L’action urbaine analysée depuis le transnational

Les travaux évoqués jusqu’à présent envisagent finalement principalement l’international et le transnational comme des niveaux supérieurs aux Etats. Considérer ces niveaux dans leurs interactions avec le local ou le national apparaît alors secondaire. En outre, si certains d’entre eux pointent de possibles vecteurs d’import-export ne serait-ce qu’en creux, les échanges entre villes et international apparaissent enfermés dans des couples binaires émission/réception, départ/arrivée, demande/offre, local/national, dominant/dominé. Tel n’est cependant pas le cas dans la recherche menée par Renaud Payre sur la science communale et les mondes de la réforme municipale dans la première moitié du vingtième siècle 55 . En se défaisant d’un regard stato-centré, il observe les circulations de savoir et de savoirs-faire entre les villes. Il analyse comment des espaces sont construits entre ces villes et avec d’autres entités, puis comment ces espaces nourrissent l’action publique urbaine. Il adopte une méthode bien différente des comparaisons entre villes généralement mobilisées par les travaux portant sur la gouvernance. En repérant des individus, en les suivant dans leurs pérégrinations, leurs relations, leurs voyages pour décrire et analyser, dans une perspective socio-historique, des espaces traversés et structurés en partie par des enjeux et des logiques multiples, ses travaux viennent compléter les lectures des régulations et des relations entre municipal, national et international proposées par les perspectives de recherche présentées précédemment. Renaud Payre rompt avec la représentation du transnational comme un niveau supérieur. Ses travaux, réalisés dans une perspective proche de celle de Pierre-Yves Saunier dont les principales conclusions sont tout à fait concordantes, montrent d’abord l’existence, dès le 19ème siècle, de liens développés au plan international se révélant structurants pour l’action urbaine. Ces auteurs insistent ensuite sur le rôle des circulations dans les façons de penser la gestion urbaine au plan local et dans des espaces transnationaux 56 , mais aussi dans les représentations véhiculées sur les villes et leurs pratiques. Mieux, ils donnent à voir la structuration d’une expertise internationale de la ville à travers des circulations d’individus et des phénomènes d’apprentissage en étudiant les mondes à travers lesquels cette expertise se construit. Enfin, ils insistent sur les évolutions que connaissent les connexions entre municipalités ou entre acteurs municipaux au cours du temps. En s’intéressant aux échanges entre municipalités à la fin du 19ème siècle, Pierre-Yves Saunier souligne d’abord l’essor de ces échanges (comme ceux entre les principales entités du « système international ») avec les inventions de technologies permettant la reproduction de textes et d’images, ainsi qu’avec le télégraphe 57 . A partir d’une analyse précise des réseaux mis en place, de leurs acteurs, des vecteurs qu’ils empruntent et de leurs structures, il montre que les « connexions municipales », s’appuyant sur des discours scientifiques et/ou utopiques, constituent finalement des éléments du débat du développement de l’Europe et de l’international. Les réseaux qu’il décrit reposeraient sur quatre postulats : leurs contributeurs considèrent d’abord que l’avenir du monde est essentiellement urbain ; ils s’appuient ensuite sur les villes elles-mêmes ; ils postulent le caractère apolitique du municipalisme et des municipalités ; et, enfin, ils considèrent que les municipalités à travers l’Europe sont comparables.

