PARTIE I. LES FONDEMENTS DU POUVOIR LOCAL, D’UN POUVOIR PRÉSUMÉ NATUREL À UNE PUISSANCE ORIGINAIRE

‘« …Finalement, de la Révolution à nos jours, la décentralisation est au cœur de la lutte qui se joue pour la conquête du pouvoir. Institution administrative en apparence, elle est une des pièces du jeu politique […]. Derrière la logique des institutions, il y a toujours les passions des hommes… ».
BÉNOIT (F.-P.), « Rapport de synthèse », in Révolution et décentralisation. Le système administratif français et les principes révolutionnaires de 1789, Paris, Economica, 1992, p. 261.’

Envisager les fondements du pouvoir local en droit constitutionnel conduit à apprécier la place qui lui est faite au sein de l’État. Si, selon la conception traditionnelle de l’État unitaire, le pouvoir politique originaire est monopolisé par la collectivité étatique, le pouvoir local apparaît logiquement comme second, voire subalterne. Cette évidence doctrinale est toutefois questionnée par les mutations de l’organisation du pouvoir, initiées par le développement de la pratique et de la doctrine constitutionnalistes ; il semble alors possible d’interroger cette certitude doctrinale, tant l’évolution contemporaine des différents types d’États paraît les rapprocher dans le creuset d’un même modèle, caractérisé par la constitutionnalisation de l’expression verticale du pouvoir originaire.

De manière générale, l’analyse des fondements d’un pouvoir peut être menée à plusieurs niveaux et selon différentes perspectives, parmi lesquelles nous retiendrons la sociologique et la juridique. Si l’on considère les données factuelles, le pouvoir local plonge ses racines dans la population locale, « substratum sociologique » 192 de la notion de collectivité territoriale. Dès le Moyen-Âge, la dimension communautaire des communes en fait ainsi des données naturelles, que le pouvoir « central » reconnaît, en les personnifiant. Si ce caractère naturel ne peut pas s’étendre, dans la même mesure, aux autres structures territoriales 193 , leur réalité démographique et communautaire reste néanmoins prévalente dans la conception contemporaine des collectivités territoriales. Cette perspective sociologique, insuffisante pour envisager la réalité juridique des phénomènes constatés, doit donc être complétée : dans ce cas, les fondements sont alors la norme la plus haute définissant les caractéristiques du pouvoir local. Il s’agit successivement de la loi, puis de la Constitution 194 . L’élévation normative des fondements juridiques de cette notion conduit alors à une modification substantielle de l’économie du pouvoir dans l’État : plutôt que le cadre communautaire territorial, le pouvoir local est en effet conçu à l’aune de la démocratie politique étatique. Loin d’être le fruit d’une communauté naturelle, il est aspiré et subsumé dans le pouvoir émanant de la population étatique.

Les fondements sociologiques et juridiques entretiennent ainsi des rapports mouvants, parfois contradictoires, qui varient en fonction du temps et de la norme considérée. Un cadre d’analyse permet toutefois de les envisager dans un même mouvement : la détermination du caractère originaire du pouvoir local. Celle-ci fournit en effet, à travers la définition des éléments constitutifs de la notion de collectivité territoriale (population et territoire), puis l’analyse de leur prise en compte par l’État, un cadre commun d’étude permettant, non seulement de mieux définir l’élément fondamental prévalent de la notion de collectivité territoriale, mais également d’en appréhender l’essence. Il est alors possible d’expliquer puis de surpasser la dualité supposée des collectivités territoriales entre un caractère politique, dans le champ démocratique, et une fonctionnalisation de ces structures par les organes de la puissance d’État, dès lors qu’il s’agit de gérer le territoire de l’État. Dépassant leur originarité naturelle présumée par le législateur, la promotion des collectivités territoriales dans le cadre de la décentralisation constitutionnelle en fait des organes fondamentalement politiques, participant à l’expression du pouvoir originaire dans l’État.

Critère sans lequel les collectivités territoriales perdent leur raison d’être, la population les caractérise sociologiquement et juridiquement. L’affirmation de la dimension humaine comme élément prévalent des structures territoriales a deux conséquences principales. Elle place les collectivités territoriales locales en parallèle avec la collectivité territoriale étatique. Elle met, de plus, en exergue le caractère communautaire des structures territoriales et soulève la question de la qualité du pouvoir mis en jeu en leur sein. Le parallèle avec l’État apparaît, dans cette perspective, comme particulièrement éclairant. Celui-ci génère en effet un pouvoir, dont la population est le titulaire 195 . Aussi, le caractère communautaire des collectivités territoriales invite-t-il à un rapprochement. Des nuances importantes apparaissent pourtant qui empêchent l’observateur d’aller au bout de la comparaison ; l’appartenance des collectivités territoriales à l’État ainsi que la structure de leur pouvoir leur confèrent une particularité qui tempère le mimétisme avec l’État. Le pouvoir local, pouvoir communautaire présumé naturel, n’est ainsi pas en lui-même un véritable pouvoir originaire (Titre I.).

La constitutionnalisation des dispositions relatives aux collectivités territoriales conduit à une appréhension globale de l’organisation verticale du pouvoir. La dimension communautaire, jusqu’alors élément prédominant de définition du pouvoir local, devient quantité négligeable. Appréhendées de façon holiste par le Constituant, les collectivités territoriales sont envisagées comme un prisme recouvrant le territoire de la République. Elles deviennent, selon cette conception, des cadres politiques ; ce qui conduit alors à leur intégration à l’expression du pouvoir dans l’État. Modification substantielle de l’économie institutionnelle, le pouvoir originaire s’exprime dès lors de façon duale par la puissance d’État et la puissance territoriale. L’essence du pouvoir local change sous l’impulsion de l’apparition et de l’émergence de la décentralisation constitutionnelle (Titre II.).

Titre I. Le pouvoir local dans la loi : un pouvoir non-originaire présumé naturel

Titre II. L’inscription constitutionnelle du pouvoir local : l’intégration des collectivités territoriales à l’expression du pouvoir originaire dans l’État

Notes
192.

BÉNOIT (F.-P.), Le droit administratif français, Paris, Dalloz, 1968, pp. 19-ss. Dans le même sens, Maurice BOURJOL fonde la décentralisation sur l’« existence de communautés humaines réelles ». V. BOURJOL (M.), Les institutions régionales de 1789 à nos jours, Paris, Berger-Levrault, « L’administration nouvelle », 1969, pp. 29-30 et p. 40.

193.

Les départements et régions sont des découpages territoriaux, que la population investit selon un processus réflexif. Sur ce point, FERAL (F.), Approche dialectique du droit de l’organisation administrative, L’Harmattan, « Logiques juridiques », 2000 (Préface de F.-P. BÉNOIT), p. 102.

194.

Il s’agit donc bien, ainsi qu’il a été vu en introduction, d’une logique substitutive, en ce sens que les fondements initialement intégrés à la loi sont intégralement transférés dans la Constitution.

195.

Dans le cadre de la Constitution du 4 octobre 1958, v. l’article 3 « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».