Conclusion générale

L’évolution des dispositions relatives à l’organisation verticale de l’État conduit à une modification des fondements du pouvoir local. Ils passent ainsi d’une définition légale à un statut constitutionnel, en ce que les dispositions fondatrices ne figurent plus dans la loi ordinaire, mais dans la Loi fondamentale. Cette inscription constitutionnelle ne suscite pas de modification substantielle de son essence ; le pouvoir local continue d’être conçu comme une liberté principalement organique. L’intérêt des législateurs constituant et ordinaire se porte en effet principalement sur le fonctionnement des organes locaux ; la décentralisation (définie dans la loi) d’abord, la liberté d’administration (par essence constitutionnelle) ensuite, renvoient ainsi davantage à une liberté d’être qu’à une capacité de faire des collectivités territoriales. De ce point de vue, la structure du pouvoir local ne change pas malgré son inscription constitutionnelle, puis sa progressive constitutionnalisation : son dualisme est préservé, voire renforcé, par le passage de la loi à la Constitution. Une première dimension renvoie ainsi à la sphère de la démocratie politique. Le pouvoir local, et son support l’élection locale, sont en effet traditionnellement rattachés à la promotion de la démocratie. Les collectivités territoriales font alors figure de cadres politiques, sans que le lien établi entre elles et le pouvoir démocratique soit véritablement précisé, notamment sous l’empire de la décentralisation légale. De son côté, la seconde dimension renvoie à une conception fonctionnelle des collectivités territoriales ; il s’agit alors de la mise en œuvre du pouvoir local, c’est-à-dire de la faculté de faire admise en faveur des structures territoriales. Celle-ci s’avère, malgré sa constitutionnalisation croissante, fortement tempérée, la puissance d’État cantonnant largement la puissance territoriale à un rôle second. Les nouveaux équilibres, nés de la constitutionnalisation des collectivités territoriales, ne permettent donc toujours pas l’affirmation d’une décentralisation de type politique en France.

La dualité structurale de la notion de pouvoir local soulève plusieurs interrogations : il semble en effet y avoir un décalage marqué entre l’importance accordée aux collectivités territoriales en tant que cadres de la démocratie politique et la faiblesse qui les caractérise dès qu’il s’agit de définir positivement (c’est-à-dire en termes d’attributions) les conséquences de leur liberté. Ce constat n’est pas altéré par le processus de constitutionnalisation initié depuis 1946. Il paraît au contraire consolidé : l’inscription constitutionnelle des collectivités territoriales les renforce dans leur rôle démocratique, provoquant de ce fait une modification de la définition juridique du pouvoir local. La constitutionnalisation n’a, en revanche, jusqu’à présent qu’une portée très limitée sur la capacité de faire des collectivités territoriales. Elle ne fait de la puissance territoriale qu’une fragile réserve de pouvoir au bénéfice des institutions territoriales. L’organisation verticale du pouvoir dans l’État français reste en cela incomplète.

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La première reconnaissance juridique du pouvoir local, dans l’ère moderne, constitue une réponse du législateur révolutionnaire à ce qu’il considère comme un impératif métajuridique : il existe des données sociologiques naturelles qu’il lui faut prendre en compte dans l’organisation territoriale du Royaume. Le pouvoir local est, dans cette optique, généré directement et exclusivement par la communauté locale. Emprunte d’institutionnalisme, cette conception admet une originarité sociologique du pouvoir local, sans que celle-ci trouve aucune consécration en droit puisque le législateur jouit de l’intégralité du pouvoir dans l’État. Le pouvoir local fait alors figure de pouvoir naturel toléré ; sa reconnaissance ne crée aucune garantie pour les collectivités territoriales quant à son effectivité.

De ce point de vue, l’inscription constitutionnelle des dispositions relatives aux collectivités territoriales marque une rupture. Le Constituant, dépassant les particularismes locaux, adopte en effet une conception holiste des collectivités territoriales, comme cadres démocratiques. Il développe alors une réflexion en termes étatiques et structurels. La consécration juridique de l’intégration des collectivités territoriales à la démocratie doit permettre une meilleure expression de la souveraineté du peuple. Le Constituant développe ici une conception globale de la démocratie politique, reposant sur l’idée que ce régime ne s’articule pas uniquement horizontalement mais également verticalement. Dans ce cadre, le pouvoir local devient une expression territoriale du pouvoir souverain dans l’État, sous la forme d’une liberté organique admise au bénéfice des collectivités territoriales. Ce rattachement du pouvoir local à la sphère démocratique conduit à ce qu’il acquiert de jure un caractère originaire. La constitutionnalisation protège de plus la liberté locale contre la puissance d’État, faisant de cette nouvelle modalité d’expression du pouvoir une véritable puissance (territoriale). L’économie institutionnelle initiée en 1946 est largement reproduite dans la Constitution du 4 octobre 1958 ; ce qui fait de cette dualité des modalités d’expression du pouvoir dans l’État une donnée constante du constitutionnalisme français contemporain.

