5.2.2. Les contraintes phonologiques

L’étude la plus détaillée des contraintes phonologiques influant sur l’ordre des constituants d’un binôme est, elle aussi, due à Cooper et Ross (1975), lesquels recensent et illustrent sept caractéristiques différenciant le constituant droit du constituant gauche du binôme. Toutes choses égales par ailleurs, le constituant droit contient 189 :

‘(1). un plus grand nombre de syllabes (ex. : vim and vigor, wild and woolly)’ ‘(2). une voyelle plus longue (ex. : stress and strain, trick or treat)’ ‘(3). un plus grand nombre de consonnes initiales (ex. : sink or swim, make or break)’ ‘(4). un segment initial présentant un degré d’obstruance plus élevé 190 si les deux constituants commencent par une seule consonne (ex. : wear and tear, surf and turf)’ ‘(5). une voyelle dont la fréquence du second formant est plus basse (ex. : cats and dogs ; this and that) 191 ’ ‘(6). un plus petit nombre de consonnes finales (ex. : betwixt and between, wax and wane)’ ‘(7). un segment final présentant un degré d’obstruance moins élevé si les deux constituants se terminent par une seule consonne (ex. : push and pull, rock and roll).’

L’analyse de Cooper et Ross (1975) est légèrement amendée par Pinker et Birdsong (1979), lesquels testent expérimentalement cinq des sept contraintes isolées précédem-ment (1, 2, 4, 5 et 6) à partir des préférences d’ordonnancement des constituants de binômes imaginaires asémantiques. Quatre contraintes sont validées :

‘(1). la différence de longueur en syllabes (ex. : dack and badack)
(2). la différence de longueur vocalique (ex. : brets or braits)
(4). la différence d’obstruance des consonnes initiales (ex. : haipo and daipo)
(5). la différence de qualité vocalique 192 (ex. : gligy and glagy)’

La cinquième contrainte testée — (6). la différence de complexité consonantique finale — est, elle, invalidée, et inversée : le constituant contenant le plus grand nombre de consonnes finales se trouvera préférentiellement en deuxième position dans le binôme (ex. : flar and flard) 193 . Cette volte-face ne s’avère pas préjudiciable pour les deux binômes donnés à titre illustratif par Cooper et Ross, betwixt and between et wax and wane obéissant tous deux à la contrainte (2) de longueur vocalique. Elle permet en outre de faire entrer en résonance les contraintes (2), (3) et (6), car toutes privilégient en première position dans le binôme le constituant le plus court. Birdsong (1979), cité par Birdsong (1995:35), va plus loin dans l’unification des contraintes phonologiques en considérant qu’une voyelle plus ouverte et/ou plus antérieure est, acoustiquement parlant, plus longue, et que les contraintes (2) et (5) peuvent donc être subsumées. En incorporant la contrainte (1), apparaît un principe général — appelé “contraste court/long” par Ross (1980) 194 et “loi du second lourd” par Hagège (1985:184) — qui veut que le constituant structurellement le plus simple précède le constituant le plus complexe.

Une autre contrainte, qui est applicable à la classe des composés asyndétiques et n’a, à ma connaissance, jamais été testée sur l’anglais, mérite mention. Dans son analyse des contraintes phonologiques régissant l’ordre des composants des amalgames de l’hébreu moderne 195 , Bat-El (1996:302-305) mentionne deux contraintes agissant au niveau du point de contact entre composants. La première est la contrainte de plus grande sonorité, qui veut que le segment final du premier composant soit plus sonore que le segment initial du second composant (ex. : l’assemblage xay.dak “vivant.mince
= bactérie” est privilégié par rapport à dak.xay) ; la deuxième est la contrainte de plus grande différence de sonorité, qui privilégie une différence maximale entre les segments au point de contact entre composants (ex. : l’assemblage sal.kal “panier.léger = siège-auto” est préféré à kal.sal, car la différence de sonorité entre /l/ et /k/ est plus importante que celle entre /l/ et /s/).

La différence de longueur en syllabes entre le premier et le deuxième élément d’un binôme, qui est aussi connue sous le nom de loi de Panini 196 , a aussi été vérifiée sur les amalgames. Kelly (1998:582) obtient une moyenne de 2,2 syllabes pour les bases-sources représentées par les fracto-bases occupant la première position dans l’amalgame, et une moyenne de 2,7 syllabes pour les bases-sources en deuxième position 197 . Cette analyse est confirmée par les travaux de Gries (2004b:421) 198 : sur un corpus de 1028 amalgames, 24,3 % ont des bases-sources équisyllabiques 199 , 24,9 % une première base-source contenant un plus grand nombre de syllabes, et 50,8 % une deuxième base-source plus longue.

Notes
189.

 Les contraintes sont présentées par Cooper et Ross (1975:71) dans un ordre hiérarchique, de la plus forte à la moins forte.

190.

 Cooper et Ross (1975:72) utilisent l’échelle d’obstruance suivante : occlusives > fricatives > nasales > liquides > glides.

191.

 Cooper et Ross (1975:73) proposent l’échelle de fréquence du second formant suivante : [i] > [ɪ] >[e] > [æ] > [ɑ] > [ɔ] > [oʊ]> [u]Oakeshott-Taylor (1984:228) teste expérimenta-lement les préférences d’ordonnancement à partir de binômes imaginaires asémantiques de type pV 1 t and pV 2 t et obtient une échelle relativement proche : [ɪ] > [iː] > [e] > [æ] > [ɒ] > [aː] > [ʊ] > [ɔː] > [uː] > [ɜː].

192.

 Pinker et Birdsong (1979), cités par Birdsong (1995:33), substituent la notion de qualité vocalique à celle de fréquence du second formant, et reformulent la contrainte de la manière suivante : “First-ordered constituents will have more closed or more front vowels, while second constituents will have more open or more back vowels.”

193.

 Cette modification est validée par une communication privée entre Birdsong et Cooper et Ross (Birdsong 1995:35).

194.

 Cité par Fenk-Oczlon (1989:521).

195.

 La définition de l’amalgame que Bat-El (1996:285-286) donne pour l’hébreu est différente de celle adoptée pour l’anglais. La troncation d’au moins un des composants n’est pas obligatoire. Morphologiquement, un amalgame se distingue d’un composé par son mode de flexion : la marque du pluriel se fixe à droite du premier composant pour les composés, et à droite du deuxième composant pour les amalgames.

196.

 Cooper et Ross (1975:71) attribuent au grammairien de l’Inde antique Panini la première mention de cette contrainte. Cette loi se rencontre sous d’autres vocables dans la littérature : Jakobson (1963:221) parle par exemple de principe poétique de gradation syllabique.

197.

 Le respect probabiliste de cette contrainte est confirmé dans les cas où la deuxième base-source a une fréquence lexicale égale ou supérieure à la première.

198.

 À la différence de Kelly (1998), Gries (2004b) inclut les amalgames subordinatifs dans son corpus d’étude.

199.

 J’appelle composants équisyllabiques des composants qui ont le même nombre de syllabes, et — par abus de langage — composé équisyllabique un composé dont les composants sont équisyllabiques.