4.2.3. Les frontières du concept d’amalgamation

La définition de l’amalgame donnée en 4.2.2. n’est pas complète. Il faut d’abord préciser qu’un composé n’est amalgame que si aucun de ses constituants n’est un troncat, c’est-à-dire une unité lexicale obtenue par troncation, comme par exemple lab (< laboratory), zoo (< zoological garden), ou cello (< violoncello). L’écueil pour le lexicologue vient du fait qu’il n’est pas possible de distinguer les fracto-bases des troncats sans un éclairage diachronique. Les substantifs fanzine et biopic sont une bonne illustration du problème, car trois schémas de composition sont théoriquement envisageables :

‘- l’amalgamation de deux bases non tronquées : fanatic + magazine ; biograph-ical + picture.’ ‘- l’amalgamation d’un troncat et d’une base non tronquée : fan + magazine, fanatic + zine ; bio + picture, biographical + pic.’ ‘- l’assemblage de deux troncats : fan + zine ; bio + pic.’

Les dates de première attestation des différents formants permettent de trancher entre ces scénarios : l’OEDO indiquant que fan est un troncat datant du dix-neuvième siècle, que fanzine est attesté en 1949, et zine en 1965, on en déduit que fanzine est historiquement l’amalgame de fan et de magazine. Pour biopic, les dates de première attestation — 1936 pour pic dans le sens de “film”, 1951 pour biopic et 1961 pour bio (< biographical) — permettent d’inférer que ce composé est l’amalgame de biographical et pic. Quand le troncat est postérieur à l’amalgame, on peut d’ailleurs conjecturer une filiation : dans les deux cas susmentionnés, l’existence des fracto-bases zine et bio est très probablement à l’origine de l’apparition et de la lexicalisation des troncats zine et bio. La datation d’un néologisme est cependant un exercice parfois délicat, et, en l’absence de données précises, il est plus prudent d’en rester à une analyse synchronique : puisque par exemple le troncat poly (< polyester) et le composé polycotton sont tous deux datés de la fin du vingtième siècle, sans plus de précisions (EWED), je considère que polycotton est un composé juxtaposé, et non amalgamé.

Par ailleurs, lorsqu’une même fracto-base apparaît de manière récurrente dans divers néologismes, et que, par conséquent, elle atteint un certain degré de productivité et d’institutionnalisation, elle acquiert le statut de morphème, et se trouve généralement répertoriée par les lexicographes. C’est le cas par exemple des éléments e- (< electronic), cyber- (< cyberspace), -ware (< software) et -holic/-aholic (< alcoholic), qui apparaissent dans de nombreuses unités lexicales complexes comme e-book, e-commerce, e-mail ; cybercafé, cybersex, cybersales ; freeware, shareware, groupware ; chocoholic, shopaholic, workaholic. Ces éléments sont des morphèmes liés qui ont des caractéristiques très éloignées de celles de l’affixe prototypique. Ils sont d’apparition très récente dans l’histoire de l’anglais (ils datent généralement de la seconde moitié du vingtième siècle), forment une classe ouverte, et ont de plus la particularité d’être systématiquement formés par troncation. En outre, d’un point de vue sémantique, ces éléments ont un contenu dénotationnel équivalent à celui d’une unité autonome : e-mail est synonyme de electronic mail, cybersales de online sales, freeware de free software, chocoholic de chocolate addict. Ces différentes caractéristiques me conduisent donc à considérer que les éléments de type -ware et -holic ne sont pas des affixes, mais qu’ils forment une classe particulière de quasi-lexèmes, que je nomme bases liées formées par troncation 156 . Le passage du statut de fracto-base à celui de base liée est un phénomène graduel, et seule la répertoriation d’une base liée formée par troncation est un critère indiscutable d’institutionnalisation. L’élément -cast est un exemple de fracto-base sur le point d’acquérir une pleine reconnaissance : il est présent dans neuf composés lexicaux (cablecast, colorcast, kudocast, narrowcast, newscast, radiocast, simulcast, sportscast, telecast), où il représente à chaque fois le même lexème, broadcast ; je considère cependant que cet élément n’est pas encore un quasi-lexème, car aucun des dictionnaires que j’ai consultés ne le répertorie. Les neuf composés ci-dessus doivent donc être considérés comme des amalgames.

La définition de l’amalgame n’exclut pas les acronymes, car je considère que l’acronymie est un cas particulier d’amalgamation. L’amalgamation acronymique se distingue de l’amalgamation prototypique par deux traits saillants, le nombre de bases-sources et le type de troncation effectué sur celles-ci. Alors que l’amalgame proto-typique est issu de deux bases-sources et constitué de fracto-bases pluri-segmentales, l’acronyme est le résultat de l’amalgamation d’au moins trois bases-sources, lesquelles sont typiquement toutes réduites à leur seul segment initial (ex. : Nimby < not + in + my + back + yard). Je considère ainsi que lox (< liquid + oxygen) est un amalgame non acronymique, et qu’echovirus (< enteric + cytopathogenic + humanorphan + virus) et scramjet (< supersonic + combustion + ramjet) sont, eux, à la frontière de l’acro-nymie 157 .

Notes
156.

 D’autres termes sont usités : Tournier (1985:86) parle de fracto-morphèmes, Stockwell et Minkova (2001:143) de pseudo-suffixes, Bauer (2004:95-96) de splinters. Sur les bases liées formées par troncation, voir aussi Warren (1990), Lehrer (1998), Fradin (2000), Bauer & Huddleston (2002:1637), Haspelmath (2002:20-21, 56) et Frath (2005).

157.

 Pour une discussion sur amalgamation et acronymie, voir aussi López Rúa (2002, 2004a, 2004b).