Les stratégies internationales des villes comme actions publiques

Les villes sont appréhendées ici à travers le terme de municipalité urbaine afin d’étudier la gestion du label international par leurs représentants politiques et leurs agents administratifs. Nous nous intéresserons donc peu aux actions élaborées et mises en œuvre par des acteurs privés ou des associations, sauf si des élus ou des employés municipaux sont amenés à y prendre part ou à les relayer, voire à les développer. Dans la démarche adoptée ici, les représentants des villes sont censés être dotés d’une capacité à répondre aux problèmes liés au territoire communal et à assurer son intégration politique et sociale ainsi que d’une capacité de représentation des intérêts et des groupes sociaux qui le composent. Autrement dit, ils sont censés être dotés d’une capacité politique. Cette dernière est, compte tenu notamment des principaux éléments présentés dans la revue de littérature, indissociable du rôle que joue l’État dans la gestion du territoire communal ainsi que des dynamiques nationales et transnationales qui le traversent 68 .

Les stratégies internationales de villes sont appréhendées, dans notre recherche, comme des actions publiques, dont nous chercherons à repérer les particularités par rapport aux politiques urbaines, et comme le résultat de décisions mobilisant des acteurs multiples et impliquant plusieurs niveaux d’action (infranationaux, nationaux et supranationaux). Il s’agit alors de prendre en compte les actions d’institutions publiques, celles d’acteurs multiples, ainsi que celles résultant d’interactions et d’interdépendances plurielles pour produire des formes de régulations et, partant, de mener une sociologie politique de l’action publique 69 . Autrement dit, cette action publique est conçue comme la résultante de stratégies enchevêtrées d’acteurs et de configurations d’acteurs qui suivent un schéma décisionnel relevant d’une accumulation de régulations négociées, à l’image de ce que conclut Pierre Lascoumes dans son étude de la politique de l’environnement. Un tel schéma décisionnel s’inscrit davantage dans l’horizontalité ou la circularité qu’il n’obéit à une conception linéaire ou hiérarchique 70 . L’analyse de l’action publique part du constat d’un déplacement d’une régulation centralisée à une régulation multipolaire, caractérisée par la co-existence de multiples niveaux d’action et par des interdépendances fortes entre des acteurs nombreux et aux profils pluriels. De fait, les conclusions de notre propre mémoire de DEA ont d’abord souligné qu’une multitude d’acteurs, locaux, nationaux et internationaux, affiliés à différentes instances institutionnelles participent à la fabrique de biens du patrimoine mondial et à leur gestion. Elles ont ensuite pointé qu’aucun acteur ne maîtrisait l’ensemble des processus de la fabrique et de la gestion des biens du patrimoine mondial et elles ont de fait questionné l’opportunité d’une analyse de cette entreprise internationale en termes de politiques publiques. Aussi serons-nous attentive au programme spécifique au sein duquel s’inscrit la fabrique de la Liste du patrimoine mondial, aux légitimités, notamment gouvernementales, qui le pilotent, aux pratiques à travers lesquelles ce programme s’incarnerait (existence de contrôles, de subventions, de financements, de normes, de campagne de communication, de formation, etc.) et aux publics qu’un tel programme pourrait viser. Etudier la fabrique du patrimoine mondial comme politique publique internationale permet alors d’analyser comment cette politique ou cette action internationale consolide ou modifie des enjeux, des ressources et des contraintes des acteurs locaux et de l’action publique urbaine.

Une action publique ne peut se réduire à l’application de règles produites une fois pour toutes, par des acteurs les imposant aux autres. Elle résulte, au contraire, de discussions et de négociations entre des acteurs situés à différents niveaux et créant ou modifiant ces règles tout au long du processus 71 . Comprendre la fabrique du patrimoine mondial nécessite donc de saisir non seulement les relations et les interactions formelles, mais également les interdépendances et les échanges informels entre les multiples scènes concernées. Aussi serons-nous amenée à analyser la quête, l’obtention et la gestion d’un label international et l’élaboration des stratégies qui en découlent par des configurations d’acteurs 72 comprenant des individus affiliés à différentes loyautés qu’elles soient municipales, nationales ou encore transnationales (des élus locaux, des représentants de l’État, des agents d’organisations internationales ou encore des participants de réseaux transnationaux) dont les influences dans les décisions et les choix réalisés sont plus ou moins déterminants selon les moments et selon les actions.

