Chapitre 1 :
COMPOSITION ET COORDINATION

1.1. DÉFINITION DU MOT COMPOSÉ

1.1.1. Problèmes de définition

L’étude des mots composés est un domaine de recherche qui ne cesse de susciter une abondante littérature, probablement parce que les descriptions et les analyses présentées ne sont jamais totalement satisfaisantes, du fait de la grande complexité du phénomène. La littérature spécialisée est souvent jalonnée de mises en garde quant aux difficultés qui attendent le linguiste, tels ce constat de Bauer (1978:54) — “[...] despite a plethora of definitions of the compound, there is no really satisfactory definition with which to work.” — ou cet avertissement de Plag (2003:132) — “I must forewarn readers seeking clear answers to their questions that compounding is a field of study where intricate problems abound, numerous issues remain unresolved, and convincing solutions are generally not so easy to find.” Pour entamer la discussion, une définition minimale sera cependant formulée ex abrupto :

‘(1) On appelle mot composé toute nouvelle unité lexicale formée par assemblage de deux unités lexicales.’

Le procédé est récursif, et un composé peut donc contenir plus de deux unités. Dans ce cas, il appartient le plus souvent à une terminologie. Les composés lexicaux de l’anglais sont attetés jusqu’au stade pentalexémique : on peut citer à titre illustratif fore topmast staysail (fr.petit foc) en terminologie navale 4 et white-bellied blue flycatcher (Cyornis pallipes, fr. gobemouche à ventre blanc) en ornithologie.

La définition (1) donne matière à discussion, tant par rapport aux termes qu’elle inclut que par rapport à ceux qui en sont absents. L’approche adoptée dans ce travail est lexicologique, ce qui me conduit à restreindre le champ d’étude aux composés lexicaux 5 . Cette option n’est en général pas partagée par les morphologues : Mel’čuk (1997:87-88) considère ainsi que les “vrais” composés sont synchroniques, c’est-à-dire formés librement en discours, et qu’ils n’ont pas à être répertoriés par les lexicographes. Le flottement est cependant très grand, car Bassac, morphologue lui aussi, affirme au contraire qu’ “un composé [est] par définition une unité lexicale” (2004:85). La définition (1) est minimale, car elle omet sciemment des éléments définitionnels qui apparaissent parfois dans la littérature pour limiter ou, au contraire, élargir l’extension de la classe des mots composés. Ainsi, Arnaud (2004b:341) parle d’assemblage d’unités lexicales autonomes de classe ouverte, ce qui exclut les assemblages contenant une seule unité de classe ouverte, tels les verbes à particule (ex. : come about, give up), ou ceux qui comprennent au moins une unité non autonome, comme cardioaccelerator (< cardio- + accelerator), computerphobe (< computer + -phobe) et Anglophile (< Anglo- + -phile). À l’opposé, Corbin (1992:28), suivie par Paillard (2000:45), élargit la définition (1) afin d’intégrer les unités non autonomes 6 , arguant du fait que celles-ci sont des éléments lexicaux au sens fort du terme : elles ont un contenu dénotationnel équivalent à celui d’une unité autonome, comme le montre la relation synonymique de paires comme aerophone / wind instrument, fungicide / fungus killer, myocyte / muscle cell, nephrolith / kidney stone et toponym / place name.

