2. Saisir le transnational par une approche sociologique et comparative

Plutôt que d’échafauder des hypothèses de départ ex nihilo qui auraient alors été validées ou invalidées par les enquêtes de terrain, le présent travail résulte d’allers et retours constants entre la réflexion théorique et l’exploration de terrains dont les contours ont d’ailleurs évolué au cours du questionnement. Il s’est donc plutôt agi de « laisser le cas définir les concepts » 61 , de redéfinir le questionnement au contact du terrain de recherche et de tester des hypothèses construites progressivement à partir des phénomènes observés 62 . L’analyse des données empiriques collectées permet de décrire et d’expliquer les actions publiques et les interactions étudiées, de formuler et de tester des séries d’hypothèses concernant les acteurs partie prenante des interactions, la nature et le développement de ces interactions et enfin la manière dont ces dernières président à l’élaboration de stratégies urbaines à visée internationale. La démarche adoptée pour ce travail est donc plutôt inductive.

La posture d’analyse retenue part de l’idée suivante : « le transnational ne peut pas simplement être considéré comme un niveau supplémentaire qui viendrait s’ajouter au local, régional ou national, selon une logique de changement de focale. Il est au contraire appréhendé en tant que niveau qui se constitue en interaction avec les précédents et qui génère des logiques, avec des effets en retour sur les autres logiques de structuration de l’espace » 63 . Le processus de production d’action publique (la fabrique du patrimoine mondial) est donc appréhendé comme le résultat d’interactions entre de multiples acteurs relevant de différentes scènes d’action. Ces interactions sont observées à un niveau désagrégé (l’espace transnational 64 ) afin de se défaire des imbrications hiérarchiques local-national-international, représentations construites a priori et contribuant à réifier des découpages largement intellectuels. A partir de la comparaison de deux cas singuliers, il s’agit d’observer et de reconstituer comment des stratégies municipales à visée internationale sont pensées et conçues en interaction avec des scènes nationales et internationales en s’attachant à repérer les effets en retour de ces interactions afin de comprendre comment l’espace transnational constitue une ressource pour des municipalités urbaines dans leur positionnement concurrentiel et dans leurs modes de gouvernement.

Saisir la gestion du label international Ville du patrimoine mondial au sein des municipalités lyonnaise et québécoise nécessite, d’après la revue de littérature précédente, les travaux sur le don très brièvement rappelés ci-dessus et, enfin, les conclusions de notre propre mémoire de DEA 65 , d’analyser la procédure d’obtention de ce label comme élément déclencheur des activités alors engagées et comme révélateur d’un intérêt de ces municipalités pour le thème précis patrimoine mondial. En repérant ce qu’implique la mise en interaction des municipalités urbaines avec des scènes participant à la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial, nous regarderons d’abord comment la procédure d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial peut contribuer à créer, notamment au travers d’un travail politique, des représentations locales différenciées du patrimoine mondial et, partant, un enjeu politique au sein des municipalités urbaines. Nous chercherons ensuite à comprendre comment la constitution de cet enjeu politique et les différentes réceptions des inscriptions (au sein des villes ainsi que dans les autres scènes concernées) peuvent favoriser une « problématisation » du patrimoine mondial conditionnée par des pratiques étatiques et des cultures nationales. Enfin nous analyserons comment (et dans quels contextes) cette « problématisation » peut devenir propice à un renouvellement de certaines pratiques locales ainsi qu’à la participation des municipalités urbaines à des activités scientifiques et surtout politiques pensées dans le cadre de la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial. Nous nous attacherons en particulier à repérer les interdépendances qui en résultent.

