La distinction entre collocations 83 coordonnées et unités lexicales de type X AND Y est un sujet épineux, comme le reflètent les nombreuses dissonances entre lexicographes. Hale and hearty est par exemple une collocation dans le Macmillan English Dictionary for Advanced Learners (= MEDAL), mais une unité lexicale dans l’OALD7 et le Longman Dictionary Of Contemporary English, quatrième édition (= LDOCE4) ; même chose pour wattle and daub, collocation dans l’OALD7, mais unité lexicale dans huit autres dictionnaires consultés. Le binôme aches and pains est, lui, considéré comme une collocation dans le LDOCE4, mais celle-ci est immédia-tement suivie d’une glose, “slight feelings of pain that are not considered to be serious”, ce qui semble indiquer que le sens du binôme n’est pas totalement transparent. Le cas le plus emblématique est celui de safe and sound, présenté dans le Tableau 7, car il donne lieu à trois types de traitement. Dans l’OALD7, c’est une simple collocation ; dans le LDOCE4 et le MEDAL, c’est une collocation glosée ; dans le COEDCE2, WN2.1, l’American Heritage Dictionary of Idioms (= AHDI) et le Cambridge Advanced Learner’s Dictionary, deuxième édition (= CALD2), c’est une unité lexicale :
dictionnaire | statut lexicographique | définition ou glose |
OALD7 | collocation statistiquement remarquable 84 | — |
LDOCE4 | collocation statistiquement remarquable et glosée |
“unharmed, especially after being in danger” |
MEDAL | collocation statistiquement remarquable et glosée |
“not damaged or harmed at all” |
COEDCE2 | unité lexicale |
“Uninjured; with no harm done.” |
WN2.1 | unité lexicale |
“Free from danger or injury.” |
AHDI | unité lexicale |
“Out of danger and unharmed.” |
CALD2 | unité lexicale | “Completely safe and with-out injury or damage.” |
On notera de plus que, de manière surprenante, les deux gloses de la collocation font apparaître une information sémantique non déductible de la somme des éléments constitutifs (“especially after being in danger”, “at all”), alors que trois définitions sur quatre ne signalent, au contraire, aucune imprévisibilité sémantique de l’unité lexicale.
Le premier critère de lexicalisation est justement la phraséologisation séman-tique du binôme : le sens global du composé n’est pas réductible à une simple addition du sens de chacun de ses composants. Si la transparence sémantique, ou composition-nalité, n’est pas totale, le binôme est une unité lexicale. Cette caractéristique de certaines suites X AND Y est relevée par Weinreich, Cruse et Mel’čuk, à travers plusieurs exemples saillants :
‘ bacon and eggs : “In bacon and eggs, I suppose that the eggs must be fried or scrambled, and the bacon, cooked. We would be somewhat startled if bacon and eggs were applied to a closed package of bacon and a carton of raw eggs, although it is precisely the legitimacy of this possibility that brings out the ambiguity of the binomial and confirms the fact that it does have a phraseologically bound sense in addition to its literal one.” (Weinreich 1969:43)’ ‘ fish and chips : “One needs only to consider that not any kind of fish, nor any method of cooking and presentation, will qualify for the description, and that this is not true of, say, ‘chips and fish’ or even ‘fish with chips’, both of which are transparent.” (Cruse 1986:39-40)’ ‘ ham and eggs : “C’est un plat fait d’œuf(s) et de jambon, mais d’une façon spéciale ; un mélange quelconque d’œuf(s) et de jambon ne sera jamais appelé ham and eggs.” (Mel’čuk 1997:396)’ ‘ bread and butter : “What is not recoverable from a straightforward composition in this case is the fact that the bread is sliced and the butter spread on it (a loaf of bread and a pack of butter would qualify as butter and bread, but arguably not as bread and butter).” (Cruse 2004:73)’Un ajout sémantique imprévisible fait que la compositionnalité du binôme n’est pas totale : quand l’enrichissement sémantique du signifié global est évident, comme dans le cas de l’application d’un trope métaphorique (ex. : ball and chain pour désigner son épouse) ou métonymique (ex. : surf and turf pour désigner une assiettée de fruits de mer et de viande rouge), il y a phraséologisation ; quand le degré de transparence reste fort — c’est-à-dire les cas où le signifié de la suite polylexémique inclut les signifiés de tous les constituants —, il y a, pour reprendre la terminologie de Mel’čuk (1995), quasi-phraséologisation. Les quasi-phrasèmes sémantiques ne sont pas toujours faciles à circonscrire, car l’enrichissement sémantique est parfois minime. Il peut simplement correspondre à une restriction d’emploi : les binômes dilation and curettage et drunk and disorderly sont des unités lexicales, car ils appartiennent respectivement à la terminologie médicale et à la terminologie juridique ; la terminologisation du binôme est ainsi une cause suffisante de lexicalisation. La coordination de deux quasi-synonymes ou de deux antonymes a aussi parfois pour conséquence une quasi-phraséologisation du binôme, laquelle se manifeste par l’ajout d’une valeur durative (ex. : chop and change, rant and rave, toss and turn) ou itérative (ex. : boom and bust, ebb and flow, stop-and-go, wax and wane) au signifié global. La coordination de deux quasi-synonymes équivaut à une tautologie, laquelle est normalement considérée comme une anomalie du discours. Un attelage tautologique ne peut donc en toute rigueur être admis que si le binôme est lexical. Bien qu’un grand nombre de binômes tautologiques soient répertoriés par les lexicographes (ex. : bound and determined, pick and choose, ways and means), le phénomène semble sous-évalué. De nombreux binômes tautologiques qui sont des collocations statistiquement remarquables ne sont en effet pas répertoriés en tant qu’unités lexicales 85 :
collocation | score d’information mutuelle dans le CWOEC |
aims and objectives | 7,78 |
eager and willing | 4,14 |
meek and mild | 9,95 |
push and shove | 8,77 |
relax and unwind | 10,02 |
stiff and formal | 4,73 |
stress and strain | 4,65 |
twist and turn | 4,92 |
weird and wonderful | 6,62 |
Il convient donc de conclure que la frontière entre unité lexicale et collocation est dans certains cas ténue, et que la présence ou non d’une spécialisation sémantique est parfois peu évidente. Pour trancher dans ces cas-limites, le recours à des critères non séman-tiques s’avère alors d’un grand secours.
Le terme collocation est polysémique (voir Herbst 1996). Je l’utilise ici dans son acception fondée sur une approche statistique, et parle parfois de “collocation statistiquement remar-quable” pour lever toute ambiguïté.
Dans les dictionnaires pour apprenants (ex. : CALD2, LDOCE4, MEDAL, OALD7), les col-locations statistiquement remarquables apparaissent généralement en gras dans le corps des entrées.
Je prends ici comme critère de quasi-synonymie (et donc de tautologie) le fait que les deux lexèmes soient répertoriés dans une même entrée du RNMT.