5.2. LES CONTRAINTES D’ORDRE DANS LA LITTÉRATURE SPÉCIALISÉE

5.2.1. Les contraintes sémantiques

L’étude la plus détaillée des contraintes sémantiques pesant sur l’ordre des composants d’un binôme est due à Cooper et Ross (1975:64-67) 182 . Une liste est établie à partir de vingt-deux concepts dominants (angl. semantic domains) 183 :

‘(1). HERE : here and there, in and out.
(2). NOW : now and then, sooner or later.
(3). PRESENT GENERATION : father and grandfather, son and grandson.
(4). ADULT : father and son, mare and foal.
(5). MALE : husband and wife, brother and sister.
(6). POSITIVE : more or less, win or lose.
(7). SINGULAR : singular and plural, once or twice.
(8). PATRIOTIC : cowboys and Indians, United States and Canada.
(9). ANIMATE : people and things, men and machines.
(10). FRIENDLY : friend or foe, pro and con.
(11). SOLID : land and sea, Army and Navy.
(12). FRONT : front and back, fore and aft.
(13). AGENTIVE : speaker and hearer, cat and mouse.
(14). POWER SOURCE : bow and arrow, horse and carriage, gin and tonic.
(15). LIVING : life and death, live or die.
(16). AT HOME : at home and abroad, home and away.
(17). GENERAL : general and particular, abstract and concrete.
(18). NOMINAL : nouns and verbs.
(19). COUNT : count and mass nouns.
(20). FOOD AND DRINK HIERARCHY : FISH > MEAT > DRINK > FRUIT > VEGETA-BLES > BAKED GOODS > DAIRY PRODUCTS > SPICES : fish and game, meat and drink, surf and turf, fish and chips, peaches and cream.
(21). DIVINE : God and man, church and state.
(22). PLANT : plant and animal, flora and fauna.’

Cooper et Ross reconnaissent que des exceptions à cet ordonnancement existent (ex. : past and present, ladies and gentlemen, dead or alive), mais ils considèrent que les tendances sont massives. Cette analyse est globalement pertinente, mais elle souffre de plusieurs défauts : certains concepts sont peu évidents à cerner (ex. : PRESENT GENE-RATION), et d’autres rapprochent de manière un peu forcée des binômes hétéroclites (SINGULAR est illustré par Mick Jagger and the Rolling Stones et monotheism and polytheism, POWER SOURCE par bow and arrow et gin and tonic, GENERAL par form and substance et word and deed) ; plusieurs concepts ont en outre une portée limitée, car ils ne sont illustrés que par un ou deux exemples — c’est le cas de (3), de (18), de (19) et de (22) —, tandis que d’autres semblent pouvoir être facilement rapprochés (FRIENDLY peut être inclus dans POSITIVE ; ANIMATE et LIVING sont des quasi-synonymes ; HERE,PATRIOTIC et AT HOME peuvent être subsumés par SPATIALLY PROXIMAL, NOW et PRESENT GENERATION par TEMPORALLY PROXIMAL). Cooper et Ross considèrent qu’un principe sémantique général est à l’œuvre et ils subsument donc dans un deuxième temps l’ensemble des contraintes susmentionnées sous une même notion : ils parlent du principe d’égocentricité (angl. Me First principle). La première place du binôme est réservée à l’élément qui est en empathie avec la vision du monde d’un locuteur prototypique virtuel. Ce principe se retrouve sous d’autres vocables dans la littérature : Ross (1976) 184 joue sur les mots et utilise le terme myopia (“The ego is at the center of the speaker’s conceptual space. It is focused inward, it is shortsighted [...].”), Ertel (1977) parle de closeness to the speaker’s cognitive field, Kuno (1979) de speaker’s empathy 185 , Allan (1987:52-54) de familiarity hierarchy, Van Langendonck (1995:83) de closeness hierarchy.

Deux autres contraintes, peu ou pas traitées par Cooper et Ross (1975) 186 , sont mentionnées par Abraham (1950:284-285), et réapparaissent plus tard dans la littérature. Szpyra (1983:36, 39) et Landsberg (1995:72) évoquent ainsi le rôle de la contrainte d’iconicité chrono-linéaire, qui veut que le premier élément sur l’axe chronologique soit aussi le premier sur l’axe linéaire (ce principe est typiquement illustré par le “Veni, vidi, vici.” de Jules César), et celui de la contrainte de saillance sémantique, qui veut que l’élément plus saillant soit situé en première position. Szpyra parle du concept PRINCIPAL, illustré par les binômes bed and board et fish and chips, et Landsberg utilise la formule “more important precedes less important” pour expliquer l’ordre des éléments dans le syntagme the President and the Secretary of State. D’autres linguistes s’intéressant à l’ordre des composants à l’intérieur des composés asyndétiques notent aussi l’existence d’une asymétrie entre un premier composant à la saillance forte et un second à la saillance plus faible : Picone (1996:125-127) parle de secondariness pour le deuxième membre de l’assemblage (ex. : canapé-lit), Arnaud (2004a:330) de hiérarchie de prégnance entre les denotata des composants (ex. : député-maire). Picone (ibidem) souligne que le caractère plus ou moins saillant d’un composant relativement à un autre est sujet à variation, à la fois en diachronie (ex. : lit-canapé / canapé-lit) et en syn-chronie (ex. : bracelet-montremontre-bracelet 187 ).

En conclusion, je limite le jeu des contraintes sémantiques à six concepts généraux qui semblent bien établis :

‘PROXIMITÉ SPATIALE (ex. : here and there)’ ‘PROXIMITÉ TEMPORELLE (ex. : now and then)’ ‘PROXIMITÉ PSYCHOLOGIQUE 188 (ex. : good and bad, man and beast, man and machine, man and wife)’ ‘SUPÉRIORITÉ SPATIALE (ex. : top and bottom, forward and backward)’ ‘SUPÉRIORITÉ HIÉRARCHIQUE (ex. : knight and page, chapter and verse)’ ‘ANTÉRIORITÉ TEMPORELLE (ex. : catch and release)’

Le principe d’égocentricité s’applique naturellement aux concepts liés à la notion de proximité. Les autres concepts peuvent être rangés sous la notion plus souple de différence de saillance sémantique. Cette approche a l’avantage de permettre une adaptation à chaque binôme : bow and arrow et gin and tonic par exemple n’ont alors plus à dépendre d’un même concept un peu fourre-tout comme SOURCE D’ÉNERGIE.

Notes
182.

 D’autres tentatives antérieures, moins développées, existent. Voir Abraham (1950:284-286).

183.

 Sauf exception, seuls deux des exemples originaux de Cooper et Ross (1975:65-67) sont donnés.

184.

 Cité par Birdsong (1995:40-41).

185.

 Ces deux références sont données par Fenk-Oczlon (1989:521).

186.

 À la toute fin de leur article, Cooper et Ross (op. cit.:102) font une brève mention de la con-trainte CHRONOLOGY, applicable selon eux aux seuls binômes biverbaux (ex. : eat and run, stop and shop).

187.

 Pour une discussion sur cette paire de composés, voir aussi Boisson (2001).

188.

 J’entends par proximité psychologique le fait de considérer comme non-marqués les traits conceptuels [POSITIF], [HUMAIN], [ANIMÉ] et [MASCULIN].