1.1.2. La composition entre morphologie et syntaxe

La composition est souvent apparentée à la syntaxe, car un composé peut être analysé en termes syntaxiques, via une paraphrase qui permet d’attribuer une fonction à chacun des composants :

‘- ball boy (objet — sujet) = “a boy who retrieves balls”
barn owl (circonstant — sujet) = “an owl that nests in barns”
breakwater (verbe — objet) = “a barrier that breaks the (waves of) water”
pan-fry (circonstant — verbe) = “to fry in a pan”
shadow-box (objet — verbe) = “to box with a shadow”’

Ce recours à une paraphrase met cependant en valeur une caractéristique typique de l’assemblage qui n’a rien de syntaxique, à savoir une condensation sémantique, obtenue précisément en laissant dans l’implicite la relation entre les deux éléments. Cette condensation est souvent relativement forte, comme le montrent les gloses définition-nelles suivantes :

‘- pen computer : “a computer for which commands and data are input with a pen”
cupcake : “a cake that was baked in a container shaped like a cup”’

La distinction entre suites N.N syntaxiques et suites N.N morphologiques s’avère donc une tâche ardue. Quatre points de vue se font face dans la littérature spécialisée. Certains linguistes considèrent que cette distinction n’a pas lieu d’être, les uns parce qu’ils estiment que ces suites sont toutes d’origine syntaxique (Liberman & Sproat 1992:169-175), les autres parce qu’à l’inverse ils jugent qu’elles sont toutes d’origine morphologique (Olsen 2000b). D’autres tentent de distinguer une classe de construc-tions N.N syntaxiques et une autre de constructions N.N morphologiques : c’est par exemple la démarche de Giegerich (2004), qui cite steel bridge comme prototype des premières et watchmaker comme prototype des secondes. Le quatrième point de vue est développé par Bauer (1998), lequel considère que la tâche assignée est impossible, car aucun critère ne permet de tracer une frontière nette entre les deux classes. Le critère de non-compositionnalité sémantique est écarté, car cette caractéristique renvoie au statut d’unité lexicale, et non au mode de construction de la structure. Le critère ortho-graphique n’est pas non plus opérant, car il est notoire qu’en anglais de nombreuses structures binominales s’écrivent indifféremment NN, N-N ou N N ; le Random House Unabridged Dictionary (= RHUD) répertorie par exemple les trois orthographes bullmastiff, bull-mastiff et bull mastiff. Le critère accentuel, qui veut que les suites de type apple cake soient des objets morphologiques, parce que l’accent primaire tombe sur l’élément gauche, et que les suites de type apple pie soient des constructions syntaxiques, parce que l’accent tombe, à l’opposé, sur l’élément droit, est fréquemment mis en avant, suivant une tradition qui remonte au moins à Bloomfield (1933:228), mais son utilisation est discutable pour plusieurs raisons. Il convient d’abord de souligner que le schéma accentuel d’une suite N.N n’est pas toujours stable. Matthews (1991:98) note ainsi que, bien que locuteur natif, il ne saurait dire si par exemple les suites milk shake et teddy bear sont gauches ou droites 11 . Bauer (1983b) confirme que les réponses de plusieurs informateurs-experts, et même celles d’un seul informateur-expert interrogé à plusieurs jours de distance, sont loin d'être toujours concordantes, et il relève parallèlement de nombreux désaccords entre dictionnaires (1998:70) 12 . Des variations diatopiques sont aussi répertoriées : l’English Pronouncing Dictionary, seizième édition (= EPD16) indique que de nombreux composés, comme crepe paper, market research, peanut butter, season ticket, stage-manager ou water chesnut, sont droits en anglais britannique, mais gauches en anglais américain. Il est, en conclusion, difficilement soutenable qu’une même suite puisse être tantôt syntaxique, tantôt morphologique, la seule variable étant le locuteur qui est interrogé. Par ailleurs, aucun critère sémantique ou syntaxique ne vient appuyer cette opposition accentuelle. Au contraire, on trouve des structures quasi-identiques qui ne divergent que par leur schéma accentuel : Market Street par exemple est gauche, alors que Market Avenue est droit 13 . Comme le souligne Spencer (2003:331-332), les structures N’s N, qui sont construites syntaxiquement, sont le plus souvent accentuées à droite, mais elles sont aussi parfois gauches (ex. : bull’s eye, crow’s-foot, donkey’s years, men’s room, Parkinson’s disease, et aussi Adam’s apple, athlete’s foot et Jew’s harp en anglais américain), ce qui confirme le fait que le schéma accentuel ne peut servir à opposer de manière rigoureuse constructions syntaxiques et morphologiques. Un autre critère, syntaxique celui-là, est le fait que le composant-modificateur d’un composé, c’est-à-dire le composant gauche en anglais, n’est pas accessible en discours et n’est donc pas susceptible de modification. Cette affirmation ne peut cependant pas être érigée en règle absolue, car il arrive qu’elle soit contredite, comme dans les phrases suivantes, relevées dans Google Book Search et FindArticles 14 / 15 :

‘“Deighton Bell, new and second-hand bookseller with well-established connections in German academic publishing, was also an educational publisher of national importance [...].”, A History of Cambridge University Press — Volume 3, New Worlds for Learning, 1873-1972, de David McKitterick, 2004, Cambridge University Press, p. 31.’ ‘“[The Mikhail Lermontov is] said to be the world’s biggest diveable cruise shipwreck .”, New Zealand, 2004, Lonely Planet Publications, p. 420.’ ‘“Mark was an enthusiastic tropical birdwatcher who represented a Des Moines apiary supply house.”, Dev Strischek, The RMA Journal, octobre 2004.’

Bauer (1998) conclut sa démonstration en soulignant qu’aucun critère pris isolément ne permet de distinguer les suites N.N d’origine morphologique de celles d’origine syntaxique, et que des corrélations rigoureuses entre critères ne peuvent être avancées. Il ajoute qu’une approche prototypiste n’est pas une solution satisfaisante, car il semble impossible de trouver des suites répondant de manière indubitable à l’ensemble des sept critères qu’il énonce, et plus généralement parce que cette approche ne permet pas d’avoir un avis tranché sur une majorité de cas individuels.

Notes
11.

 Ce phénomène n’est pas propre à l’anglais : ten Hacken (1994:34) fait la même remarque sur le néerlandais.

12.

 Voir aussi infra, Ch. 6, pour une mesure des variations entre dictionnaires, et Plag (à paraître) pour une confirmation expérimentale de ce constat.

13.

 La place de l’accent primaire semble être ici conditionnée lexicalement : toutes les suites N.N contenant street en position droite sont accentuées à gauche ; toutes celles qui contiennent avenue sont accentuées à droite. Pour une discussion, voir Spencer (2003) et Plag (à paraître).

14.

 Le support écrit et la publication commerciale sont deux filtres qui empêchent de considérer ces exemples comme des scories du discours.

15.

 L’orthographe de ces assemblages occasionnels peut sembler illogique, mais les auteurs sont prisonniers de la graphie répertoriée de l’élément droit, qui est continue. Ces constructions cons-tituent donc une forme singulière d’hypallage.