3.2.3. Typologie sémantique

Tous les linguistes ne s’accordent pas sur le fait que plusieurs types sémantiques de composés coordinatifs asyndétiques coexistent : Marchand (1969), Fabb (2001) et Baker et Bobaljik (2002) ne mentionnent pas de différences de comportement sémantique au sein de la catégorie. De manière révélatrice, Marchand (1969:41) glose le composé Austria-Hungary par la phrase “Austria is also Hungary.” (sic). Plusieurs typologies sémantiques sont néanmoins proposées dans la littérature spécialisée. Bauer et Huddleston (2002:1648) séparent les dvandvas (ex. : Alsace-Lorraine) des autres composés coordinatifs (ex. :secretary-treasurer) via un test d’inclusion : She is secretary-treasurer of the society implique She is secretary of the society and she is treasurer of the society, alors que She was born in Alsace-Lorraine n’implique pas She was born in Alsace and she was born in Lorraine. Ce test ne semble cependant pas devoir être retenu, car la validation de l’énoncé dépend du prédicat accolé au composé, comme le montre le contre-exemple suivant : Alsace-Lorraine was annexed by Germany implique Alsace was annexed by Germany and Lorraine was annexed by Germany 113 . Arnaud (2002:4) et Haspelmath (2002:89, 266, 268) opposent, eux, deux types de noms composés par leur référentialité 114 . Quand les composants sont co-référentiels (c’est-à-dire en cas de fusion référentielle des denotata), Arnaud parle de composé combinatoire et Haspelmath de composé appositionnel (ex. : hunter-gatherer, fighter-bomber) ; quand les composants ne sont pas co-référentiels (c’est-à-dire quand il y a somme des denotata), Arnaud parle de dvandva, et Haspelmath de composé coordinatif (ex. : pantyhose). Cette analyse est éclairante, mais elle a l’inconvénient de ne pas toujours pouvoir être facilement appliquée, car la référentialité de certaines entités abstraites comme southwest ou jazz-rock est difficile à appréhender. Ten Hacken (1994:124-125) distingue, lui, trois types de composés coordinatifs : les composés additifs (ex. : king-emperor, speaker-listener), les composés collectifs (il ne mentionne pas d’exemples anglais et renvoie aux dvandvas du sanskrit) et les composés appro-ximatifs (ex. : northwest), caractérisés par la validation de l’énoncé-test “An X.Y is on a cline between X and Y.” Ten Hacken (2000:359) ajoute que les composés appro-ximatifs se différencient aussi des composés additifs par le fait qu’ils ne passent pas le test “An X.Y is an X and a Y.

La typologie ternaire de ten Hacken recoupe l’analyse proposée en 1.4.2. Les trois classes de composés coordinatifs isolées sur la base des énoncés-tests para-phrastiques de polyvalence, d’hybridité et d’additionnalité correspondent en effet respectivement aux composés additifs, approximatifs et collectifs mentionnés ci-dessus. Comme le montre le Tableau 12, cette classification n’est pas arbitraire, car elle correspond typologiquement au croisement de deux caractéristiques de tout composé coordinatif, à savoir sa centricité 115 et sa référentialité :

Tableau 12 : Croisement des variables “référentialité” et “centricité” sur la classe des noms composés coordinatifs
noms composés
coordinatifs
endocentriques exocentriques
co-référentiels composés polyvalents
(hunter-gatherer, sofa bed)
composés hybrides
(wolf dog)
non
co-référentiels
composés additionnels
(Austria-Hungary, pantywaist)

La définition de chacun des trois sous-types de composition coordinative asyndétique peut ainsi être affinée :

‘- un composé polyvalent est un composé pluricentrique et co-référentiel qui répond positivement à l’énoncé test “An X.Y is an X who/which is also a Y.”’ ‘- un composé hybride est un composé exocentrique et co-référentiel qui répond positivement à l’énoncé-test “An X.Y is a blend/hybrid/mixture of an X and a Y.”’ ‘- un composé additionnel est un composé exocentrique et non co-référentiel qui répond positivement à l’énoncé-test “An X.Y is an X plus a Y.”’

Ces définitions ne doivent pas être considérées comme des absolus, mais plutôt comme les portraits du prototype de chaque catégorie, car plusieurs composés ne répondent pas exactement aux définitions ci-dessus. C’est le cas notamment des composés de type southwest, qui renvoient à des entités abstraites, pour lesquels le critère de référentialité s’applique mal. On peut aussi mentionner Indochina, qui répond à l’énoncé-test d’hybridité, mais n’est pourtant pas co-référentiel 116 .

Certains composés sont polysémiques et répondent à plus d’une des trois descriptions ci-dessus :

‘- washer-dryer désigne un seul appareil qui assure les deux fonctions de lavage et de séchage (composé polyvalent), et aussi deux appareils jumeaux, placés côte à côte (composé additionnel)’ ‘- murder-suicide désigne deux événements asimultanés et non co-référentiels (“un homicide suivi d’un suicide”), et aussi deux événements simultanés et co-référentiels (“un attentat-suicide”) 117 .’

La bisémie des composés ci-dessus est fondée sur une opposition entre polyvalence et additionnalité, mais un composé asyndétique polysémique peut aussi avoir une interprétation hybride. Ce cas n’est pas attesté en anglais, mais en grec moderne, l’assemblage de andros, “homme”, et de gynaika, “femme”, produit deux composés, androgynos, qui signifie “hermaphrodite” (il y a alors co-référentialité des composants et hybridité sémantique) et androgyno, qui signifie “couple marié / époux” (il y a dans ce cas non co-référentialité des composants et additionnalité sémantique). De même, en espagnol, le composé nominal déverbal duerme.vela (“dort.veille”) a deux sens distincts dans le Diccionario de la Lengua Española, vingt-deuxième édition (= DLE22) :

‘“Sueño ligero en que se halla el que está dormitando.” (sommeil léger dans lequel se trouve une personne qui somnole)’ ‘“Sueño fatigoso y frecuentemente interrumpido.” (sommeil agité et fréquemment interrompu)’

Le premier sens renvoie à un état de somnolence, intermédiaire entre la veille et le sommeil, et il est donc de nature hybride ; le second renvoie à un sommeil par intermit-tence, les valeurs d’asimultanéité et d’itération se conjuguant pour aboutir à la notion d’alternance, qui est une forme d’additionnalité.

Notes
113.

 Pour une discussion des problèmes liés aux tests d’inclusion, voir aussi Cruse (1986:88-91, 2004:27-28, 149-150, 246-247, 256-257)

114.

 Noailly (1990:76-80) et Picone (1996:128-131) font de même dans leurs travaux sur les noms composés français.

115.

 J’adopte ici l’approche hyponymique strictement catégorisante de la notion de centricité sémantique. Voir supra, 1.5.1.

116.

 C’est aussi le cas de point-virgule en français. Voir infra, 3.2.5.

117.

 Le composé amalgamé, ob-gyn, a lui aussi une double lecture : il est polyvalent quand il désigne le praticien (< obstetrician + gynecologist) et additionnel quand il renvoie à la spécialité médicale (< obstetrics + gynecology). Voir infra, 4.6.2.