Penser une stratégie municipale inscrite dans l’action d’une organisation internationale en se démarquant d’une approche stato-centrée nous semble possible dans le cadre d’une analyse comparative. Certes, si l’analyse comparative a pour principal objectif « d’éviter l’enfermement ethnocentrique et d’atteindre un certain degré de généralité » 79 , cette tâche est rendue difficile par la complexité même des objets étudiés 80 . En effet, être en mesure d’établir des interprétations et des conclusions universelles revient à postuler que le chercheur est à même de considérer tous les facteurs influant tant sur la forme que sur le contenu de l’objet analysé. La comparaison, pour demeurer une démarche pertinente, nécessite donc une double posture de la part de l’analyste : respecter la complexité face à laquelle il se trouve et se fixer des objectifs à atteindre somme toute modestes. Une telle posture implique que la comparaison puisse « devenir un vecteur d’explication des phénomènes étudiés, et un moyen de généralisation, somme toute partielle » 81 . L’approche comparée dynamique qu’elle propose vise justement à prendre en considération la complexité des objets comparés et à les inscrire dans un temps long. L’action publique, résultat de définitions attribuées à un problème public par une série d’acteurs dans un contexte donné, implique en effet que les configurations établies soient sujettes à des changements et à des transformations qu’une approche diachronique est à même de révéler. Une telle perspective introduit l’histoire dans l’analyse et permet ainsi de comprendre la spécificité des différents contextes d’appartenance des politiques, de saisir certaines évolutions et, partant, d’affiner les explications proposées. Précisons d’ores et déjà que nous excluons ici de procéder à une sociologie des acteurs qui ont contribué à définir et à institutionnaliser la notion même de patrimoine mondial. Il s’agit plutôt de comparer les actions relatives à une même procédure menée au sein de deux configurations d’acteurs distinctes afin d’apporter des éclairages sur une activité internationale particulière 82 .
Nous souhaitons, en outre, éviter de nous enfermer dans une comparaison lovée dans le cadre des Etats-nations ou de comparer uniquement des relations entre municipalité et État 83 . Il s’agit, pour nous, de recourir à la comparaison pour déterminer la place de différents acteurs, notamment étatiques, dans des activités urbaines à visée internationale. La comparaison n’est donc pas le but ultime de cette analyse (la question de la convergence n’est d’ailleurs pas posée ici) mais un outil aidant à décrypter et à analyser des actions et des activités déclinées au-delà des Etats et pour lesquelles des acteurs municipaux sont impliqués, voire dont ils sont à l’initiative. Notre souhait d’étudier des actions publiques en tenant compte des différents acteurs participant à leur élaboration et à leur mise en œuvre au-delà des frontières nationales nous ont conduite à nous démarquer des comparaisons internationales sans toutefois en rejeter tous les présupposés et modes de travail 84 . Selon nous, ces dernières insistent notamment trop sur la question des spécificités nationales et questionnent essentiellement la convergence. Nous souhaitons donc plutôt tester ici la méthode proposée par Patrick Hassenteufel. Sans vouloir minimiser ces questions, cet auteur invite, à travers un déplacement de la construction d’objets comparatifs, à travailler à des comparaisons transnationales qui, tout en intégrant des questionnements, des méthodes et des apports de l’analyse comparative internationale et en s’appuyant sur des outils sociologiques, permettent de mettre en avant les « construits hybrides » d’acteurs élaborant aujourd’hui les politiques publiques 85 . Il s’agit donc, à travers une approche comparative des gestions du patrimoine mondial à Lyon et à Québec de repérer et de comprendre d’abord les enjeux plus globaux dans lesquelles ces gestions s’inscrivent et, ensuite, de saisir la complexité de ce qui se passe au-delà des Etats et en lien avec des acteurs municipaux à travers les différentes facettes du travail alors à l’œuvre.
