L’international saisi par les municipalités

Antoine Vion, dans son étude sur la constitution des enjeux internationaux dans le gouvernement des villes françaises entre 1947 et 1995 47 , retrace une partie de l’histoire récente des relations entre villes à l’échelle internationale et pointe les évolutions considérables qu’ont connu tant leurs structurations, leurs objectifs, leurs moyens d’actions que les individus qui y sont affiliés. Mieux, il dévoile la structuration progressive d’enjeux internationaux au sein des gouvernements des villes et la professionnalisation des individus prenant part à ces relations, notamment dans le cadre de réseaux transnationaux, au cours du temps. Les jumelages ont ainsi regroupé des communes d’Europe de l’Est et d’Europe de l’Ouest dans l’immédiat après guerre, puis des communes de l’Ouest entre elles sur fond de guerre froide. Ces relations, pensées dans une visée pacifiste, se développaient alors autour de mouvements sportifs, culturels, de jeunesse ou encore autour de l’amitié entre les peuples. Ils s’accompagnaient également de la constitution de « forums internationaux d’innovations municipales » 48 constituant des opportunités d’apprentissage et de débats pour les municipalités et, partant, leur premier espace d’expérience de l’action internationale. Antoine Vion montre alors comment l’enjeu lié à la coopération décentralisée 49 a pu ensuite entraîner une redéfinition des frontières de la compétence internationale des collectivités locales françaises sans toutefois, dans un premier temps, faire disparaître la logique des jumelages. De fait, la coopération décentralisée ne concerne plus les seules communes, mais s’étend à toutes les collectivités locales et s’accompagne d’un rapprochement de ces dernières et des administrations centrales de la coopération. Bien plus, le développement de la coopération décentralisée repose sur la structuration de réseaux d’administrateurs et de praticiens engagés dans des relations transnationales portant sur des projets de développement local : une logique d’expertise émerge dans les activités alors en cours de définition. Enfin, le développement de la rhétorique sur l’internationalisation des villes (à rapprocher du second courant de recherche présenté plus haut) s’est accompagné d’un renouvellement des enjeux internationaux au sein des villes : ces derniers seraient, de fait à partir des années quatre-vingt-dix, plus diffus et beaucoup moins liés aux activités diplomatiques traditionnelles.

Antoine Vion note alors un changement sémantique dans les dénominations de ces activités : la « politique internationale » cède la place aux initiatives dites de « développement international » des villes. Cette évolution se manifeste à travers la prolifération de réseaux transnationaux de villes. L’institutionnalisation de ces réseaux avec l’aide de financements européens ou internationaux, au contraire de ce qui s’est produit pour les jumelages, accroît le poids des experts et des professionnels disposant alors de ressources spécifiques 50 . Ces derniers élaborent un intérêt collectif des villes pour obtenir des financements, qu’ils soient européens ou internationaux, et pour renforcer leur pouvoir. Ils visent, de fait, essentiellement à promouvoir le développement économique. L’analyse d’Antoine Vion tend ainsi à suggérer que l’expertise de la ville internationale supplante aujourd’hui l’expertise internationale de la ville. Bien plus, son travail de thèse montre que les activités internationales des villes, loin d’être récentes, engendrent de nouvelles expériences de l’international et qu’elles sont sources d’apprentissage mais aussi de perturbations des formes de gouvernement des villes (précisément dans la répartition des compétences entre municipalité et structure intercommunale). Il souligne également que les enjeux internationaux dans le gouvernement des villes se dessinent progressivement en fonction des sollicitations nationales, européennes ou internationales et il insiste sur l’inscription, y compris dans la dernière phase étudiée, de la définition de ces enjeux dans des équilibres institutionnels locaux qui leur préexistent. Cet auteur invite donc à tenir compte des activités internationales dans lesquelles les municipalités lyonnaise et québécoise se sont déjà engagées, à repérer rapidement les acteurs qui y ont participé et à identifier les stimulations extérieures, par exemple nationales, européennes, internationales. Plus largement, il incite à considérer les scènes en interaction et à caractériser l’espace alors constitué.