De fait, les « connexions municipales » ainsi établies ont des visées particulières telles que le « see-know-show » 58 auquel s’adonneraient tant les employés municipaux que les édiles locaux. Plus largement, Pierre-Yves Saunier et Renaud Payre identifient des espaces transnationaux de circulation 59 au sein desquels ces acteurs peuvent échanger, montrer ou développer des connaissances ou des savoirs, transmettre ou apprendre des modèles ou encore renouveler leurs interprétations de problèmes ou leurs définitions des enjeux liés à l’objet dont ils discutent. Ces espaces seraient contraints et organisés par le national, mais ils traverseraient également ce dernier et le dépasseraient. Les circulations à l’œuvre (circulations d’individus, mais également d’objets) auraient ainsi un pouvoir structurant. Elles s’inscrivent dans des livres, des articles, des rapports, des conférences, des discours, des rencontres, etc. Elles sont également largement facilitées par des voyages, auxquels ces auteurs accordent une place très particulière. Les voyageurs sont en effet susceptibles de devenir des passeurs, des traducteurs, des entremetteurs, des organisateurs, des entrepreneurs de ces circulations. Ils sont alors affiliés à différentes loyautés, quelles soient nationales, municipales ou justement transnationales. Ils sont amenés à traverser des frontières, celles conventionnelles et juridiques des Etats, mais également celles, plus floues parfois, culturelles et sociales de scènes au sein desquelles ils agissent. Il s’exerce alors au cours de ces voyages et, de manière plus générale, lors des circulations des processus de filtrage, de sélection et de traduction 60 . De tels processus sont susceptibles de révéler ou de renforcer la constitution d’enjeux politiques au sein de différentes scènes. Les travaux dévoilant des espaces transnationaux de circulation montrent, comme le souligne Pierre-Yves Saunier, que le transnational constitue un angle d’observation riche d’enseignement et apporte un autre regard sur des objets appréhendés généralement dans leurs spécificités, notamment à travers leurs caractéristiques nationales. En adoptant une telle perspective de travail, ces auteurs suggèrent finalement qu’il est complexe et surtout réducteur de penser les enjeux et les activités urbaines sans les appréhender dans leurs connexions avec l’international et, inversement, qu’il est impossible de comprendre toutes les facettes des activités internationales sans se pencher un tant soit peu sur les dynamiques locales qui viennent les nourrir. Ces travaux sont donc loin de tous défendre un point de vue identique sur l’activité des municipalités urbaines en lien avec l’international, moins encore sur la façon de penser analytiquement l’international et la ville ou encore le transnational. La richesse et la diversité de leurs apports n’ont d’ailleurs pas, loin s’en faut, débouché sur la définition d’un corps structuré d’hypothèses ni sur la mise en œuvre de programmes de recherche clairement identifiables. La revue de littérature précédente révèle au contraire la rareté des investigations approfondies sur l’élaboration et la mise en œuvre d’activités urbaines répondant à une politique internationale et souligne que des zones d’ombre demeurent, notamment autour des microprocessus tels que l’obtention de ressources particulières dans des relations, des connexions avec l’international, dans la participation ou la cooptation d’acteurs locaux à des activités internationales ou encore dans la co-élaboration d’enjeux similaires ou complémentaires sur différentes scènes. L’approche présentée ci-dessous s’appuie sur la présentation critique de ces travaux et cherche à décrire et à analyser la participation des municipalités aux dynamiques qui traversent l’espace transnational et les effets que ces participations engendrent. Elle témoigne également d’une volonté de renouvellement qui nous a conduite à puiser des modes de questionnements ailleurs que dans la seule littérature traditionnelle de l’analyse des politiques publiques.

Notes
55.

Payre (Renaud), A la recherche de la « science communale ». Les « mondes » de la réforme municipale dans la France de la première moitié du vingtième siècle, Thèse de Science politique, Université de Grenoble, 2002. Ce travail est essentiel pour la construction de ce lien entre terrains et théorie, d’abord parce qu’il s’intéresse aux villes et ensuite parce qu’il démontre l’existence de « mondes » différents, de scènes multiples participant à une réforme municipale.

56.

Voir par exemple Saunier (Pierre-Yves), « Les voyages municipaux américains en Europe, 1900-1940. Une piste d’histoire transnationale. », Jahrbuch für europäische Verwaltungsgeschichte, vol. 15, 2003, p. 267-288.

57.

Saunier (Pierre Yves), « Taking up the bet on connections : a municipal contribution », Contemporary European History, vol. II, n° 4, 2002, p. 507-527, p. 516.

58.

Saunier (Pierre-Yves), « Changing the city : urban international information and the Lyon municipality, 1900-1940 », Planning perspectives, n° 14, 1999.

59.

Payre (Renaud), « L’espace des circulations… », art. cit. L’espace transnational est, selon ces auteurs, un outil pour l’analyse dans la mesure où il constitue un point de vue rendant visible des échanges, aidant à prendre au sérieux des relations qui resteraient difficilement observables si l’enquêteur adoptait une perspective nationale. Il constitue également un enjeu pour les acteurs qui s’y investissent et, en ce sens, il dépasse l’outil d’observation et d’analyse.

60.

L’approche adoptée par ces deux auteurs rejoint en grande partie les travaux menés en histoire et en sociologie (études relevant de la world history ou celles portant sur les structures de l’échange international de valeur et d’idée), ne traitant pas de l’articulation entre ville et international, mais de ce qui se joue et se structure à travers des circulations ou des processus d’import-export ainsi que ce qui se construit à travers des espaces de circulation. Voir notamment les multiples numéros des Actes de la recherche en sciences sociales consacrés à cette perspective de recherche : « Les ruses de la raison impérialiste », n° 121-122, 1998 ; « Nouvelles formes d’encadrement », n° 136-137, 2001 ; « L’exception américaine (2) », n° 139, 2001 ; « Traduction : les échanges littéraires internationaux », n° 144, 2002 ; « La circulation internationale des idées », n° 145, 2002 ; « Sociologie de la mondialisation », n° 151-152, 2004. Voir également Rodgers (Daniel T.), Atlantic Crossings : Social Politics in a Progressive Age, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University Press, 1998 ; Casanova (Pascale), La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999. Pour une présentation détaillée du panel actuel, voir Saunier (Pierre-Yves), « Circulations, connexions et espaces transnationaux », Genèses, n° 57, 2004, p. 110-126.