Si la dimension institutionnelle de la libre administration est valorisée, il en va tout différemment de ses éléments matériels. Malgré la constitutionnalisation récente de leur pouvoir normatif et de leur pouvoir fiscal, les collectivités territoriales ne jouissent guère d’une autonomie de faire. L’inscription dans la Constitution de principes de répartition des compétences ne change rien à cela, puisque le pouvoir constituant dérivé recourt uniquement à des mécanismes formels, jamais à des dispositifs matériels. Il est une explication à ce déséquilibre de la libre administration des collectivités territoriales. Celle-ci a longtemps été considérée, conformément à la conception française de la décentralisation, comme devant uniquement permettre un renforcement de l’expression démocratique du pouvoir, selon la conception des collectivités territoriales – cadres politiques. Elle ne signifiait pas, en revanche, la mise en œuvre autonome par les collectivités territoriales de politiques propres, la liberté reconnue s’épuisant dans la seule désignation des organes locaux 1842 . De ce point de vue, l’approche fonctionnelle des collectivités territoriales continue de prévaloir dans une mesure certaine. La nouvelle rédaction de la Constitution ne modifie pas substantiellement cet équilibre. Il faut donc en conclure que l’originarité de la puissance territoriale, ainsi que son inscription dans le champ politique, ne trouvent pas de traduction équivalente dans la capacité de faire des collectivités territoriales, qui reste largement limitée. La puissance territoriale ne jouit en effet que d’une réserve de puissance extrêmement ténue. L’unité de l’État signifie donc toujours simultanément refus de la décentralisation politique et uniformité de l’action publique, et ce, contre la logique des prémices constitutionnelles.
Les modalités de protection de la puissance territoriale confirment le constat précédent. Alors que les États constitutionnels pratiquant la décentralisation politique ont prévu dans leur Constitution les moyens pour les collectivités territoriales de défendre leurs prérogatives, il n’en est rien en France. Les collectivités infraétatiques ne peuvent ainsi toujours pas saisir le juge constitutionnel. La protection de la puissance territoriale contre le législateur est donc largement hétéronome, puisqu’elle dépend d’une saisine sur laquelle les organes de la puissance territoriale ne peuvent influer. L’État constitutionnel français apparaît ainsi déséquilibré et incomplet alors que l’ouverture d’une telle possibilité en faveur des collectivités territoriales, sans bouleverser l’économie du pouvoir dans l’État, parachèverait, au contraire, le processus de constitutionnalisation débuté en 1946. À défaut, c’est devant le Conseil d’État que les collectivités territoriales tentent de faire valoir leurs droits. Or, le juge administratif, traditionnellement défenseur de l’État, développe une jurisprudence plutôt restrictive et très compréhensive à l’égard des impératifs invoqués par le pouvoir central. Le principe de libre administration ne joue en fait véritablement devant le juge administratif que lorsque sont en conflit deux structures territoriales (collectivités et/ou établissements publics).
Aussi, tant les modalités de protection que la politique jurisprudentielle des deux juridictions suprêmes confirment-elles la difficulté de l’organisation territoriale de la France, pourtant constitutionnalisée, à basculer véritablement dans le champ de la décentralisation politique.
On retrouve ici l’héritage de la conception française de la décentralisation développée depuis HAURIOU, qui repose sur la prédominance du critère électif. Cette conception admise dès l’ère de la décentralisation légale et reproduite sans véritable débat lors du passage à la décentralisation constitutionnelle, conduit ainsi à réduire l’autonomie locale à l’autonomie organique, développant une conception idéaliste dans laquelle la dimension matérielle n’a guère de place.