La constitutionnalisation des collectivités territoriales conduit ainsi à juridiciser l’organisation verticale du pouvoir. Alors que dans le cadre de la décentralisation légale, les deux niveaux (territorial et étatique) sont pensés de façon différenciée et hiérarchisée, la décentralisation constitutionnelle établit de jure leur rattachement et, ce faisant, leur identité. Le pouvoir local, compris comme une puissance territoriale, est alors lié non seulement à l’exercice de la souveraineté du peuple, mais également à celui de la souveraineté nationale. Il est donc un pouvoir politique : les collectivités territoriales s’affirment ainsi comme un « Quatrième organe » politique, l’organisation verticale du pouvoir complétant la classique séparation horizontale. Le procès de constitutionnalisation aboutit ainsi à admettre la dualité de l’expression du pouvoir dans l’État ; ce qui n’est en rien contraire à l’unité de la souveraineté, ni à son indivisibilité. Ces deux caractéristiques sont préservées en amont dans l’unité constitutionnelle, seule l’expression étant plurielle. De ce point de vue, des innovations comme l’expérimentation législative locale prennent une dimension plus juste. Loin de constituer des atteintes « intolérables » à la souveraineté, elles s’inscrivent plutôt dans la logique générale de l’édifice constitutionnel républicain contemporain. L’unité est préservée à la source, cependant que l’expression (normative, y compris législative) peut être différenciée, sans aucune altération du caractère unitaire de la République.

Envisager l’impact de la constitutionnalisation des dispositions relatives aux collectivités territoriales aboutit ainsi à admettre que les fondements de la décentralisation constitutionnelle française la rapprochent d’une forme politique de décentralisation (comprise au sens classique). De ce point de vue, la constitutionnalisation de l’expression verticale du pouvoir a les mêmes conséquences dans l’ensemble des États, unitaires et/ou composés. Elle est l’élément commun qui permet de soutenir que la différence entre un État unitaire et un État fédéral n’est pas une différence de nature, mais simplement de degré. Il faut alors préciser que cette différence de degré s’entend comme la différence du niveau (ou degré) de précision des dispositions constitutionnalisées. Le triomphe du constitutionnalisme conduit ainsi à une homogénéisation de l’organisation des États, reposant sur l’importance de la norme constitutionnelle pour se saisir de l’ensemble des questions organisationnelles. Les différences proviennent alors du fait que les États tirent plus ou moins les conséquences de l’inscription constitutionnelle du pouvoir territorialisé ; ce n’est d’ailleurs qu’en mesurant l’ampleur de l’autonomie accordée aux institutions territoriales que l’on prend la pleine mesure de la réalité politique de la décentralisation.

L’organisation verticale de la République française est, à cette aune, encore incomplète : si la Constitution fonde les canaux d’expression du pouvoir dans l’État, c’est au législateur qu’il appartient de les mettre en œuvre, c’est-à-dire d’en assurer la traduction concrète. Les collectivités territoriales en sont donc largement écartées, la Constitution ne servant guère de fondement direct à leur action. Or, dans le cadre de sa compétence, le législateur développe une conception fonctionnelle de ces collectivités, qu’il utilise pour gérer le territoire de l’État. Ce point est vérifié aussi bien sous le régime de la décentralisation légale que sous celui de la décentralisation constitutionnelle. Dans ce dernier cas, la constitutionnalisation de la libre administration lui impose néanmoins de respecter la réserve de puissance reconnue en faveur des structures territoriales. L’inscription constitutionnelle d’une liberté équivaut en effet à admettre une réserve d’action en faveur de son bénéficiaire. Ceci correspond alors à la reconnaissance d’une réserve de puissance (entendu au sens de pouvoir latent non transformé en actes) en faveur des collectivités territoriales, qui s’impose à la puissance d’État, suite à son inscription constitutionnelle. La liberté d’administration équivaut ainsi à l’acceptation d’une certaine différenciation du pouvoir ; elle est, dans notre cas, une base autonomique qui donne sens et portée au diptyque puissance d’État/puissance territoriale. En cela, admettre qu’il existe une liberté locale d’administration revient à reconnaître l’existence d’une autonomie locale, reposant sur la pluralité d’expression du pouvoir souverain dans l’État, c’est-à-dire à admettre que les collectivités territoriales jouissent de marges d’action effectives pour concrétiser le pouvoir latent que la Constitution leur reconnaît.

