Le corpus ci-dessus illustre le fait que certains patrons d’amalgamation sont productifs, alors que d’autres ne le sont pas du tout. Le Tableau 14 montre que les trois patrons non productifs d’amalgamation par double troncation ont pour point commun une base-source aphérésée en début d’amalgame :
patrons productifs | patrons peu ou pas productifs |
B-S apocopée + B-S entière B-S entière + B-S aphérésée B-S apocopée + B-S aphérésée B-S apocopée + B-S apocopée |
B-S aphérésée + B-S entière B-S entière + B-S apocopée B-S aphérésée + B-S apocopée B-S aphérésée + B-S aphérésée |
L’examen des patrons d’amalgamation ternaire conduit à un constat semblable : les bases-sources aphérésées ne sont attestées qu’en position finale dans l’amalgame ; si plus de deux bases-sources sont tronquées, il n’y a jamais de multi-aphérèse. On ne peut cependant conclure qu’il existe une impossibilité d’ordre cognitif empêchant la présence en position non finale d’une base-source aphérésée, car des composés formés par bi-aphérèse et par aphérèse-apocope sont attestés en indonésien, une langue où les amalgames sont particulièrement nombreux, notamment dans la terminologie militaire (Dardjowidjojo 1979:144) 168 :
bi-aphérèse
danyon, “commandant de bataillon” < komandan + bataliyon
menwa, “école des officiers de réserve” < resimen “régiment” + mahasiswa “étudiant”
danmen, “commandant de régiment”< komandan + resimen
danton, “commandant de peloton” < komandan + peloton
aphérèse-apocope
danwil, “commandant de district” < komandan + wilayah
dansek, “commandant de secteur” < komandan + sektor
Ces patrons d’amalgamation sont néanmoins marginaux, même en indonésien. On conclura donc que si une contrainte d’ordre cognitif semble limiter la productivité des constructions débutant par une base-source aphérésée, toutes les langues ne s’y plient pas de manière identique.
L’aversion vis-à-vis des patrons d’amalgamation contenant une base-source aphérésée en position non finale s’explique probablement par le fait que la présence d’un fragment aphérésé à cet endroit dans l’amalgame entre en conflit avec la contrainte de reconnaissance maximale des bases-sources. Dans son étude expérimentale sur la reconnaissance de mots entiers à partir d’un input oral tronqué, Nooteboom (1981:408-409) montre que la position du fragment manquant influe sur le pourcentage de reconnaissance correcte du mot : la disparition d’un fragment en position finale est moins dommageable que celle d’un fragment en position initiale. Le pourcentage de reconnaissance correcte du mot à partir d’un fragment initial est de 95 %, contre 60 % pour un fragment final. Ce résultat est corroboré par les temps de latence avant réponse, qui diffèrent de manière significative : 1065 millisecondes en moyenne pour la recon-naissance à partir d’un fragment initial, contre 1774 millisecondes pour un fragment final (op. cit.:413-415). Pour que les chances de reconnaissance de la base-source ne soient pas davantage amoindries, on peut donc faire l’hypothèse que s’exerce une contrainte qui oblige le fragment aphérésé à occuper la même place — c’est-à-dire la place finale — dans la base-source et dans l’amalgame.
Les deux premiers exemples m’ont été indiqués par Soenjono Dardjowidjojo (1979:145 ; communication privée), les autres par Philippe Grangé (c. p.).