4.4. PRESSIONS NÉOLOGIQUES ET AMALGAMATION

Les amalgames ont pour origine plusieurs pressions néologiques. La première d’entre elles est appelée pulsion ludique par Tournier (1993:169), car l’interpénétration des signifiants rompt avec la linéarité propre à la morphologie concaténative et elle constitue une forme de jeu sur les signifiants. Des amalgames comme cypherpunk (< cypher + cyberpunk), screenager (< screen + teenager) ou zitcom (< zit + sitcom) sont des exemples typiques d’amalgamation ludique : ce sont des jeux de mots lexica-lisés construits par substitution phonétique d’un nombre minimal de phonèmes (ici une attaque consonantique, simple ou complexe), ce que Guiraud (1976:19-20) appelle des à-peu-près. Les trois amalgames ci-dessus permettent de faire le lien avec la deuxième pression, que j’appelle pression euphonique. Elle englobe divers phénomènes qui tendent soit à éviter la répétition d’un matériau phonique partagé par les deux bases-sources, soit à jouer sur cette répétition en créant un signifiant à la prégnance remarquable :

‘- la superposition des chaînes segmentales, en cas de quasi-similitude entre la totalité d’une des bases-sources et une partie de l’autre base-source (ex. : cypher-punk, screenager, zitcom)’ ‘- l’haplologie, en cas de similitude segmentale entre la fin d’une base-source et l’entame de l’autre (ex. : guesstimate < guess + estimate, netiquette < Netetiquette)’ ‘- la troncation rimée, en cas de similitude segmentale médiane (ex. : am dramamateur + dramatics, kidvid < kid + video, lit crit < literary + criticism, rom-com < romantic + comedy) ou initiale (ex. : fen-phen < fenfluramine hydro-chloride + phentermine, ro-ro < roll-on + roll-off)’

Ces phénomènes peuvent entrer en concurrence, mais leur distribution semble arbitraire : screenager a émergé comme forme amalgamée de screen et teenager, mais °screen-teen est tout aussi recevable ; l’amalgamation de romantic et comedy a donné rom-com, mais °romedy est aussi bien construit 161 ; l’assemblage de kid et de video a, lui, engendré deux formes, kidvid et kideo.

Les études sur l’amalgamation s’appuient généralement sur des corpus rassem-blant des exemples tirés de la fiction ou de la presse généraliste, et elles passent par conséquent souvent sous silence le fait que de nombreux amalgames sont aussi des termes, et que, même en cas d’interpénétration des signifiants, la pulsion ludique n’est que secondaire dans le domaine de la néologie terminologique. Le principal moteur de l’amalgamation est ailleurs, dans ce que j’appellerai une pression “brachygraphique” pour reprendre le terme de Clas (1987). La réduction du signifiant touche des composés dits “lourds” (Clas 1985, 2001), qui sont difficiles à manier du fait de leur longueur :

arsphenamine < arsenic + phenyl + amine
ethambutol < ethyl + amine + butanol
fen-phen < fenfluramine hydrochloride + phentermine
navaid < navigation aid < aid to air navigation
nicad < nickel-cadmium battery
ob-gyn < obstetrician-gynecologist
vortac < VOR + Tacan < very-high-frequency omnidirectional radio range + tac-
tical air navigation

La pression brachygraphique n’est pas limitée aux amalgames-termes, car comme le note Guilbert (1975:245-246), “le recours à l’acronymie traduit le besoin, inhérent à l’acte de communication, de ramener les formations lexicales composées à l’unité lexicale type du mot graphique soudé correspondant à un syntagme unique.” Elle est le pendant synchronique et conscient du phénomène diachronique et non conscient d’agglutination (ex. : m. angl. al redy > already ; fr.juste au corps > justaucorps). Pour finir, le choix d’une construction amalgamée répond aussi fréquemment à une pression d’iconicité morpho-sémantique. La présence de nombreux amalgames désignant des hybrides génétiques (ex. : pluot < plum + apricot, siabon < siamang + gibbon, tangelotangerine + pomelo) atteste du fait que le “croisement des signifiants”, pour reprendre l’expression de Pottier (2001:122), est iconique du croisement génétique des denotata.

Notes
161.

 Il est probable que l’analogie avec sitcom a favorisé le choix de la double apocope.