Plusieurs objectifs ont guidé ce travail. La thèse cherche à contribuer à la réflexion théorique sur l’internationalisation des villes, notamment sur les relations multi-niveaux dans la fabrique de l’action publique patrimoniale en explorant trois grands domaines d’investigation 66 . Le premier concerne la nature et les effets des configurations d’acteurs qui caractérisent l’Unesco et ses organes consultatifs ainsi que le domaine d’intervention publique relatif au patrimoine dans chacun des pays. Il s’agit alors de savoir comment les répartitions de compétences (issues de traités internationaux ou de l’histoire des pratiques nationales) contribuent à former des objectifs, des attentes, voire des enjeux municipaux ainsi qu’à structurer des conditions particulières, d’une part, pour établir une réponse à l’offre internationale et, d’autre part, pour inciter les municipalités urbaines à investir les activités internationales. Ce premier grand domaine pose donc notamment la question de la compatibilité ou de la mise en cohérence des actions engagées en lien avec le patrimoine mondial et impliquant une pluralité d’acteurs, de scènes et de niveaux d’action.

Le second domaine d’investigation correspond à une étude du rôle et de la place qu’occupent certains individus (notamment des savants ou des experts) dans la fabrique de stratégies municipales à visée internationale. Il analyse les ressources spécifiques dont ces individus disposent, les scènes auxquels ils sont affiliés ainsi que les enjeux qu’ils contribuent à produire.

Enfin, nous cherchons à comprendre comment les représentations renouvelées du patrimoine, élaborées et légitimées par une organisation internationale, sont saisies par les élites urbaines pour servir leurs ambitions de rayonnement international, pour s’organiser collectivement et pour peser sur l’espace transnational spécifique et structuré autour du patrimoine mondial. La thèse s’intéresse donc aux mécanismes institutionnels et informels établis entre scènes locales, nationales et internationales 67 à travers lesquels des municipalités urbaines prennent part à des activités scientifiques et politiques pensées au-delà des Etats. Elle rejoint finalement, en partie, les interrogations posées sur l’État et sa place dans l’élaboration de l’action publique, questions très directement corrélées à celles portant sur les capacités politiques des villes.

La thèse se donne, ensuite, pour objectif de mettre en récit une partie de l’histoire de l’action internationale portant sur le patrimoine mondial, vue depuis les villes. A travers les inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial de l’arrondissement historique de Québec et du site historique de Lyon, puis à travers l’émergence et la structuration de l’Organisation des villes du patrimoine mondial, le présent travail observe comment les municipalités urbaines ont abordé et traité les questions relatives au patrimoine et au patrimoine mondial, les types de mobilisations que ces notions ou ces objets ont suscités, les perceptions des enjeux liés au patrimoine et au patrimoine mondial ainsi que celles des enjeux liés à l’Unesco et, enfin, les positions adoptées par les différents protagonistes. La thèse interroge également les recompositions que ces évènements ont pu engendrer.

Elle vise enfin à dégager quelques éléments susceptibles de nourrir la réflexion sur la comparaison comme méthode d’analyse. Elle propose de tester et d’approfondir l’hypothèse suivante : le recours aux notions d’espace transnational et de circulations, nourries en partie d’une perspective socio-historique, pour éclairer les multiples dimensions du travail de production savant et politique de ces stratégies permettrait d’abord de mieux rendre compte de phénomènes d’apprentissage et de repérer des ressources spécifiques. Elle aiderait, ensuite, à dépasser le cadre strict de la comparaison et à se défaire d’approches trop stato-centrées pour observer et décrire des phénomènes développés en grande partie au-delà des frontières nationales. Enfin, elle permet, selon nous, de resituer une action spécifique dans les différents ensembles de politiques dans lesquels elle s’inscrit (sans en privilégier un a priori).

Nous avons donc choisi d’adopter une démarche inductive appuyée sur une étude fine à partir de deux cas de villes du patrimoine mondial, l’une fondatrice de l’Ovpm, l’autre adhérente plus tardive, et de réaliser une comparaison transnationale. Seule une analyse très localisée et conservant une approche du policy-making et du transnational à partir de méthodes et d’acquis de la sociologie nous semble permettre de comprendre de manière fine les jeux d’acteurs, ainsi que les relations et les régulations multi-niveaux. La démarche retenue, et sur laquelle nous souhaitons revenir plus précisément, se situe à l’intersection de l’analyse des politiques publiques, qui sont ici essentiellement municipales et internationales, et des travaux portant sur les phénomènes transnationaux.