Bauer (2001:704-705) souligne que deux sens du terme mot composé coexistent dans la littérature spécialisée, l’un que l’on appellera strict, car il limite l’extension de la classe aux seuls assemblages de deux unités de classe ouverte, et l’autre, que l’on appellera étendu. Cette dernière position, minoritaire, est adoptée par Tournier (1985:113-116) pour l’anglais, et par Gross (1996) et Mathieu-Colas (1996) pour le français. Dans ce cas, c’est le critère de l’unité du point de vue de la classe de mots qui est déterminant. La définition du mot composé est ainsi assouplie : une ou plusieurs unités de classe fermée peuvent être intercalées entre les unités de classe ouverte (ex. : brother-in-law, man of the cloth) ; sont aussi incluses les unités lexicales de type prédicatif, comme forget-me-not, roll-your-own, pick-me-up et wait-a-bit, et de type propositionnel, comme devil-may-care, love-lies-bleeding (A maranthus caudatus, fr.amarante queue de renard) et Jack-go-to-bed-at-noon(Tragopogon pratensis, fr. barbe-de-bouc). Des positions intermédiaires existent : Adams (2001:80) intègre les constructions N’s N (ex. : potter’s wheel, shepherd’s pie) ; Arnaud (2002:17) inclut aussi les structures N of N (ex. : bird of prey, power of attorney), voire l’ensemble des structures N préposition N (2004b:342, 344). Ce parti-pris s’appuie notamment sur le fait que “ces éléments intermédiaires ont un sens très peu dénotationnel, et qu’ils correspondent dans d’autres langues à des morphèmes flexionnels, moins probléma-tiques par rapport à la définition” (Arnaud 2004a:331-332) 7 . En anglais, on notera que le morphème génitival ’s retrouve parfois une graphie flexionnelle prototypique, c’est-à-dire soudée, une fois qu’il est intégré au sein d’un composé lexical (ex. : beeswax, bridesmaid, foolscap, townspeople) 8 . Il existe aussi de nombreuses paires synonymiques N.N 9 NsN / N’s N (ex. : boatman / boatsman, Down syndrome / Down’s syndrome, hairbreadth / hairsbreadth, camelhair / camel’s hair) et N.NN of N (ex. : straw manman of straw, game theory / theory of games, honor roll / roll of honour, Fleet Admiral / Admiral of the Fleet), ce qui montre que ce sont souvent les aléas de la lexicalisation qui font qu’un élément de classe fermée apparaît ou non à l’intérieur d’une unité lexicale polylexémique. Le fait que la flexion externe du pluriel soit parfois normalisée constitue un autre argument en faveur de l’intégration de certaines unités lexicales contenant un ou plusieurs éléments intermédiaires de classe fermée : les pluriels bed and breakfasts, jack-in-the-boxes, stick-in-the-muds sont répertoriés dans l’Encarta World English Dictionary (= EWED), comme seule forme dans le premier exemple, comme variantes pour les deux autres substantifs. Carstairs-McCarthy (2002:67) considère que ces unités ont un statut intermédiaire entre composé et syntagme lexicalisé, car elles forment un bloc équivalent à un mot et ont pourtant une structure interne de type syntagmatique ; il les nomme phrasal words.

Pour dépasser ces divergences, une approche prototypiste de la catégorisation semble recommandée : les composés formés à partir de deux unités lexicales autonomes de classe ouverte sont alors considérés comme des membres prototypiques de la catégorie, les composés contenant une unité autonome intermédiaire de classe fermée et ceux faisant appel à au moins un quasi-lexème comme des membres plus ou moins centraux de la catégorie, et les composés comprenant une seule unité autonome de classe ouverte — c’est le cas de certaines réduplications rimées (ex. : easy-peasy, even-steven, handy-dandy, razzle-dazzle) et apophoniques (ex. : chitchat, dilly-dally, ticky-tacky, tittle-tattle), ainsi que des constructions diachroniquement compositionnelles dont un des éléments n’est pas un lexème en synchronie (ex. : mermaid < m. angl. mere “mer, lac” + maid, werewolf < v. angl. were “homme” + wulf “loup”) — comme des membres périphériques de la catégorie. Les constructions échoïques — dont aucun des formants n’a le statut de lexème, soit parce que l’étymologie est inconnue (ex. : helter-skelter), soit parce qu’elle est totalement irrécupérable (ex. : namby-pamby 10 ) etles emprunts anglicisés par déformation du signifiant (ex. : sparrowgrass < lat.asparagus, crayfish < a. fr.crevice) sont, eux, des pseudo-composés qui peuvent être exclus de la catégorie.

Notes
4.

 Cet exemple est emprunté à Arnaud (2004b:344).

5.

 Pour une définition du concept de lexicalité, voir infra, 1.1.3.

6.

 Paillard (2000:48) utilise aussi le terme très parlant de quasi-lexème pour désigner les éléments d’origine gréco-latine comme cardio- et -phobe.

7.

 Voir aussi Nicoladis (2002), qui tente de démontrer expérimentalement que les prépositions à et de du français ont un statut intermédiaire entre préposition et élément de liaison (angl. linking element) dans les suites N à N et N de N.

8.

 Dans les langues romanes, il arrive de même que l’élement de classe fermée en position inter-médiaire soit intégré et opacifié (ex. : fr.chandail < (mar)chand d’ail, gendarme < gens d’armes ; it.pomodoro < pomo d’oro, capodanno < capo d’anno).

9.

 Le point entre les deux composants est une notation symbolique permettant de représenter sans distinction la graphie continue NN, la graphie reliée N-N, et la graphie discontinue N N.

10.

 Namby-pamby est formé par réduplication totale inexacte à droite d’une déformation hypoco-ristique du prénom Ambrose. Ce mot est à l’origine un surnom moqueur donné à Ambrose Philips, un poète anglais du dix-huitième siècle.