1.6. TYPOLOGIE SÉMANTIQUE QUATERNAIRE DES MOTS COMPOSÉS

Deux types de relations sémantiques coexistent à l’intérieur d’un composé : la relation composant / composant, qui est soit coordinative, soit subordinative, et la relation composant(s)-tête(s) / composé, qui permet de distinguer composés endo-centriques et exocentriques. La combinaison de ces deux critères donne naissance à une typologie quaternaire, que l’on retrouve dans chacune des trois catégories lexicales majeures. Cette approche est novatrice dans la mesure où elle conduit à la fois à isoler et mettre en exergue une catégorie de composés qui est ordinairement passée sous silence, à savoir les composés coordinatifs exocentriques. Le Tableau 4 illustre cette typologie quadripartite pour les composés nominaux. Les composés endocentriques sont classi-quement droits, mais ils sont quelquefois gauches, comme court-martial ou petty officer first class, ou bicentriques, comme player-manager et barrister and solicitor 75 . Les composés subordinatifs exocentriques sont métonymiques, comme redneck et pedal pushers, métaphoriques, comme cloverleaf et bear garden 76 , ou conversifs, comme make-believe. Les composés coordinatifs exocentriques ressortissent à ces trois mêmes catégories : penny-farthing, soup-and-fish et nicad sont des composés métonymiques, butter-and-eggs et lords-and-ladies des composés métaphoriques, et hide-and-seek et balun (< balanced + unbalanced) des composés conversifs 77 .

Tableau 4 : Typologie sémantique quaternaire de la composition nominale
composés nominaux subordinatifs coordinatifs
endocentriques gun dog,
mutton bird,
court-martial
player-manager,
barrister and solicitor
exocentriques cloverleaf,
redneck,
make-believe
penny-farthing,
soup-and-fish,
hide-and-seek

Pour déterminer la centricité d’un composé adjectival, une approche similaire à celle utilisée pour les composés nominaux en 1.5.1. est possible. Un adjectif X=Y est :

‘- endocentrique gauche s’il passe le test “To be X=Y is to be X.” et ne passe pas le test “To be X=Y is to be Y.” 78 ’ ‘- endocentrique droit s’il passe le test “To be X=Y is to be Y.” et ne passe pas le test “To be X=Y is to be X.” (ex. : blood-red, wide-awake).’ ‘- endocentrique bicentrique s’il passe les deux énoncés-tests (ex. : red-hot 79 , pale-dry).’ ‘- exocentrique s’il ne passe aucun des deux énoncés-tests (ex. : king-size, blue-sky, kick-ass, cook-chill).’

L’ambiguïté entre lecture subordinative et coordinative est limitée aux composés asyndétiques bi-adjectivaux. Si tout composé bi-adjectival répond positivement à l’énoncé de bi-attributivité “To be X.Y is to be X and to be Y.”, seuls les composés coordinatifs passent le test de réversibilité des composants (Y.X = X.Y) : hot-red et fried-Southern ne sont pas sémantiquement équivalents à red-hot et Southern-fried alors que dry-pale est, lui, équivalent à pale-dry. Les adjectifs coordinatifs hybrides forment un cas à part. Un adjectif comme blue-green est coordinatif, car il passe le test de réversibilité, et il a une centricité ambiguë, car il ne donne pas de réponses claires aux deux tests d’endocentricité : “? To be blue-green is to be blue / ? To be blue-green is to be green.” Le Tableau 5 présente de manière synthétique la classification quadripartite es-quissée :

Tableau 5 : Typologie sémantique quaternaire de la composition adjectivale
composés adjectivaux subordinatifs coordinatifs
endocentriques wide-awake,
red-hot
pale-dry,
deaf-and-dumb
exocentriques king-size,
kick-ass
cook-chill,
hunter-killer

Les composés coordinatifs adjectivaux sont attestés dans les trois catégories formelles présentées en 1.4.3. : on peut citer pale-dry, deaf-and-dumb et ginormous (< giganticenormous) pour les composés endocentriques, et cook-chill, cloak-and-dagger et twinight (< twilight + night) pour les composés exocentriques.

Cruse (1986:139) distingue deux tests permettant de détecter une relation sémantique d’inclusion entre deux verbes. Le premier, “To X is necessarily to Y.”, met en évidence une relation hyponymique, le second, “Xing is a way of Ying.”, une relation taxonymique 80 :

‘To murder someone is necessarily to kill him.
To strangle someone is necessarily to kill him.’ ‘ ? Murdering is a way of killing.
Strangling is a way of killing.

L’application des tests d’hyponymie et de taxonymie aux composés [N.V]V (ex. : to pan-fry, to shadow-box) et aux composés ne contenant aucun composant verbal (ex. : to honeymoon, to greenlight, to nickel-and-dime, to black-and-white) donne des résultats clairs : les premiers sont des composés endocentriques droits, et les seconds des composés exocentriques. Les tests d’hyponymie et de taxonymie divergent cependant de manière radicale dans leur traitement de la composition biverbale. Les verbes composés biverbaux passent doublement le test d’hyponymie, sauf rares exceptions, comme shrink-wrap, qui est un composé endocentrique droit, ou hem and haw (quand il a le sens de “tergiverser”), qui est exocentrique du fait de son caractère métaphorique :

To freeze-dry a flower is necessarily to freeze it.
To freeze-dry a flower is necessarily to dry it.
’ ‘ To stir-fry chicken is necessarily to stir it.
To stir-fry chicken is necessarily to fry it.
’ ‘ *To shrink-wrap a CD is necessarily to shrink it.
To shrink-wrap a CD is necessarily to wrap it.
’ ‘*To hem and haw is necessarily to hem.
*To hem and haw is necessarily to haw.’

