les collectivités territoriales restent des structures malléables ne jouissant d’aucun droit que l’État ne puisse aménager. La constitutionnalisation de la liberté d’administration locale constitue de ce point de vue un apport véritable en ce qu’elle vient limiter la puissance d’État, en créant une réserve de puissance propre aux collectivités territoriales. La puissance territoriale, nouvelle modalité d’expression du pouvoir dans l’État, connaît toutefois toujours des limites, en ce qu’elle est trop souvent réduite à sa dimension institutionnelle. Elle n’est ainsi pas dotée d’outils réels pour s’affirmer par ses actions : tant le pouvoir normatif territorial que le pouvoir fiscal local demeurent réduits. L’ébauche d’une constitutionnalisation de garanties formelles des mécanismes de répartition des compétences ne paraît, de plus, pas à même de lui donner une portée plus large. L’autonomie locale, induite par la puissance territoriale, rencontre enfin une autre limite, de type organique cette fois : les fondements de la puissance territoriale sont en effet largement hétéroconditionnés. Cela démontre que la constitutionnalisation n’est qu’une étape dans l’agencement d’une véritable puissance territoriale ; elle implique, afin de trouver une portée véritablement conforme à la logique constitutionnaliste qui l’anime, la création des moyens de faire respecter les droits qu’elle ouvre. Ce qui n’est pas encore le cas en France (Partie II.).

Partie I. Les fondements du pouvoir local, d’un pouvoir présumé naturel à une puissance originaire

Partie II. La mise en œuvre du pouvoir local, d’une liberté tolérée à une réserve de puissance, modalité seconde de l’action publique

Notes
189.

On retrouve alors les deux acceptions de la constitutionnalisation. L’appréhension globale renvoie, en effet, à l’inscription constitutionnelle des dispositions relatives aux collectivités territoriales tandis que l’analyse portant plus particulièrement sur l’organisation des collectivités territoriales correspond à leur définition progressive par la jurisprudence constitutionnelle.

190.

Sur l’imprécision ontologique de la notion d’autonomie, v. HERTZOG (R.), « L’autonomie en droit : trop de sens, trop peu de signification ? », Mélanges AMSELLEK, op. cit., pp. 445-470. L’auteur y relève notamment que ce terme « apparaît surtout dans le débat public lorsqu’il en est demandé davantage, de sorte que dans le nouveau dictionnaire des idées reçues il faut écrire "autonomie : toujours insuffisante ; en réclamer plus" » (ibid., p. 445).

191.

Illustrant le propos de François OST, selon lequel « le temps est pluriel, évidemment, et son domaine est autant celui de la simultanéité (tout ce qui se passe "en même temps") que celui de la successivité », OST (F.), Le temps du droit, op. cit., p. 30.