De fait, cette proposition rejoint le « programme de recherche de l’histoire croisée » 86 . En refusant de considérer les entités comparées comme étant closes sur elles-mêmes et en tenant compte du caractère dynamique des interactions auxquelles il s’intéresse, ce programme implique de privilégier quatre dimensions de la mise en relation : celle propre à l’objet de recherche (la construction de savoir à partir du croisement de traditions nationales, par exemple) ; celle des points de vue (les différentes réceptions d’une même norme, d’un même texte à des moments ou dans des espaces distincts) ; celle entre l’observateur et son objet (qui conduit à une démarche réflexive sur la constitution de ses cadres d’analyse), et enfin, celle des échelles facilitant l’intégration de la multiplicité des niveaux d’action et de leurs interrelations. Une démarche comparative inspirée de ce programme nous semble, d’abord, aider à maintenir le dialogue que nous souhaitons établir entre sociologie de l’action publique et analyse des phénomènes transnationaux et, ensuite, permettre de travailler à partir de et sur la notion d’espace transnational. L’articulation entre les notions de circulations, de traduction ou encore d’hybridation et les outils et démarches de l’analyse des politiques publiques prend en effet tout son sens dans le cadre d’une telle démarche comparative étudiant principalement les acteurs, leurs gestes, leurs actes et leurs voyages. Léa Lima propose, pour mener des comparaisons internationales et pallier les difficultés rencontrées par ces dernières, de définir le local à travers une triple dimension de la différenciation 87 : sectorielle, nationale et infranationale. Cette définition, en abolissant les niveaux pertinents a priori de comparaison, facilite une approche comparative élargie et permet de prendre en compte, dans la méthode, la déhiérarchisation des acteurs dans l’analyse des politiques publiques. Elle nous semble d’autant plus intéressante que si le patrimoine mondial est un objet de politiques pensées au plan international, il se définit à travers la notion de patrimoine dont les conceptions sont fortement stato-centrées au Québec et en France (cf. Chapitre 1). Il s’agit donc ici d’abandonner le cadre national comme cadre de référence pour adopter une lecture, à partir d’une approche comparée de deux terrains, des scènes d’action et des acteurs dont le niveau d’action n’est pas posé a priori tout en tenant compte des particularités de chacun des terrains dans la méthode adoptée. Dès lors, la dimension comparée est assurée par des catégories d’analyse qui ne sont pas tributaires d’un niveau ou d’un dispositif d’action particulier. L’objet observé est donc le patrimoine mondial à Lyon et à Québec.
Réinscrire l’étude des stratégies internationales de villes dans une réflexion plus globale sur les relations entre municipal, national et international et, plus exactement, étudier les villes dans un espace transnational de circulation implique de penser les effets sur les actions élaborées des connexions entre différentes scènes : les processus d’apprentissage et de transferts qui se produisent alors. Reste à savoir comment qualifier et définir ces relations et ces échanges. Parce qu’elle englobe un plus grand nombre de processus et surtout parce qu’elle aide à déconstruire les échelles d’interactions (cf. supra), la notion de circulation semble mieux convenir que celle de transferts ou d’import-export pour l’analyse menée dans ce travail 88 . Raisonner à partir des notions de circulations, de traduction, entendue comme passage d’un espace à un autre, et d’hybridation vise à observer ce qui se produit entre, ce qui vient contraindre, influencer ou structurer les interactions, mais aussi les configurations d’acteurs. La compréhension et la prise en compte de logiques construites en d’autres lieux que les scènes municipales et nationales apparaissent alors possible. La question des méthodes liées à une telle approche devient alors cruciale. Dans ces travaux, les acteurs sont considérés avec leurs projets, leurs desseins, leurs stratégies et insérées dans des luttes. Ils sont donc également pourvus d’une certaine rationalité, d’une certaine capacité d’action et d’un certain pouvoir. Ils sont appréhendés, enfin, dans les particularités des organismes ou des lieux au sein desquels ils évoluent. En outre, l’introduction et la conclusion de l’ouvrage de Wade Jacoby 89 soulignent la nécessaire mise en œuvre d’une approche méthodologique délicate afin d’observer de telles circulations et d’éviter des explications trop rapides 90 , telles que celles de la similitude ou de la diversité irréconciliable des systèmes ou des cultures. Il invite notamment à porter une attention très précise aux marges de manœuvre des acteurs les plus contraints, aux décalages entre les intentions et les réalisations, aux processus de traduction, d’appropriation et de légitimation, autrement dit à adopter une approche sociologique de ces processus. Il accorde en effet une importance à l’ensemble des acteurs partie prenante, s’intéressant en particulier à la spécificité des acteurs politiques. S’il propose dans son ouvrage une autre approche théorique (d’où l’usage de la notion de l’institutional transfer approach) que celles développées par les travaux sur les transferts de politiques publiques, la méthode retenue rejoint très largement celle de ces derniers. Il s’agit en effet d’accorder une place essentielle aux acteurs, de suivre leurs actions, leurs mouvements, leurs voyages, leurs propos, etc.
Comment, dès lors et compte tenu de l’objet de la présente recherche, repérer les circulations d’individus ou d’objets, les échanges d’informations intervenant dans le policy-making observé ici ? Les approches méthodologiques adoptées par ces travaux (étude des voyages certes, mais également des productions, des rapports, etc.) invitent à suivre, d’abord, l’objet qui marque l’inscription effective du site local sur la Liste du patrimoine mondial (le dossier d’inscription) 91 , puis le label international. Suivre l’élaboration du premier objet, traquer les acteurs participant à sa fabrique permet de voir la multiplicité et la pluralité des acteurs y prenant part. De fait, les méthodologies que proposent les travaux portant sur les phénomènes transnationaux apparaissent compatibles avec une sociologie de l’action publique.