Les travaux de Nicolas Racine 51 permettent d’ailleurs d’ores et déjà de préciser que si la municipalité québécoise s’est fortement engagée dans des jumelages à partir des années 1950 (d’abord au sein de la province, puis du Canada et enfin avec l’Europe) et qu’elle les poursuit aujourd’hui, dans le cadre plus large de la Communauté urbaine de Québec, les premiers grands événements internationaux qu’elle a abrités, tel que la Conférence de Québec en 1942, et son statut de capitale nationale du Québec l’ont maintenue dans une perspective de développement de relations diplomatiques 52 . De fait, Québec est aujourd’hui adhérente de quelques réseaux internationaux, les plus anciennes adhésions étant relatives à l’association internationale des maires francophones et à l’Ovpm. La municipalité lyonnaise, quant à elle, s’est largement engagée dans des activités internationales à partir des années quatre-vingt et participe aujourd’hui à de nombreux réseaux transnationaux, en particulier à Eurocités et au Cités et gouvernements locaux unis (CGLU). Elle est, en outre, impliquée dans des processus d’européanisation 53 .

Antoine Vion donne finalement à voir l’importance de certains acteurs, des réseaux au sein desquels ils sont insérés (sans toutefois les étudier pour eux-mêmes), ainsi que des liens qu’ils sont en mesure, notamment au plan local, de tisser pour alimenter des activités internationales de villes et structurer des enjeux internationaux au sein des municipalités. En étudiant finement la structuration des enjeux internationaux dans le gouvernement des villes françaises et leurs effets sur les formes de gouvernement, il laisse toutefois en partie de coté les actes « cachés », les circulations informelles 54 (qui n’apparaissent que peu, voire pas dans les résultats), par exemple avec des organisations internationales, et n’explique donc pas comment ceux-ci participent à la structuration de ces enjeux. C’est finalement à travers un changement de focale que des éclairages à ces questionnements sont apportés.

Notes
47.

Vion (Antoine), La constitution des enjeux…, op. cit.

48.

Ibid. p. 118.

49.

Cet enjeu serait associé à des rapprochements opérés entre l’État et les organisations de solidarité internationale dans un contexte d’européanisation. Ibid.

50.

Voir également l’article Pinson (Gilles), Vion (Antoine), « L’internationalisation des villes… », art. cit.

51.

Racine (Nicolas), « L’insertion internationale et la cohésion régionale : le cas de la ville de Québec », Cahiers de Géographie du Québec, vol. 47, n° 131, 2003, p. 293-309. Voir également la brève présentation en annexe. 

52.

Québec a également été retenue, avec douze autres villes étrangères, comme finaliste du concours de la fondation allemande sur les bonnes pratiques urbaines. Voir Beauchamp (André), Dionne (Jean), « Public participation in municipal life : The City of Québec in the North American Context », dans Marga Pröhl (dir.), International strategies and techniques for future local governement, Gütersloh, Bertelsmann Foundation Publishers, p. 103-130.

53.

Ce terme fait référence aux processus de construction, de diffusion et d’institutionnalisation de règles formelles et informelles, de procédures, de styles de politiques publiques ou encore de normes et de croyances partagées définis et consolidés dans le cadre de l’Union européenne. Voir la présentation générale de cette notion de Claudio M. Radaelli : Radaellli (Claudio M.), « Européanisation », dans Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Science Po, 2004, p. 191-200.

54.

Les approches socio-historiques ont notamment souligné l’importance de tels actes. Voir Payre (Renaud), Pollet (Gilles), « Approches socio-historiques », dans Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Science Po, 2004, p. 86-93 ainsi que Payre (Renaud), « L’espace des circulations. Réseaux d’acteurs et fabrique transnationale des sciences administratives (années 1910-années 1950) », dans Frédéric Audren, Pascale Laborier, Paolo Napoli, Jakob Vogel (dir.), Les sciences camérales : activités pratiques et dispositifs publics, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, à paraître.