TITRE II. La mise en œuvre du pouvoir local dans la Constitution : une réserve de puissance, modalité seconde de l’action publique

En 1946, il est procédé à l’inscription constitutionnelle du pouvoir local, sous la forme d’une liberté d’administration, assez largement assimilable, au moins au départ, à l’acceptation d’une liberté de gestion en faveur des collectivités territoriales. De ce point de vue, on retrouve une conception identique à celle développée par le législateur depuis la Révolution française, bien que le Constituant ne définisse pas véritablement l’étendue du pouvoir reconnu. Cela ne signifie toutefois pas qu’elle soit inexistante ; la puissance territoriale, du fait de son inscription dans la Constitution, tempère en effet l’absoluité de la puissance d’État à l’égard de son territoire, assimilant, ce faisant, la reconnaissance de la liberté d’administration des collectivités territoriales à l’admission d’une réserve de puissance en faveur des collectivités territoriales 1345 . Seulement, la portée des bases constitutionnelles de la puissance territoriale reste faible, faute d’une véritable détermination. Celle-ci revient en fait au législateur, principal organe compétent pour mettre en œuvre la liberté d’administration territoriale 1346 . Le Constituant élève ainsi le fondement de la compétence du Parlement, sans en modifier le champ.

Aussi, si l’inscription constitutionnelle du principe de libre administration des collectivités territoriales avait marqué une rupture, le développement de la constitutionnalisation des moyens d’action des collectivités territoriales s’effectue-t-il, au contraire, dans la continuité. Simplement la compétence du législateur sera encadrée par la Constitution et contrôlée par le juge constitutionnel ; la jurisprudence de ce dernier alimente alors le processus de constitutionnalisation en précisant progressivement les éléments essentiels à la mise en œuvre du pouvoir local. Celle-ci passe logiquement par la double définition de ses moyens d’action et de protection ; c’est en effet eux qui devraient permettre de connaître le contenu de la liberté octroyée, puis les moyens de la préserver contre les empiètements de la puissance d’État.

La Constitution du 4 octobre 1958 prolonge la conception initiée en 1946 : la libre administration des collectivités territoriales, support de la puissance territoriale, est conçue principalement organiquement ; il s’agit avant tout d’une liberté de la population locale de désigner ses organes. Cette liberté d’être, qui repose sur la qualité de cadre de la démocratie politique des collectivités territoriales, est protégée par le Conseil constitutionnel, qui lui accorde une attention particulière. Si la population était exclusivement envisagée, jusque très récemment, sous l’angle essentiellement représentatif, elle émerge progressivement en tant qu’acteur de cette liberté. La puissance territoriale, alors assise sur la « Puissance populaire », voit sa structure se rapprocher de celle de la puissance d’État : le pouvoir politique jouit, quelque soit le niveau territorial considéré, de deux canaux d’expression, confirmant que le caractère politique de la libre administration des collectivités territoriales (Chapitre I.).

De son côté, le champ du pouvoir local est en revanche d’une contenance moindre, même si le développement de la jurisprudence constitutionnelle permet sa densification progressive ; le processus de constitutionnalisation connaît ainsi, à partir de 1982, une nouvelle impulsion. Celle-ci trouve une concrétisation en 2003 : la révision de la Loi fondamentale réalisée cette année-là apporte en effet de nouvelles bases constitutionnelles plus précises quant au contenu du pouvoir local. Elles paraissent alors orienter l’économie décentralisatrice française vers une décentralisation de type politique, même s’il est encore trop tôt pour en apprécier la portée réelle. Cette inscription constitutionnelle vise néanmoins à assurer l’effectivité du pouvoir local, c’est-à-dire à le protéger face à la puissance d’État. En cela, la constitutionnalisation des moyens de protection de la puissance territoriale répond parfaitement aux canons du constitutionnalisme, qui voit dans la Constitution le meilleur moyen de protection des libertés individuelles, à la condition toutefois que la norme constitutionnelle soit protégée par un organe juridictionnel indépendant. La plus grande protection repose alors sur la possibilité pour le sujet de saisir le juge constitutionnel lorsque ses droits sont menacés ou compromis par le pouvoir d’État 1347 . Cette logique vaut également dans le cas des collectivités territoriales : la Constitution les dote de prérogatives qu’elles devraient pouvoir protéger contre l’État central, ainsi que c’est le cas dans les États fédéraux et/ou régionaux. Or, de ce point de vue, la protection constitutionnelle de la puissance territoriale est extrêmement limitée puisque les collectivités territoriales ne peuvent pas saisir le juge constitutionnel. Tant le champ restreint des moyens d’action que la faiblesse des moyens de protection de la puissance territoriale face à la puissance d’État illustrent alors que la décentralisation constitutionnelle française n’est pas une décentralisation politique (Chapitre II.).

Chapitre I. La puissance territoriale, véritable capacité d’être : la libre administration des collectivités territoriales est une liberté politique originaire

Chapitre II. La puissance territoriale, capacité de faire fragile et insuffisamment protégée : la décentralisation constitutionnelle française n’est pas une décentralisation politique

Notes
1345.

Le titulaire d’une liberté ne peut en effet rien se voir imposer dans ce cadre ; la constitutionnalisation de la liberté d’administration ouvre donc un espace (dont la taille est certes indéterminée) réservé à l’action des collectivités territoriales.

1346.

Selon les articles 34 et 72 de la Constitution du 4 octobre 1958.

1347.

FAVOREU (L.), GAÏA (P.), GHEVONTIAN (R.), MÉLIN-SOUCRAMANIEN (F.), PFERSMANN (O.), PINI (J.), ROUX (A.), SCOFFONI (G.), TRÉMEAU (J.), Droit des libertés fondamentales, Paris, Dalloz, « Précis », 2005, 3e éd. (1ère éd. 2000), pp. 142-ss (part. p. 143, § 169).