1.2. ASPECTS SÉMANTIQUES DE LA COMPOSITION

1.2.1. De la non-compositionnalité des composés lexicaux

Une connaissance du sens des composants X et Y ne suffit pas à déterminer en totalité le sens d’un composé lexical X.Y. Cruse (2004:77) précise que seul le squelette sémantique (angl. semantic skeleton) 27 du composé est donné. Bauer (à paraître a) précise que l’interprétation du sens d’un composé inconnu a pour seules limites trois contraintes cognitives d’ordre général : la relation entre composants est nécessairement non privative 28 , non modale et inhérente. Un composé comme picture book ne peut par exemple signifier “a book without pictures”, “a book which may contain pictures” ou “a book which contains pictures just today”.Il est par ailleurs nécessaire de bien distinguer les deux notions qui se cachent sous le terme bisémique transparent. Si l’on se place dans une perspective onomasiologique, on peut affirmer que de nombreux composés sont transparents1, c’est-à-dire sémantiquement motivés ; mais dans le même temps, d’un point de vue sémasiologique, ces mêmes composés ne sont pas totalement transparents2, c’est-à-dire pas totalement prévisibles sémantiquement. M’inspirant d’une formule de Libben (2005:11), je propose donc de parler de transparence rétrospective pour caractériser les composés comme blueberry, dont le sens global est motivé, mais pas entièrement prévisible à partir de ses éléments constitutifs (A blueberry is a blue berry, but not any blue berry is a blueberry.). C’est le propre des composés, peut-être leur caractéristique la plus saillante, que de pouvoir condenser une importante quantité d’informations grâce à la non-verbalisation de la relation sémantique entre les éléments de l’assemblage. Les exemples de composés pas du tout prévisibles, mais tout à fait motivés, ne manquent pas : on peut citer goat moth (“A large pale-gray European moth with wood-boring larvae that give off an odor like that of goats.” EWED) ou bag lady (“A homeless woman, especially one in a big city, who carries her possessions with her, as in a shopping bag.” AHD4 29 ), et aussi bulldog, car ce substantif est pris à tort pour un composé analogique jusque dans la littérature linguistique (Jackendoff 1975:655-656, Kavka 2003:23), alors que c’est en fait un composé relationnel 30 , la race de chiens dénotée ayant été jusqu’au dix-neuvième siècle particulièrement prisée dans les combats contre des taureaux (angl. bullbaiting). La condensation est parfois si forte que le composé a pour toile de fond un ou plusieurs scénarios (angl. frames). C’est le cas par exemple de l’adjectif coyote-ugly 31 , qui signifie “extrêmement laid(e)”, et se glose — de manière totalement imprévisible — de la façon suivante : “X is so ugly that Y would react as a coyote in front of X.” Cette paraphrase est cependant insuffisante pour que la génèse de la dénomination fasse sens, et il est donc nécessaire d’expliciter les deux scénarios mis en parallèle : le coyote est un animal apparemment connu pour sa capacité à ronger jusqu’à l’os sa patte prise au piège afin de se libérer ; et est assimilé à ce coyote l’homme qui, dégrisé, s’aperçoit qu’il vient de passer la nuit avec un laideron.

La non-compositionnalité d’un composé lexical ne s’inscrit pas dans une problématique du tout ou rien ; elle est à mesurer sur une échelle comptant plusieurs degrés. L’exercice classificatoire est complexe, les frontières entre catégories n’étant pas totalement hermétiques. Je propose ici une division quintipartite, en prenant soin de donner pour chaque degré une définition opérationnelle :