Selon la dimension organique privilégiée dès l’origine, il apparaît rétrospectivement que la libre administration des collectivités territoriales est principalement une liberté d’être. En la concevant essentiellement comme la libre possibilité de désigner les organes de la collectivité, le Constituant, puis le Conseil constitutionnel, en protègent avant tout la dimension organique, comme l’illustre la politique jurisprudentielle en matière de règlement intérieur des assemblées locales ou celle relative aux modes de scrutin. En cela, les collectivités territoriales se trouvent confirmées en tant que cadres démocratiques tandis que la réserve de puissance est limitée d’autant : elle paraît s’épuiser dans l’élection des organes locaux. En ce sens, la faculté de faire est beaucoup plus timorée ; inexistante à l’origine dans le corps de la Constitution, elle trouve progressivement un contenu dans la jurisprudence constitutionnelle sans que le juge lui donne d’autre définition que négativement. Il censure ainsi les atteintes à ce principe sans jamais préciser de manière positive ce qu’implique sa position pour le contenu de la libre administration des collectivités territoriales. Si la révision constitutionnelle de mars 2003 est venue densifier cette notion, en détaillant certaines composantes de la libre administration dans le corps même de la Constitution et que cela confère un contenu positif à la puissance territoriale, les interrogations quant aux effets pratiques de ces novations restent nombreuses. D’autant plus que le Conseil constitutionnel paraît en adopter une conception stricte, loin de favoriser l’élargissement de l’autonomie d’action des collectivités territoriales françaises.

L’impression de fragilité de la puissance territoriale est, par ailleurs, renforcée par le fait que les collectivités territoriales ne peuvent qu’imparfaitement défendre leurs prérogatives contre le législateur. Il leur est en effet impossible de saisir le Conseil constitutionnel. Or, l’achèvement de la décentralisation constitutionnelle passe nécessairement par la saisine du tribunal constitutionnel par les composantes territoriales de l’État. Dès lors que la Constitution ouvre des droits en faveur des collectivités territoriales, il apparaît en effet logique qu’elles puissent les défendre. Mieux, ces normes ne prennent toute leur portée que si elles peuvent être défendues par leurs bénéficiaires, ainsi que le révèle la différence de postérité du principe de libre administration dans les Constitutions de 1946 et 1958. Le Conseil constitutionnel est ainsi un acteur essentiel du processus de constitutionnalisation du droit des collectivités territoriales, en ce que sa jurisprudence précise le principe de libre administration des collectivités territoriales, face à la puissance d’État. Même si l’on peut regretter qu’il n’aille parfois pas suffisamment loin, il faut tout de même reconnaître le rôle central que le juge de la rue Montpensier a joué dans l’affirmation de la puissance territoriale. Ce qui rend d’ailleurs d’autant plus regrettable l’impossibilité des collectivités territoriales de le saisir quand est en jeu un élément de leur liberté.

L’impossibilité se saisir le juge constitutionnel pour les collectivités territoriales apparaît de ce point de vue comme un reliquat de l’ère de la décentralisation légale, à l’époque où la puissance d’État était absolue sur son territoire. Mais dès lors que l’on accepte, via l’organisation constitutionnelle de l’expression verticale du pouvoir, l’existence de prérogatives propres aux collectivités territoriales (et donc, le caractère relatif de la puissance d’État), il faut admettre dans le même mouvement que les collectivités territoriales puissent défendre leurs attributions. Conformément à l’organisation des États composés (dont la particularité par rapport aux États unitaires stricto sensu est bien l’inscription constitutionnelle de l’organisation verticale du pouvoir), la constitutionnalisation de la décentralisation dans un État unitaire paraît nécessairement impliquer l’ouverture de la saisine du juge constitutionnel aux composantes territoriales.

Axiome de base du constitutionnalisme, une telle réforme doit donc être envisagée ; déjà réalisée par d’autres États, elle parachèverait doublement l’édifice démocratique, en faisant du Conseil constitutionnel une véritable juridiction constitutionnelle et en donnant à l’organisation verticale du pouvoir toute sa dimension, puisqu’elle favoriserait plus particulièrement la constitutionnalisation du droit des collectivités territoriales. L’adoption de cette réforme permettrait d’ailleurs que la démocratie globale, imaginée aux sortirs de la Guerre par des hommes qui avaient souffert de sa perte, devienne enfin réalité. À défaut, la puissance territoriale continuera de souffrir d’une infirmité par rapport à la puissance d’État, en restant une réserve de puissance, dont l’actualisation est trop rare pour qu’elle soit efficace, non seulement démocratiquement mais également en termes d’action publique.

À l’heure où les polémiques relatives aux rapports entre l’État et les collectivités territoriales enflent, il serait bon que leurs querelles trouvent une sanction devant le juge plutôt que dans les médias. La réponse à la crise de la démocratie politique, d’ailleurs à l’origine de la relance du procès décentralisateur, passe aussi par là.

Villeurbanne, Parc du Centre, le 20 avril 2006