La coordination naturelle et la coordination accidentelle sont deux notions antithétiques décrites par Wälchli (2005:5) pour appréhender des distinctions formelles relevées dans la quasi-totalité des langues naturelles. La coordination naturelle carac-térise l’association d’éléments dont la co-occurrence est attendue, qui entretiennent un rapport sémantique relativement étroit, et qui forment une unité conceptuelle (ex. : brother and sister, knife and fork, read and write, eat and drink). La coordination accidentelle est, elle, par défaut, une association qui ne va conceptuellement pas de soi, entre des termes qui n’entretiennent pas de relation sémantique particulière. Le codage formel de la coordination naturelle apparaît à deux niveaux, soit celui du coordonnant, soit celui des coordonnés ou de leur périphérie immédiate. Certaines langues utilisent deux coordonnants différents, tel le mangap-mbula, une langue austronésienne de Nouvelle-Guinée dans laquelle la conjonction ma est utilisée dans les expressions figées coordonnées (angl. formulaic combination of conjuncts), alors que la conjonction mi lie tout type de syntagmes nominaux (Bugenhagen 1995:214) :
‘ moori ma tomooto, “hommes et femmes = gens”Dans d’autres langues, le contraste formel oppose coordination syndétique et coordination asyndétique. En karen sgaw, une langue sino-tibétaine de Birmanie, la coordination asyndétique n’est possible qu’en cas de complémentarité conceptuelle, par exemple entre MÈRE et PÈRE, mais pas entre MÈRE et FRÈRE, entre CHAUSSURES et CHAUSSETTES, mais pas entre CHAUSSURES et CHAPEAU, entre OIGNON et AIL, mais pas entre OIGNON et GINGEMBRE (Lord & Benson Craig 2004:361). La différence de codage formel peut aussi porter sur les coordonnés, ou leur environnement immédiat. En mansi, une langue ouralienne du Centre-Ouest de la Russie, la coordination naturelle est marquée par une flexion duelle de chaque élément du binôme : Marks.yg Engel’s.yg, “Marx.DU Engels.DU = Marx et Engels” (Balandin 1960:32) 50 . En finnois, c’est via le fonctionnement morphosyntaxique de l’adjectif épithète que la distinction s’effectue ; la mise en facteur commun de ce dernier n’est possible qu’en cas de coordination naturelle (Dalrymple & Nikolaeva 2005) :
‘ iloiset mies ja poikaEn allemand bernois (Wälchli 2005:12), c’est l’absence ou la présence d’articles devant les noms de personnes qui signale si le binôme désigne un couple établi (Simon u Valerie), ou simplement deux personnes (dr Simon u d Valerie).
En anglais, la coordination naturelle est codée par des marqueurs syntaxiques, phonétiques et graphiques. La mise en facteur commun d’un article défini ou d’un démonstratif est une première forme de codage du rapport sémantique étroit qu’entre-tiennent deux substantifs en discours :
‘“Would this hat and coat identify the intruder?”, The House of the Whispering Pines, de Anna Katharine Green, 2004, Kessinger Publishing, p. 5.’ ‘“Bat picked up his shotgun and left. As he entered the Mayor’s Office, there sat five of the Dodge City councilmen, four men and a woman, looking at Bat as he entered the room. Bat looked at them and said, ‘Lady and Gentlemen, greetings to you all.’ [...] Bat stood, looked at the men and woman in the room and said, ‘OK, see y’all later.’”, Girlosophy — A Soul Surviving Kit, de Anthea Paul, 2000, Allen & Unwin, pp. 285-286. 51 ’ ‘“He knew they were goblins and not elves by their shovels and beards .”, The Passion, de Jeanette Winterson, 1997, Grove Press, p. 39. 52 ’L’accord notionnel du verbe (angl. notional concord) est, lui aussi, une marque syntaxique de coordination naturelle 53 :
‘“The biota and ecosystems of New Zealand have undergone a fundamental transformation over the past few hundred years, as an isolated flora and fauna has been devastated by human-induced environmental changes.”, Invasive Species in a Changing World, de Harold A. Mooney et Richard J. Hobbs, 2000, Island Press, p. 380.’ ‘“ His name and address was in it, so I called him up and returned it with the money in it.”, Found in the Street, de Patricia Highsmith, 1989, Atlantic Monthly Press, p. 239.’Au plan phonétique, la réduction du coordonnant and et l’éventuelle assimilation régressive de la nasale alvéolaire /n/ qui l’accompagne sont aussi le reflet d’une proximité entre coordonnés : l’EPD16 cite en note page 23 les binômes thick and creamy, /ˌθɪk.ŋˈkriːmi/, et up and back, /ˌʌp.mˈbæk/,et donne — pour l’anglais britan-nique standard (angl. BBC English), mais pas pour l’anglais américain standard (angl. Network English) — la transcription avec assimilation comme transcription préféren-tielle pour up and coming, et comme variante pour de nombreux hendiadys 54 (ex. : B and B, cut-and-paste, hole-and-corner, smash-and-grab) 55 . Ballier (à paraître) avance que le degré de réduction du coordonnant peut être considéré comme une marque iconique du degré de cohésion entre les coordonnés, et il propose l’échelle de réduction suivante :
[ænd]<[and]<[an]<[ǝnd]<[nd]<[n]<[n]syllabique[m] et [ŋ] syllabiques
Les différentes représentations graphiques du coordonnant peuvent aussi être interprétées comme des marqueurs de coordination naturelle. La graphie <’n’> est plus que la simple traduction symbolique d’une réduction phonologique, car elle n’apparaît qu’à l’intérieur d’unités lexicales complexes comme rock’n’roll et drum’n’bass ; même chose pour l’esperluette, que l’on ne rencontre que dans des siglaisons coordonnées lexicalisées (ex. : B & B, R & B, R & D, R & R).
Cité par Wälchli (2005:51).
Contrairement à ce qu’indiquent Huddleston, Payne et Peterson (2002:1335), la mise en facteur commun de l’article lors de la coordination d’un singulier et d’un pluriel semble pos-sible.
Cité par Gournay (à paraître).
La notion d’accord notionnel est à manier avec prudence, car ses contours sont mal définis. Payne et Huddleston (2002:507) donnent ainsi l’exemple “Your laziness and your ineptitude amazes me.”, une phrase qui semble construite et forcée (elle est rejetée comme non-grammaticale par les anglophones que j’ai consultés).
Pour une définition des termes binôme et hendiadys, voir infra, 2.1.
Ballier (à paraître) souligne que l’assimilation, qui n’est pas automatique, est plus fréquente quand l’élément gauche du binôme est monosyllabique, “car on a alors un temps faible sur AND, correspondant à la deuxième partie du pied dans la phonologie métrique”.