4.2.2. Approche prototypiste du concept d’amalgamation

Plusieurs définitions coexistent dans la littérature spécialisée. Des lexèmes tels que brunch ou smog sont unanimement acceptés comme des membres de la classe, mais les frontières de la catégorie fluctuent d’un auteur à l’autre. Le fait qu’au moins une des bases-sources ait subi une troncation est toujours considéré comme une condition nécessaire d’appartenance à la catégorie. Certains lexicologues — Adams (1973:137, 146), Algeo (1977:49-50), Clas (1987:348) et López Rúa (2002:44-46, 2004a:64-66) — en font une condition suffisante, considérant que les composés construits par double apocope, comme Amerind (< American + Indian) ou psywar (< psychologicalwarfare), et les composés dans lesquels une seule base-source est tronquée, comme altazimuth (< altitude + azimuth) et Eurasia (< Europe + Asia), sont des amalgames, mais cette position n’est pas unanimement partagée. D’autres linguistes restreignent l’extension du concept d’amalgamation par l’ajout soit d’un critère sémantique, soit d’une contrainte morphologique. Pour Kubozono (1990:1-2) et Plag (2003:122-123), un composé n’est amalgame que si ses bases-sources entrent dans une relation “paradig-matique”. Celles-ci doivent être de même catégorie lexicale, et leur relation sémantique de type coordinatif 151 . Les composés comme motel (< motor + hotel) ou Breathalyzer (< breath + analyzer) ne sont alors pas considérés comme des amalgames. Pour Davy (2000:67), Paillard (2000:81), Bauer et Huddleston (2002:1635), Bauer (2003:47, 2004:22), Gries (2004a:645-647), Booij (2005:20) et Bat-El (2006:66), une unité lexicale complexe n’est pas amalgamée si, comme modem (< modulator + demodulator) ou sitcom (< situation + comedy), elle est construite par double apocope. Les termes acronyme syllabique en français, clipping compound, clipped compound et complex clipping en anglais, sont utilisés pour désigner les composés tronqués par double apocope.

Les composés formés par apocope du premier constituant et aphérèse du second constituant et les composés bi-apocopés ont, au-delà du critère formel du type de troncation effectué, deux caractéristiques tendancielles qui les différencient : primo, des dénominations non tronquées de sens équivalent sont répertoriées pour une majorité de composés bi-apocopés (ex. : digicam / digital camera, fro-yo / frozen yogurt, lit crit literary criticism, maglev / magnetic levitation, phys ed / physical education, rom-com romantic comedy, sci-fi / science-fiction), alors que ce n’est le cas que d’une minorité de composés tronqués par apocope-aphérèse (ex. : rotavator / rotary cultivator, thermistor / thermal resistor, urinalysis / urine analysis, radome / radar dome) ; secundo, l’orthographe des composés bi-apocopés n’est pas normalisée : les deux formants sont parfois séparés par un tiret ou une espace (ex. : fro-yo, mod cons (< modernconveniences)), ce qui n’arrive jamais dans les cas d’apocope-aphérèse. S’il est indéniable que les composés bi-apocopés forment une classe plus hétérogène et moins typique que les composés tronqués par apocope-aphérèse, les considérations ci-dessus ne semblent néanmoins pas suffire pour exclure les premiers de l’ensemble des amalgames. Les arguments avancés peuvent en effet être retournés : tous les composés bi-apocopés ne sont pas lexicalisés sous leur forme “pleine” : on peut citer par exemple cusec (< cubic + second), maximin (< maximum + minimum), minimax (< minimummaximum), moped (< motor + pedal), parsec (< parallax + second) ou Semtex (< Semtín + explosive). Quant à l’orthographe des composés, c’est un critère notoi-rement peu fiable, car sujet à des variations arbitraires, et qui plus est, de nombreux composés bi-apocopés présentent une graphie soudée (ex. : modem, sitcom). Par ailleurs, prendre comme critère définitoire de l’amalgamation une troncation par apocope-aphérèse oblige à écarter des composés tels que modem, Botox (< botulintoxin), codec (< coder + decoder), cultivar (< cultivated + variety), maximin (< maximum + minimum), minimax (< minimum + maximum), napalm (< naphthenatepalmitate), nicad (< nickel + cadmium) ou telex (< teleprinter + exchange), alors que ceux-ci manifestent un trait typique de l’amalgamation en anglais, à savoir une interpénétration des signifiants, c’est-à-dire le fait pour au moins un segment de l’amalgame, généralement en position médiane, d’être rattachable aux deux bases-sources constitutives du composé 152 . Dernier argument, l’amalgamation de deux bases-sources donne parfois naissance à deux synonymes qui ne partagent pas le même schéma de troncation (l’un est construit par double apocope, et l’autre par apocope-aphérèse), ce qui prouve la proche parenté des processus lexicogéniques :

‘kid + video > kidvid / kideo
Texan + Mexican > Tex-Mex / Texican
zebra + donkey > zedonk / zonkey’

Il apparaît donc, en conclusion, souhaitable d’intégrer les composés bi-apocopés dans la classe des amalgames, tout en considérant que la construction par apocope-aphérèse est plus typique que la construction par double apocope.