‘- premier degré de non-compositionnalité : l’interprétation des composants est littérale ; seule la relation sémantique entre les composants n’est pas totalement prévisible, plusieurs lectures étant envisageables à partir d’un même composant-tête (ex. : tablecloth = cloth for covering a table (≠ dishcloth = cloth for washing dishes / cloth for drying dishes) ; sleeping pill = pill to induce sleep (≠ pain pill = pill to relieve pain).’ ‘- deuxième degré de non-compositionnalité : l’interprétation des composants est littérale ; le lien sémantique entre composants est imprévisible, et il y a de plus ajout d’une composante imprévisible 32 (ex. : nest egg = egg placed in a nest to induce a bird to continue to lay eggs in that place ; kitchen paper = absorbent paper used in the kitchen).’ ‘- troisième degré de non-compositionnalité : l’interprétation du composant-tête n’est pas réellement littérale. Le denotatum du composé X.Y désigne un élément périphérique de la classe des Y, et le test d’hyponymie (“An X.Y is a Y.”) donne par conséquent des résultats douteux (ex. : lighthouse = tall structure topped by a light used as a beacon or signal to aid marine navigation (AHD4) ; beanbag chair = a large free-form pillow or cushion filled with bean-like material, like poly-styrene (WNMDE 33 )).’ ‘- quatrième degré de non-compositionnalité : l’interprétation du composé est figurée, de type métonymique et/ou métaphorique. L’opacité repose sur une double imprévisibilité. Il y a d’abord imprévisibilité du trope — rien ne permet par exemple de deviner hors-discours que gumshoe peut désigner autre chose qu’une chaussure —, et aussi celle de la catégorie sémantique à laquelle le denotatum du composé appartient : ce peut être une personne (ex. : redneck, gumshoe, wet blanket), un animal (ex. : bluebill, squaretail), une plante (ex. : shaggymane), un artefact (ex. : paperback, scarecrow, cloverleaf) ou un état (ex. : hot potato). Certains composés métonymiques sont à cet égard exemplaires : on peut citer picklock en anglais (personne / artefact), porte-glaive en français (personne / animal / artefact), ainsi que le binôme franco-anglais coupe-gorge (lieu) / cutthroat (personne) et son homologue franco-portugaisfait-tout (artefact) / faz-tudo (personne). Certains composés sont par ailleurs le siège d’une double métasémie : egghead est doublement métonymique (par métonymie de type pars pro toto, egghead désigne “a person with an egg head”, et par métonymie de type “concret  abstrait”, un trait physique, [BALD], est sélectionné pour dénoter un trait psychologique, [INTELLECTUAL]) ; penny-farthing résulte d’une métaphore fondée sur une analogie de forme et de taille opérant en parallèle sur chacun des composants (large wheelpenny ; small wheelfarthing), puis d’une métonymie globale du fait de la disparition du nom-tête présent au niveau conceptuel (penny-farthing = “penny-farthing bicycle) 34 .’ ‘- cinquième degré de non-compositionnalité : l’interprétation du sens des compo-sants est impossible. Ceci peut être dû à un changement du signifié en diachronie (ex. : blackmail 35 ), à une métaphore perdue (ex. : red herring 36 ) ou à une origine totalement inconnue (ex. : duck soup).’

Cette échelle de non-compositionnalité ne couvre pas de manière exhaustive la variété des phénomènes d’opacification rencontrés. Elle ne prend en compte que la non-compositionnalité du composant-tête, ou celle du composé dans son ensemble, alors que le composant-modificateur peut, lui aussi, être soit partiellement, soit totalement opacifié. Dans banana republic, soccer mom et soup kitchen, le composant gauche n’est pas à interpréter littéralement ; c’est un membre prototypique de la classe dénotée : export commodity pour banana, leisure activities pour soccer, food pour soup. Dans les hypallages lexicalisées comme white wedding et foreign office, la non-compositionnalité est plus forte, car le substantif implicite à partir duquel le sens du composé se construit est difficilement récupérable (white wedding = “white-dress bride wedding”, foreign office = “foreign affairs office”) 37 . L’opacité du composant gauche peut même être totale, quand l’étymologie du composé est inconnue (ex. : kangaroo court), ou quand le signifiant a été déformé en diachronie (ex. : sand-blind < v. angl. samblind, “semi-aveugle”). Par ailleurs, il convient de distinguer trois types de composés métasémiques : ceux pour lesquels le trope s’applique à l’ensemble du composé (ex. : cloverleaf = “a highway interchange shaped like a leaf of the clover plant”), ceux où il s’applique au seul composant-tête (ex. : gravy boat = “a boat-shaped dish for serving gravy”), et ceux où il s’applique au seul composant-modificateur (ex. : lollipop lady = “a lady holding a stop sign shaped like a lollipop” 38 ). Pour finir, on notera qu’un même composé peut être lexicalisé à des degrés de non-compositionnalité différents :

‘- gold digger a une acception de degré 1 (“One who digs for gold.” MWOD) et une autre de degré 4 (“A woman who seeks money and expensive gifts from men.” AHD4)’ ‘- nest egg a une acception de degré 2 (“An artificial or natural egg placed in a nest to induce a bird to continue to lay eggs in that place.” AHD4) et une autre de degré 4 (“A sum of money put by as a reserve.” AHD4)’ ‘- snake oil a une acception de degré 3 (“Any worthless liquid preparation sold as a medicine, especially in the past by traveling peddlers.” EWED) et une autre de degré 4 (“Something said or written with the intention of deceiving, pacifying, or persuading others.” EWED).’