Notes
61.

Becker (Howard S.), Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, Editions La Découverte & Syros, 2002, p. 201.

62.

A l’image des « ficelles » que Howard Becker propose d’utiliser pour dompter la théorie et souligner la méfiance qu’il revendique de l’articulation entre réflexion théorique et enquête de terrain : « Comme Hughes, je me méfie beaucoup des théorisations sociologiques abstraites, que je considère au mieux comme un mal nécessaire, comme un outil dont nous avons besoin pour faire notre travail ; mais c’est un outil qui risque de nous échapper et de nous entraîner dans des discours généralisants de plus en plus coupés de l’immersion quotidienne dans la vie sociale qui fait l’essence de la recherche en sociologie. Pour ma part, je me suis efforcé de dompter la théorie en considérant comme un ensemble de ficelles, comme une collection de processus intellectuels qui aident les chercheurs à progresser lorsqu’ils sont confrontés à des problèmes de recherche concrets. », Becker (Howard S.), Les ficelles du métier…, op. cit., p. 25.

63.

Hassenteufel (Patrick), « De la comparaison internationale à la comparaison transnationale. Les déplacements de la construction des objets comparatifs en matière de politiques publiques », Revue Française de Science Politique, vol. 55, n°1, 2005, p. 113-132, p.22-23.

64.

Nous reprenons donc ici les perspectives de définitions de l’espace transnational proposées par Eric Brian ou Renaud Payre : Payre (Renaud), « L’espace des circulations… », art. cit. ; Brian (Eric), « Transactions statistiques au XIXe siècle. Mouvements internationaux de capitaux symboliques », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 145, 2002, p. 34-46. Le lecteur pourra également se reporter à de Swaan (Abram), « Pour une sociologie de la société transnationale », Revue de synthèse, n°1, 1998, p. 89-111. Saisi comme outil d’analyse, il vise à dépasser les imbrications hiérarchiques à travers lesquelles l’action urbaine est souvent analysée. L’espace transnational constitue également, au-delà de l’outil d’analyse, un enjeu pour les acteurs qui s’y investissent à l’image des réformateurs analysés par Renaud Payre ou des scientifiques présentés par Eric Brian. L’espace transnation correspond alors à une trame sur laquelle se développe des échanges, des relations, des circulations, favorisant la structuration d’un « vaste marché local et international de biens symboliques » dépendant de la science ou de l’objet dont il est question [Brian (Eric), Transactions statistiques au XIXème siècle…, art. cit., p. 35].

65.

Russeil (Sarah), Les enjeux patrimoniaux entre processus de mobilisation et transformation de l’action publique locale : l’inscription au patrimoine mondial du Site Historique de Lyon, Mémoire de D.E.A. de Science Politique, Université Lumière Lyon 2, 2001. Ce travail montre notamment le lien étroit entre fabrique du patrimoine mondial et production du patrimoine historique à Lyon.

66.

Patrick Hassenteufel et Yves Surel ont proposé de distinguer trois types d’étude des politiques publiques en Europe : la première privilégie la mise en œuvre de ces politiques publiques ; la seconde considère l’Union européenne comme le lieu de production privilégié des politiques communautaires, la troisième, enfin, met l’accent sur la co-production par une myriade d’acteurs à différents niveaux d’action. Hassenteufel (Patrick), Surel (Yves), « Des politiques publiques comme les autres ? Construction de l’objet et outils d’analyse des politiques européennes », Politique européenne, vol. 1, n° 1, 2000, p. 8-24. Par analogie (et en gardant à l’esprit que l’organisation internationale Unesco ne présente pas le même contexte que l’Union européenne), il semble possible de mener également ces trois approches dans l’étude des politiques menées par l’Unesco. Nous choisissons ici d’adopter la troisième.

67.

Il s’agit donc d’observer les villes en les replaçant dans des interactions multi-niveaux.