Une approche prototypiste du concept d’amalgamation permet d’aller plus loin : les restrictions susmentionnées — coordination, apocope-aphérèse, interpénétration des fracto-bases — ne sont alors plus considérées comme des critères définitoires, mais comme des traits de typicalité du concept. Je considère ainsi que la vision la plus restrictive de l’amalgame — celle d’un composé formé par apocope de la première base-source et aphérèse de la deuxième base-source, puis par interpénétration des fracto-bases résultantes, dont les bases-sources entrent dans une relation sémantique de type coordinatif — correspond à une description des membres prototypiques de la catégorie, et que la vision la plus extensive — celle d’un composé dont au moins une des bases-sources a subi une troncation lors du processus d’assemblage — marque la frontière de la catégorie. Pour conclure, à partir des traits de typicalité double troncation, troncation interne 153 , interpénétration et coordination, il est possible d’établir une échelle de typicalité. Le Tableau 13 met en évidence cinq degrés, distingués par le nombre de traits auquel l’amalgame répond :

‘- degré 0 de typicalité pour les amalgames de type fanfic (< fan + fiction), qui ne répondent à aucun des quatre traits typiques’ ‘- degré 1 de typicalité pour les amalgames de type parsec (< parallax + second) et contrail (< condensation + trail), qui répondent à un seul trait 154 ’ ‘- degré 2 de typicalité pour les amalgames de type avionics (< aviation + elec-tronics), Botox (< botulin + toxin), redox (< reductionoxidation), netizen (< Net + citizen) et Eurasia (< Europe + Asia), qui répondent à deux traits 155 ’ ‘- degré 3 de typicalité pour les amalgames de type motel (< motor + hotel), brunch (< breakfast + lunch), modem (< modulator + demodulator) et tankini (< tankbikini), qui répondent à trois traits’ ‘- degré 4 de typicalité pour les amalgames de type cafetorium (< cafeteriaauditorium), qui répondent aux quatre traits.’
Tableau 13 : Grille d’analyse du degré de typicalité de 13 types attestés d’amalgamation
  DBL TRONC TRONC INT INTERP COORD
fanfic - - - -
parsec + - - -
contrail - + - -
avionics + + - -
Botox + - + -
redox + - - +
netizen - + + -
Eurasia - + - +
motel + + + -
brunch + + - +
modem + - + +
tankini - + + +
cafetorium + + + +

Notes
151.

 Ce point de vue est partagé par Grésillon (1984:120-121), qui travaille sur le français et l’al-lemand ; elle considère que la co-prédication (“X EST À LA FOIS A ET B.”) est la relation sémantique constitutive de tout amalgame.

152.

 Grésillon (1984:15), dont l’étude porte sur l’allemand et le français, Bankov, Dimitrov et Dragnev (1989:10), qui travaillent sur le francais et le bulgare, et Piñeros (1999:1), qui travaille, lui, sur l’espagnol, considèrent cette caractéristique comme définitoire du concept d’amalga-mation. Cette position est cependant difficilement tenable en anglais vu la masse de composés tronqués formés à partir de bases-sources ne possédant aucun segment identique. Gênée aux entournures, Grésillon (op. cit.:133) concède d’ailleurs l’existence d’un segment homophone zéro (voir infra, 4.3.) ; Piñeros (2004:214-215) tempère, lui, son affirmation dans un article postérieur : “Whereas MORPHDIS [= morphemic disjointness] is an undominated constraint in compounding, it is often violated in blending.” (c’est moi qui souligne). Il mentionne par exemple merensalsa (< merengue + salsa).

153.

 Le schéma protypique de troncation, c’est-à-dire une apocope de la base-source gauche et une aphérèse de la base-source droite, est ici décomposé en deux traits : la double troncation, qui est plus typique que la troncation d’une seule des bases-sources, et la troncation interne (c’est-à-dire l’apocope de la base-source gauche et/ou l’aphérèse de la base-source droite), qui est plus typique que la troncation externe (c’est-à-dire l’aphérèse de la base-source gauche et/ou l’apocope de la base-source droite).

154.

 Je n’ai pas trouvé d’amalgame lexical répondant au seul trait interpénétration ou coordina-tion.

155.

 Je n’ai pas trouvé d’amalgame lexical répondant aux seuls deux traits interpénétration et co-ordination.