Cette démarche nous permet d’interroger la mise en compatibilité d’une action publique impliquant une pluralité d’acteurs, de scènes et de niveaux d’action, pour laquelle la notion de régulation 73 peut utilement être mobilisée. Elle questionne également les formes prises par l’action publique ainsi que ses conséquences et, en particulier, les différentes réceptions de cette action : la légitimité d’une action publique est en effet aujourd’hui dépendante de l’efficacité de ce qui est produit 74 . La question de la légitimité renvoie directement à la position ou aux positions qu’occupent les villes, ou leurs représentants, dans l’espace transnational de circulation. Elle renvoie également aux conséquences auxquelles s’exposent les acteurs prenant part à de telles activités, notamment les acteurs politiques. Dès lors, elle nous incite à regarder d’abord en quoi et comment le label Ville du patrimoine mondial pourrait constituer une source de légitimité dans une période où les municipalités font face à de fortes exigences citoyennes à l’égard du cadre de vie, du développement économique ainsi que du patrimoine 75 . Elle invite ensuite à s’interroger sur les conditions dans lesquelles ce label international et, plus généralement, le transnational peuvent devenir des sources de légitimité des municipalités urbaines. Autrement dit, il s’agit de regarder comment des contraintes de légitimation agissent et définissent en partie l’élaboration de stratégies internationales des villes et les participations municipales à un espace transnational spécifique 76 .

Nous nous sommes donc particulièrement intéressée à la fragmentation des processus décisionnels, à l’influence des circulations d’individus et d’informations pour comprendre la fabrique des biens du patrimoine mondial, la quête et l’obtention, par des municipalités, d’un label international. Les conclusions alors établies permettent ensuite de réinterroger les régulations et les circulations au sein d’un espace transnational spécifique et, partant, de proposer des éclairages sur les conséquences (par exemple pour ce qui a trait aux capacités organisatrices des municipalités urbaines) de la participation d’une multitude d’acteurs à de tels processus décisionnels. Les allers et retours entre les enquêtes de terrain et cette posture analytique nous ont conduite à opter pour un séquençage de l’action publique observée : la quête et l’obtention du label sont d’abord étudiées en tant que moments donnant à voir les scènes (notamment locales, nationales et internationales) en interaction ; la gestion du label est l’objet de la troisième partie, celle-ci s’interrogeant davantage sur les capacités auto-organisatrice des villes pour prendre part à l’espace transnational. En suivant les principaux protagonistes au fil de leurs actions, il est possible de comprendre leurs actes et de repérer les scènes sur lesquels ils obtiennent des ressources ainsi que les régulations politiques qui s’opèrent 77 . Reste alors à savoir comment appréhender ces acteurs, leurs actes, leurs discours et leurs interactions dans ces processus d’élaboration et de mise en œuvre d’actions publiques. Il serait possible de se référer à la notion de réseaux d’action publique dans l’analyse que nous proposons ici 78 . En cartographiant les structures des réseaux, nous serions alors à même d’identifier des schémas de relations complexes et de mener une comparaison fine entre Lyon et Québec. Toutefois, et outre le fait que cette notion connaisse aujourd’hui des usages très divers, en s’intéressant d’abord à la structuration et au fonctionnement de ces réseaux, elle ne permet pas suffisamment, selon nous, de dépasser les approches nationales de l’action publique portant sur le patrimoine, de repérer les spécificités liées au patrimoine mondial, ni de bien saisir les phénomènes d’import-export ou d’innovation pouvant alors intervenir. Devant cette difficulté, les analyses de phénomènes transnationaux nous semblent apporter une autre approche et d’autres outils stimulants et plus pertinents.

Notes
68.

Nous reviendrons, à la fin de cette introduction, sur les différences entre les municipalités québécoises et françaises notamment quant à leur capacité politique.

69.

Telle que la revendique notamment Patrice Duran, Duran (Patrice), Penser l’action publique, Paris, LGDJ, Coll. « Droit et Société », Série Politique, 1999. La sociologie de l’action publique se développe parallèlement à l’émergence de travaux mettant en évidence le poids du local et du supranational dans des représentations systématiquement analysées comme résultant du national. La référence à l’« action publique » vise à marquer une différence par rapport à une perspective donnant la primauté à l’impulsion gouvernementale, à l’action de l’État ou encore aux interventions publiques (parlant alors de politiques publiques), en opérant une ouverture de la focale sur l’ensemble des acteurs qui participent au traitement des problèmes publics. Voir également Thoenig (Jean-Claude), « Politiques publiques et action publique », Revue internationale de politique comparée, vol. 5, n°2, 1998, p. 295-314 et Gaudin (Jean-Pierre), L’Action publique. Sociologie et politique, Paris, Presses de Science Po-Dalloz, coll « Amphi », 2004. Voir également, Commaille (Jacques), Jobert (Bruno) (dir.), Les métamorphoses de la régulation politique, Paris, LGDJ, Coll. « Droit et Société », 1999. En Amérique du Nord, une tradition des interrelations entre les pouvoirs fédéraux, provinciaux (régionaux) et locaux a, de longue date, justifié la prééminence d’un modèle pluraliste accordant toute sa place aux approches polyarchiques du pouvoir, voir Dahl (Robert A.), Qui gouverne ?, Paris, Armand Colin, 1971 [1961 pour l’édition américaine]. Au Canada, toutefois, les travaux de science politique ne portent qu’un très faible intérêt au pouvoir local (cf. infra) et analysent essentiellement les relations gouvernementales entre fédéral et provincial.