Les tests de taxonymie donnent, eux, des résultats opposés. L’énoncé-test proposé par Cruse (1986:139), “Xing is a way of Ying.”, et celui suggéré par Fellbaum (2002:25), “To X is to Y in some manner.”, mettent tous les deux en exergue une caractérisation de manière. L’endocentricité gauche est, dans ce cas, exclue, et l’endocentricité droite semble, elle, douteuse :

*Cutting-and-pasting a paragraph is a way of cutting it.
? Cutting-and-pasting a paragraph is a way of pasting it. ’ ‘ *Drop-kicking a ball is a way of dropping it.
? Drop-kicking a ball is a way of kicking it. ’ ‘ *Freeze-drying a flower is a way of freezing it.
? Freeze-drying a flower is a way of drying it. ’ ‘ *Scrunch-drying hair is a way of scrunching it.
? Scrunch-drying hair is a way of drying it. ’ ‘ *Stir-frying chicken is a way of stirring it.
? Stir-frying chicken is a way of frying it. ’ ‘ *Tie-dying a shirt is a way of tying it.
? Tie-dying a shirt is a way of dyeing it.

La non-validation claire de la relation d’endocentricité droite se justifie par le fait que le lien sémantique entre le composant Y et le composé X=Y ne correspond pas véritablement à une hyponymie de manière, comme le montrent les réponses douteuses à l’énoncé-test dialogique “How did you Y it? I X=Yed it.” :

? How did you paste it? I cut-and-pasted it.
? How did you kick it? I drop-kicked it.
? How did you dry it? I freeze-dried it.
? How did you dry it? I scrunch-dried it.
? How did you fry it? I stir-fried it.
? How did you dye it? I tie-dyed it.

Si ces composés X=Y entrent dans une relation taxonymique avec un verbe simple, il semble exister à chaque fois un meilleur choix que le verbe Y :

Cutting-and-pasting a paragraph is a way of displacing it.
Drop-kicking a ball is a way of playing it.
Freeze-drying a flower is a way of preserving it.
Scrunch-drying hair is a way of sculpting it.
Stir-frying chicken is a way of cooking it.
Tie-dyeing a shirt is a way of patterning it.

L’énoncé-test dialogique ci-dessus fonctionne d’ailleurs parfaitement avec ces hypero-nymes :

How did you displace it? I cut-and-pasted it.
How did you play it? I drop-kicked it.
How did you preserve it? I freeze-dried it.
How did you sculpt it? I scrunch-dried it.
How did you cook it? I stir-fried it.
How did you pattern it? I tie-dyed it.

En conclusion, les composés biverbaux ne se plient pas aux énoncés-tests de taxonymie incluant X ou Y, ce qui en fait des composés exocentriques. Il est, au final, très délicat de trancher entre l’approche hyponymique et l’approche taxonymique pour déterminer la centricité d’un composé verbal, car les deux méthodes donnent des résultats diamétralement opposés. Le recours à une approche métasémique de la centricité est donc souhaitable, car l’exocentricité est alors facilement démontrable : hem and haw est exocentrique du fait de son caractère métaphorique, et nickel-and-dime et black-and-white du fait de leur caractère conversif, respectivement de type dénominal et désadjectival. Le Tableau 6 illustre, en conclusion, la classification quadripartite obtenue pour les composés verbaux :

Tableau 6 : Typologie sémantique quaternaire de la composition verbale
composés verbaux subordinatifs coordinatifs
endocentriques to pan-fry,
to shrink-wrap
to stir-fry,
to freeze-dry
exocentriques to honeymoon,
to greenlight,
to pigeonhole
to hem and haw,
to nickel-and-dime,
to black-and-white
Notes
75.

 La centricité est ici déterminée à partir de la relation d’hyponymie simple entre éléments, et non à partir de la relation de taxonymie, car cette dernière pose souvent problème : ? A player-manager is a kind of player ; ? A player-manager is a kind of manager. Voir supra, 1.5.1.

76.

 Cloverleaf est ici entendu dans le sens “a highway interchange at which two highways, one crossing over the other, have a series of entrance and exit ramps resembling the outline of a four-leaf clover” (AHD4), et bear garden dans le sens “a place or scene of tumult” (RHUD).

77.

 Pour une définition de ces différents composés coordinatifs, voir les Annexes B, C et D.

78.

 L’endocentricité gauche d’un composé adjectival ne semble pas être attestée en anglais.

79.

 L’adjectif est ici pris dans son sens premier, “chauffé au rouge”. Quand il est colloqué aux substantifs information, news, story, il a une autre acception, “tout frais, de dernière minute”. Le composant gauche est alors métaphorisé, et le composé adjectival est donc un endocentrique droit.

80.

 Fellbaum (2002) emploie, elle, le terme troponymie (angl. troponymy) pour désigner la rela-tion hiérarchique de manière qui lie un hyperonyme (ex. : touch) et ses troponymes (ex. : hit, scrub, kick).