La question des effets des circulations sur la fabrique de stratégies internationales de villes peut être posée à différents titres. Elle renvoie d’abord à la capacité d’action des élites municipales pour répondre à une offre internationale et pour participer, voire pour structurer, des activités politiques et scientifiques transnationales. Cette question peut se décliner en termes de processus d’apprentissage et a trait à la constitution d’enjeux, notamment politiques, autour du patrimoine mondial sur différentes scènes et, partant, aux différentes lectures et représentations d’un même objet. L’observation réalisée autour des objets et des individus qui circulent, permet de conduire une réflexion plus générale sur le rôle des circulations et, partant, sur le rôle de médiateurs dans la fabrique d’action internationale de villes et dans la formation progressive d’un modèle de bonne gestion du patrimoine porté par les municipalités urbaines et l’Ovpm. Aussi, nous ne souhaitons pas écarter trop rapidement la littérature sur les transferts de politiques publiques. Certaines de ses conclusions nous semblent en effet particulièrement intéressantes.
Cette littérature insiste sur la sociologie des élites susceptibles de favoriser ces phénomènes et souligne notamment que les échanges et la diffusion de modèles, d’idées et de pratiques sont facilités par les réseaux informels de spécialistes, d’experts, de scientifiques ou encore de policy makers 92 . Elle met ainsi en évidence l’existence et l’importance, dans les déroulements de tels processus, d’entrepreneurs et de passeurs. Couplée avec d’autres approches, elles apportent de nouveaux éclairages sur les élaborations et sur les résultats des transferts. Les travaux, par exemple, de David Dolowitz sur les politiques sociales ou ceux de Claudio Radaelli montrent concrètement le(s) rôle(s) joué(s) par des organismes internationaux dans l’élaboration de politiques publiques européennes ou nationales 93 . La notion de transfert serait, selon David Dolowitz, explicative à un niveau mésoscopique : elle facilite l’approfondissement et la connaissance de microprocessus intervenant dans l’élaboration et dans la mise en œuvre d’actions publiques tels que les filtrages et les définitions de problèmes publics, les échecs ou encore la légitimité des entrepreneurs des transferts.
L’objet d’étude est donc, selon ce qui précède, soumis à deux grands types de questionnements. Le premier vise à déterminer les ressources institutionnelles, les connaissances et les savoirs, les relations et enfin les accès à l’information dont dispose chacun des acteurs prenant par à l’une ou plusieurs des étapes d’une procédure d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial. Une attention particulière est portée aux attentes que ces acteurs ont d’une telle procédure, et donc aux enjeux qui se constituent, ainsi qu’aux espaces et aux scènes au sein desquels des savoirs ou des ressources peuvent être produits ou accumulés. Le second cherche à comprendre la légitimité de ces mêmes acteurs à agir, ainsi que leurs capacités d’action et d’influence au cours de la procédure. L’étude comparative des gestions du patrimoine mondial à Lyon et à Québec permet alors de comprendre pourquoi les activités internationales ne sont pas saisies de la même façon par toutes les municipalités urbaines, ni même de façon similaire par une même ville à deux moments distincts. Elles impliquent en effet des renouvellements dans les représentations locales et nationales de l’objet sur lequel elles portent (ici le patrimoine mondial 94 ) et les enjeux internationaux n’ont pas, en outre, été constitués de façon similaire dans ces villes. Les implications municipales dans l’espace transnational et, partant, l’utilisation de ce dernier comme ressource pour les villes pourraient donc être liées à la perception et à la connaissance de l’action internationale globale de ces municipalités, ainsi qu’à la mise en cohérence de cette action avec les politiques publiques urbaines plus traditionnelles (donc avec les interdépendances entre municipalités et gouvernements étatiques). Les conséquences et les effets locaux de ces implications municipales dans l’espace transnational de circulation pourraient faciliter des phénomènes d’apprentissage de l’international et de la notion de patrimoine mondial au sein des administrations municipales, mais également au-delà, parmi les populations, engendrant finalement quelques modifications des pratiques urbaines à l’égard de la gestion du patrimoine. Reste alors à savoir si ces modifications sont conditionnées par les cadres nationaux ou provinciaux. Ce cadre d’analyse s’appuie sur une méthodologie précise nécessitant, notamment, une présentation préalable des contextes étudiés et de la comparabilité des deux cas retenus.
