I.2. L’analyse d’erreurs

Dans une approche contrastive élargie, l’analyse contrastive a posteriori , qui traite des transferts effectivement observés chez les apprenants, paraît plus opératoire que l’analyse a priori . Celle-ci prétendait prévoir tous les problèmes d’apprentissage, celle-là entre dans le cadre de l’analyse d’erreurs, développée à partir des années 1960 et basée sur la linguistique générative de N.Chomsky et sur le constructivisme de J.Piaget ; elle se développe notamment grâce aux recherches de P.Corder, R.Porquier, B.Py, C.Noyau, étant envisagée d’abord comme un complément ou un substitut aux analyses contrastives, auxquelles elle fournissait des matériaux sous la forme d’inventaires d’erreurs constantes commises par les apprenants ; en se concentrant sur les points de difficulté les plus évidents, l’analyse d’erreurs complétait la comparaison bilingue et ouvrait un champ aux recherches ultérieures. De plus, elle compensait les limites des analyses contrastives quant aux langues maternelles non décrites ou inconnues des enseignants, ou dans le cas des publics plurilingues.

Dans le cas du français, les premières analyses d’erreurs poussées ont été réalisées en Afrique, avec « la grille du BELC », la première grille typologique, constituée en vue de l’élaboration d’un manuel de 6e à destination d’élèves d’Afrique ; un corpus de plus de 2000 copies (dictées et rédactions) provenant du Congo et d’autres lieux francophones a été constitué ; on a utilisé des méthodes qui privilégiaient la prise en compte de la spécificité de chaque contexte pour l’élaboration du matériel pédagogique. Deux distinctions ont été établies, entre « faute relative » (la forme existe, mais elle est inacceptable dans le contexte) et « faute absolue » (forme écrite ou orale inexistante) et entre « faute graphique » et « faute orale » pour les fautes lexicales et morphologiques. Cette grille a fait l’objet de nombreuses critiques. Il n’est pas évident de décider de la « réalisation attendue » face à une erreur. La distinction absolue / relative est pertinente au niveau du mot mais non pas au niveau de l’enchaînement sur l’axe syntagmatique.

La diversité des aspects abordés par cette première génération d’analyse d’erreurs a fait apparaître la complexité du phénomène ; de véritables analyses explicatives ont classé les erreurs selon des typologies diverses (relatives/ absolues, par addition/ omission/ remplacement, sur le genre/ sur le nombre etc.), établi des distinctions méthodologiques (erreur/ non erreur, erreur systématique/ asystématique, erreur intralinguale/ interlinguale), réalisé des inventaires et des statistiques permettant d’apprécier la fréquence des erreurs, tenté d’en déceler les causes potentielles, selon des critères empruntés aux catégories linguistiques provenant des grammaires traditionnelle, structurale, fonctionnelle ou transformationnelle. Ceci à des fins d’enseignement, car l’analyse d’erreurs a un double objectif, l’un théorique, visant une meilleure compréhension des processus d’apprentissage des langues étrangères, l’autre pratique, lié essentiellement à l’amélioration de l’enseignement ; les deux facettes s’articulent l’une à l’autre, dans la mesure où, d’une part, une meilleure compréhension des processus d’apprentissage contribue à la conception de principes et de pratiques d’enseignement mieux appropriées, où sont reconnus et acceptés le statut et la signification des erreurs ; d’autre part, l’étude des apprentissages dans un contexte d’enseignement constitue un terrain de recherche utile pour une théorie de l’apprentissage des langues.

Selon Besse et Porquier, toute analyse d’erreurs commence par une identification provisoire des erreurs, à base de repères distincts, a savoir : le système de la langue cible, ce qui renvoie aux descriptions linguistiques et implique des jugements de norme et d’acceptabilité ; l’exposition antérieure à la langue étrangère, liée à une description pédagogique, c’est-à-dire ce qui a déjà été acquis dans un cadre institutionnel ; l’interlangue de l’apprenant, à un stade donné et dans son développement longitudinal. Pour ce troisième repère, on ne dispose pas vraiment d’éléments de description sauf les explications des apprenants mêmes de leurs erreurs ou l’examen externe de leur statut (systématiques ou non, relatives ou absolues). Une analyse explicative des erreurs fait plus souvent appel aux deux derniers repères et plus rarement au premier.