L’analyse de la non-compositionnalité sémantique des composés conduit aussi à s’interroger sur le rapport qu’entretiennent les concepts MOT COMPOSÉ et IDIOTISME (angl. idiom). Un composé lexical n’étant pas par définition totalement compositionnel (au moins au sens du degré 1 de non-compositionnalité mentionné supra), il est aussi au moins partiellement idiomatique 39 , et la question est de savoir à partir de quel degré d’idiomaticité on a affaire à un idiotisme. Un passage en revue de la littérature sur le sujet montre que le choix est totalement arbitraire : pour Fernando (1996:41) et Cruse (2004:75), le degré 1 de non-compositionnalité est suffisant pour intégrer un composé à la classe des idiotismes ; pour Kavka (2002:124-125), c’est le degré 2 ; pour Munat (2003:33-34), les composés de degré 3 sont des quasi-idiotismes 40 et ceux de degré 4 et 5 des idiotismes à part entière ; pour Grant et Bauer (2004:52), le terme idiom doit être réservé aux composés de degré 5. Moon (1998:2-3, 87-89), quant à elle, semble adopter une position radicale, car elle exclut explicitement les mots composés de la classe des FEI (= fixed expressions and idioms), citant civil servant, clothes horse, grizzly bear et traffic jam à titre illustratif. Elle mentionne cependant au cœur de son ouvrage ivory tower et Trojan horse parmi les FEI nominaux, ce qui obscurcit son propos. On pourrait en déduire que ces deux dernières constructions ne sont pas des composés, mais le critère retenu pour séparer le bon grain de l’ivraie n’est pas explicité. Il faut, pour finir, préciser que les composés syndétiques sont généralement considérés comme des idiotismes, quel que soit leur degré de non-compositionnalité. Ceci s’explique par leur origine syntaxique, et aussi par le fait qu’ils forment des suites polylexémiques figées, tant au niveau paradigmatique (ex. : bread and circuses n’est pas équivalent à bread and games ou à bread and entertainment) qu’au niveau syntagmatique (il y a insépara-bilité et non-permutation des éléments constitutifs du binôme).

Notes
27.

 D’autres auteurs utilisent cette métaphore anatomique : Lieber (2004:9-10) parle de squelette sémantico-grammatical (angl. semantic / grammatical skeleton), Scalise, Bisetto et Guevara (2005:139) de squelette syntaxico-conceptuel (angl. syntactic-conceptual skeleton).

28.

 L’expression positive relationship peut prêter à confusion, car de nombreux composés dont la relation sémantique est glosable par againstsont attestés (ex. : cough syrup, firewall, influenza vaccine, mothball, sunscreen, tax haven). Parler de relation non privative (pour désigner la relation sémantique glosée par without) semble donc préférable.

29.

 AHD4 = American Heritage Dictionary, quatrième édition.

30.

 Pour une définition des termes composé analogique et composé relationnel, voir infra, 1.2.2.

31.
‘ Ce composé lexical n’est répertorié dans aucun des dictionnaires que j’ai consultés, proba-blement parce que son utilisation est limitée à l’argot estudiantin nord-américain : “We all have the crazy dating stories, we all have the unbelievable “partying” stories, where we could’ve died, where we got busted, where we got so messed up that we laid on a floor or a couch for three days just trying to recover. Whether it’s being drunk and running over mailboxes while driving a pick-up truck or waking up to a coyote ugly date, crazy stories of our youth, we all have.”, Durata Del Dramma — Life of Drama, de L. R. Parenti, 2005, Dog Ear Publishing, p. 252.’
32.

 Ce niveau de non-compositionnalité a notamment été mis en évidence par Mel’čuk (1995), qui parle dans ce cas de quasi-phraséologisation sémantique et de quasi-phrasèmes. Voir infra, 2.2.1., pour une discussion sur les composés X AND Y illustrant ce sous-type.

33.

 WNMDE = Webster’s New Millenium Dictionary of English.

34.

 Voir aussi infra, 2.4., pour d’autres exemples de métasémie complexe.

35.

 Le composant mail, qui provient du moyen anglais male “tribut”, n’est, à l’époque moderne, plus attesté qu’en anglais écossais (AHD4). Il est aujourd’hui souvent interprété à tort dans le sens de “courrier”.

36.

 Ce composé fait originellement référence à une pratique consistant à utiliser du hareng fumé pour perturber l’odorat d’un chien lancé à la poursuite d’un fugitif.

37.

 Pour une discussion détaillée de l’hypallage lexicalisée, voir Paillard (2002:176-180).

38.

 Ce composé est doublement métasémique : il y a d’abord application d’un trope métapho-rique sur N1 (stop signlollipop), puis d’un trope métonymique pour condenser le scénario évoqué par le composé : A lady “employed to help children cross the road safely near a school by holding up a circular sign on a pole to stop the traffic.” (COEDCE2).

39.

 Le terme idiomatique est polysémique. Je ne lui donne pas ici le sens “language-specific”, mais “semantically opaque”.

40.

 Munat (2003) utilise les termes et la classification sémantique des unités phraséologiques proposés par Mel’čuk (1995, 1998).