70.

Lascoumes (Pierre), L’éco-pouvoir. Environnements et politiques, Paris, La Découverte, 1994.

71.

C’est ainsi que Jean-Pierre Gaudin parle de « procéduralisation » de l’action publique. Gaudin (Jean-Pierre), L’Action publique…, op. cit.

72.

Nous préférons la notion de configuration d’acteurs à celle de système. Voir pour la définition de cette seconde notion, Crozier (Michel), Friedberg (Erhard), L’acteur et le système, Paris, Editions du Seuil, 1977 et Friedberg (Erhard), Le pouvoir et la règle, Paris, Seuil, 1993. La seconde qualifie un fonctionnement stable et relativement peu mouvant, voire fermé à de nouveaux acteurs. En outre, cette notion de système ne nous semble pas compatible avec une approche en termes de phénomènes transnationaux, dans la mesure où elle ne donne pas suffisamment à voir ce qui se produit à la frontière du système. La notion de configuration d’acteur est reprise de Norbert Elias pour qui « ce qu’il faut entendre par configuration, c’est la figure globale toujours changeante que forment les joueurs ; elle inclut non seulement leur intellect, mais toute leur personne, les actions et les relations réciproques. Comme on peut le voir, cette relation forme un ensemble de tensions. L’interdépendance des joueurs, condition nécessaire à l’existence d’une configuration spécifique, est une interdépendance en tant qu’alliés mais aussi en tant qu’adversaires. » Elias (Norbert), Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Pocket, 1993, p. 157.

73.

A travers cette notion, il s’agit d’étudier les mécanismes par lesquels les structures de pouvoir sont produites et maintenues. Le terme se réfère alors aux routines, aux normes et aux conventions à travers lesquels des actions se normalisent, voir Boyer (Robert), Saillard (Yves) (dir.), Théorie de la régulation : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1995. Dans certains travaux récents, la régulation est considérée comme un mode de gestion ou de gouvernance. Voir Miaille (Michel) (dir.), La régulation entre droit et politique, Paris, L’Harmattan, 1995 ; Commaille (Jacques), Jobert (Bruno) (dir.), Les métamorphoses de la régulation politique, Paris, LGDJ, Coll. « Droit et Société », 1999 ; Reynaud (Jean-Daniel), Les règles du jeu : l’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1989.

74.

Duran (Patrice), Penser l’action publique…, op. cit.

75.

Les travaux portant sur la gouvernance le soulignent majoritairement, de même que la multiplication des recherches portant sur le territoire (la territorialisation). Voir notamment les résultats de la recherche collective dirigée par Alain Faure et Anne-Cécile Douillet soulignant l’émergence de dynamiques dites territoriales, parmi lesquelles figurent le patrimoine, les produits du terroir, le pouvoir d’agglomération, la culture dans les villes, etc. Faure (Alain), Douillet (Anne-Cécile), L’action publique et la question territoriale, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2005. En ce qui concerne le patrimoine, la prolifération de recherche portant sur cet objet témoigne de l’engouement actuel. Certains auteurs s’en font également l’écho, voir par exemple Rautenberg (Michel), La rupture patrimoniale, Grenoble, A la Croisée, 2003. Cet ouvrage ainsi que celui d’Yvon Lamy ont, en outre, montré comment l’objet patrimoine est saisi par les politiques et les acteurs locaux. Le patrimoine devient d’ailleurs, selon ce second auteur, une réponse collective à la crise économique, à la crise de la modernité et à la crise des valeurs. Lamy (Yvon) (dir.), L’alchimie du patrimoine…, op. cit.

76.

Notre approche se nourrit donc des travaux portant sur la gouvernance multi-niveaux ou sur les régulations multi-niveaux. Voir notamment pour la première, Leresche (Jean-Philippe), Gouvernance locale, coopération et légitimité. Le cas suisse dans une perspective comparée, Paris, Pedone, 2001 et pour la seconde Gaudin (Jean-Pierre), L’Action publique…, op. cit. à l’échelle de la France ou Lequesne (Christian), L’Europe bleue, op. cit.

77.

En partant du fait que les décisions n’émanent pas exclusivement  des institutions formelles, mais peuvent découler de structures polycentriques et interactives, nous adoptons une conception relationnelle du pouvoir et du politique, fondée notamment sur la notion d’échange. Voir Jouve (Bernard), Négrier (Emmanuel) (dir.), Que gouvernent les régions en Europe ?…, op. cit.

78.

Pour une rapide présentation de cette notion et de ses différents usages, voir Thatcher (Mark), « Réseau (policy network) », dans Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Science Po, 2004, p.384-390. Voir également Le Galès (Patrick), Thatcher (Mark), Les réseaux de politiques publiques. Débats autour des policy networks, Paris, L’Harmattan, 1995 et Marsh (David), Rhodes (Roderick A. W.), Policy networks in British Government, Oxford, Clarendon Press, 1992.