En effet, comme P.Corder l’a montré, l’apparition d’erreurs en langue étrangère comme en langue maternelle chez les enfants, constitue un phénomène naturel, inévitable et nécessaire, et reflète le montage progressif des interlangues, sur la base d’hypothèses successives. Les erreurs systématiques ou typiques qui se produisent, et qui sont le matériel principal de l’analyse d’erreurs, sont des manifestations de la « compétence transitoire » d’un apprenant. Ce type d’erreurs renvoie à un système intériorisé, avec des règles, mais la récurrence de certaines formes « erronées » n’implique pas pour autant qu’elles soient représentatives de l’interlangue : c’est le cas des fossilisations, formes fréquentes ou constantes chez un locuteur, qu’il sait « erronées » mais dont il ne peut pas se défaire et qui paraissent rétives à toute intervention pédagogique. Ainsi, on pourra entendre chez des hispanophones d’un niveau avancé en français des formes telles que « à côté de le cinéma » alors que les règles de contraction des articles sont connues. Il y a aussi des cas où l’hésitation ou l’alternance entre une forme correcte et une forme erronée signale une compétence insuffisante ou en cours de modification. L’identification d’erreurs systématiques, c’est-à-dire d’un système d’erreurs, dépend des échantillons analysés, des conditions de production du discours, aussi bien dans un cadre pédagogique contraint que dans la communication spontanée. Pour certains chercheurs, les erreurs systématiques sont caractéristiques d’un groupe et inhérents à un contexte d’apprentissage donné.

La distinction entre erreurs interlinguales et erreurs intralinguales consiste à déterminer si les erreurs proviennent de la langue maternelle ou de la grammaire étrangère intériorisée, lorsque celle-ci partage déjà des règles avec la langue-cible. Dans le dernier cas, ce genre d’erreurs, appelées de « généralisation analogique », sont apparentées à celles des enfants natifs de la langue cible ; elles sont en général difficiles à distinguer du premier type, car toute erreur possède deux composantes : une composante d’interférence et une composante d’analogie, dans des proportions variables, sauf les cas relativement clairs (par exemple les calques). Un lot important d’erreurs n’entrent ni dans l’une, ni dans l’autre catégorie, ou peuvent entrer dans les deux à la fois. Les études montrent que les enseignants sont souvent enclins à chercher des explications interférentielles, qu’ils connaissent bien ou non la langue source des apprenants. Mais en réalité les erreurs interférentielles ne sont pas issues des différences entre les deux langues, mais de l’inadéquation du système de correspondances que l’apprenant se construit face à ces différences. La prise en compte de l’interaction et des correspondances qui s’établissent entre deux grammaires intériorisées, l’une achevée, l’autre évolutive, est essentielle pour nuancer la distinction entre les deux types d’erreurs.

L’analyse d’erreurs a apporté directement et indirectement une contribution importante à l’enseignement des langues et cela à plusieurs niveaux : dans l’amélioration des descriptions pédagogiques, dans la modification des attitudes et des pratiques d’enseignement et d’apprentissage, y compris relatives au statut de l’erreur, dans la conception et le contenu des programmes de formation d’enseignants. La recherche sur les erreurs apparaît comme une ressource importante pour l’analyse des processus acquisitionnels. Ces apports tiennent moins cependant aux méthodes de l’analyse d’erreurs qu’aux interrogations et aux ouvertures qu’elle a suscitées, au-delà de son cadre initial, dans la problématique de l’apprentissage des langues. Il n’en reste pas moins vrai que cela éloigne l’analyse d’erreurs de la classe pour la rapprocher de la recherche. C’est là que les travaux sur l’interlangue s’inscrivent plus volontiers, cherchant à découvrir les systèmes transitoires des apprenants.