Dogan (Mattéi), Pelassy (Dominique), Sociologie politique comparative. Problèmes et perspectives, Paris, Economica, 1982, p.7 et Berthoin Antal (Ariane), Drierkes (Meinolf), Weiler (Hans N)., « Cross national policy research : traditions, achievements and challenges », dans Ariane Berthoin Antal, Meinolf Drierkes, Hans N. Weiler, Comparative policy research. Learning from experience, New York , St. Martin's Press, 1987, p. 18.
Sur les risques de glissement méthodologiques de certaines approches comparées, voir la critique réalisée par Chloé Anne Vlassopoulou des approche en termes de « politics matter » et de « policy matters ». Ces approches, à la recherche d’un certain degré de généralisation, évoluent vers une explication universelle. Vlassopoulou (Chloé-Anne), « Politiques publiques comparées. Pour une approche définitionnelle et diachronique », dans CURAPP, Les méthodes au concret. Démarches, formes de l’expérience et terrains d’investigation en science politique, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p.125-141.
Vlassopoulou (Chloé-Anne), « Politiques publiques comparées…. », art. cit. p. 141.
Hassenteufel (Patrick), Palier (Bruno), « Le social sans frontière ? Vers une analyse transnationaliste de la protection sociale », Les frontières du social : nationales, transnationales, mondiales ?, Lien social et Politiques – RIAC, 45, 2001, p. 13-27.
Léa Lima souligne notamment que les comparaisons internationales, telles qu’elles sont jusqu’à présent réalisées, ont peu intégré la seconde dimension de la « révolution » de la policy analysis (la mise en œuvre des politiques publiques peut modifier le contenu de ces politiques), la comparaison des contenus de l’action publique constituant essentiellement une première étape pour accéder à un second niveau d’analyse. Elle propose d’y remédier en adoptant des dispositifs d’enquêtes asymétriques. Lima (Léa), Prendre en compte la mise en œuvre de l’action publique dans la comparaison. L’exemple de la lutte contre l’exclusion des jeunes », Revue internationale de Politique Comparée, vol. 11, n° 3, 2004, p. 436-455.
Nous rejoignons ici ceux qui appellent à une plus grande prise en compte de la sociologie de l’action dans les analyses comparées. Voir Badie (Bertrand), Hermet (Guy), La politique comparée, Paris, Armand Colin, 2001.
Hassenteufel (Patrick), « De la comparaison internationale… », art. cit., p. 121.
Werner (Mickaël), Zimmermann (Bénédicte), « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 58, n° 1, 2003, p. 8.
Lima (Léa), Prendre en compte la mise en œuvre de l’action publique… », art. cit., p. 438.
Elle permet en effet de mieux penser la double influence qui s’exerce alors. Voir Payre (Renaud), « L’espace des circulations… », art. cit.
Jacoby (Wade), Imitation and Politics : Redesigning modern Germany, Ithaca, Cornell University Press, 2000. Ce n’est pas un hasard si les travaux de Wade Jacoby nous aident à construire ici la posture de recherche. Ils constituent en effet le principal lien entre les travaux sur les transferts de politiques publiques tels que présentés ci-dessus et les analyses transnationales de circulation.
Ibid, p. 3.
La méthode adoptée ici se différencie de celles des « approches transnationales ». Elle ne s’intéresse en effet qu’aux circulations et aux échanges liés très directement aux dossiers d’inscription. Il ne s’agit donc pas de traquer l’ensemble des individus partie prenante de ces espaces.
Voir notamment Dolowitz (David P.), Policy Transfer and Britisch Social Policy. Learning from the USA ?, Buckingham, Open University Press, coll. « Public Policy and Management », 2000 et De Jong (Martin), Lalenis (Konstantinos), Mamadouh (Virginie), The Theorie and Practice of Institutional Transplantation : Experiences with the Transfer of Policy Institutions, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2002.
Ces travaux mettent en évidence le processus de légitimation des institutions européennes à travers les transferts de politiques qu’elles encouragent au sein de l’Union. Dolowitz (David P.), Policy Transfer and Britisch Social Policy…, op. cit.; Radaelli (Claudio), « Policy Transfer in the EU », Governance, vol. 13, n° 1, 2000, p. 25-43.
Une attention très particulière sera portée à la façon dont le patrimoine mondial est saisi au plan local et au lien établi entre patrimoine mondial et patrimoine, l’existence de cette dernière notion étant établie notamment pour rappeler le poids du passé dans la formation historique de la nation. Voir Lamy (Yvon) (dir.), L’alchimie du patrimoine…, op. cit.