La première partie de la thèse cherche à comprendre comment se constitue un enjeu politique au sein de municipalités urbaines autour du patrimoine mondial, notion définie dans le cadre de l’organisation internationale Unesco. Cet enjeu résulte, selon nous, de la constitution d’un problème public à partir d’une dialectique entre patrimoine historique et patrimoine mondial intégrant les tensions que suscitte le premier. De fait, le patrimoine ne constitue pas seulement un domaine d’intervention publique en soi (cf. Chapitre 1), il est également l’objet de politiques liées à différents secteurs (urbanisme, culture ou encore tourisme) répondant à des objectifs fortement différenciés (protection, conservation, valorisation) et largement déterminées par les organisations politico-administratives détenant la prérogative sur sa gestion (dominé par l’Etat pour Lyon, la Province pour Québec). Cette dernière caractéristique tend à placer ces institutions gouvernementales au centre de la fabrique des politiques publiques portant sur le patrimoine et à officialiser une « problématisation » du patrimoine (dont l’existence est principalement établie pour rappeler le poids du passé dans la formation historique de la nation). La question de la compatibilité ou de la mise en cohérence entre l’activité pensée au plan international, impliquant une pluralité d’acteurs, de scènes et de niveaux d’action, et les actions publiques urbaines plus traditionnelles se pose donc rapidement. Cet enjeu politique urbain résulterait également de la dimension internationale de la procédure, dans laquelle s’engagent les élus municipaux, et des interactions établies alors entre des scènes locales, nationales et internationales.
De manière plus générale donc, la procédure d’inscription constitue, selon nous, un bon observatoire pour questionner les conditions d’élaboration d’actions publiques urbaines à visée internationale et pour analyser des relations multi-niveaux au sein desquelles ces municipalités sont impliquées. Pour comprendre comment le transnational peut constituer une ressource ou une contrainte pour l’action publique urbaine, il est nécessaire de saisir comment des municipalités établissent des connexions, réalisent des échanges, ou sont placées en situation d’interaction, notamment avec des scènes nationales et internationales, dans le cadre d’une activité précise et élaborée au plan international. Cette première partie vise donc plus généralement à observer et à analyser comment des municipalités urbaines se saisissent de cette activité et se mettent en quète d’un label international.
Les analyses portant sur la dimension internationale des gouvernements urbains et sur les échanges entre organismes internationaux et municipalités montrent que ceux-ci sont encore peu institutionnalisés 146 . De fait, les relations internationales demeurent un domaine reservé des Etats et les connexions municipales avec des instances situées au-delà des frontières étatiques sont généralement rendues complexes 147 . Lorsque de tels échanges existent, ils auraient trait à des domaines précis d’intervention publique et seraient l’occasion de circulations de modèles ou encore de transferts de politiques publiques essentiellement entre spécialistes de ce domaine. Dès lors, est-il essentiel de comprendre de quel(s) domaine(s) d’intervention publique relève l’activité internationale saisie et d’en préciser les principales caractéristiques. La nature et les effets des configurations d’acteurs caractérisant l’Unesco et ses organes consultatifs ainsi que celles associées aux institutions publiques en France et au Québec définissent des répartitions de compétences (issues de traités internationaux ou de l’histoire des pratiques nationales) dans différents domaines d’action publique. Ces dernières pourraient alors contribuer à former des objectifs, des attentes, voire des enjeux municipaux ainsi qu’à structurer des conditions particulières pour que les municipalités urbaines se saisissent de l’activité spécifique et pensée au plan international. Des analyses récentes portant sur les activités internationales des gouvernements urbains insistent sur la multiplication de stratégies de rayonnement international depuis la fin des années quatre-vingt. Les municipalités urbaines disposeraient de ressources différenciées pour élaborer des actions à visée internationale 148 . Ces analyses divergent toutefois lorsqu’il s’agit d’expliquer les capacités d’action que développent les élites urbaines pour élaborer ou saisir de telles actions. Certains tendent à montrer que les gouvernements urbains (les élus municipaux) initient des stratégies pro-actives et font preuve d’initiatives et d’innovations 149 . Nombre de ces actions publiques bénéficieraient alors d’une forte mobilisation des acteurs économiques d’abord, mais aussi d’acteurs associatifs et d’une coopération locale active mise au service de la ville comme « acteur collectif ». D’autres études tendent à relativiser les capacités d’innovation des municipalités urbaines dans l’élaboration de ces actions. Elles soulignent davantage le poids et l’influence de phénomènes d’import-export et de circulations 150 (en particulier des circulations réalisées par des employés municipaux ou des techniciens) et invitent à penser ces actions comme le résultat de coopérations entre des acteurs impliquant différentes scènes d’action et différents échelons gouvernementaux 151 .
Ces dernières analyses nous incitent à proposer que la quète du label international procède de la volonté d’élites municipales et de circulations d’individus affiliés à différentes scènes. Nous considérons, pour étudier cette quète, qu’elle correspond à la coproduction d’une miriade d’acteurs impliquant différents niveaux d’action. Les acteurs sont donc appréhendés avec leurs projets, leurs desseins, leurs stratégies et insérés dans des luttes. Dès lors, seule une analyse très localisée nous permet d’aller dans la finesse de la compréhension des jeux d’acteurs impliquant plusieurs scènes et dans celle des capacités d’action des acteurs locaux. La comparaison de deux cas singuliers vise donc à observer et à reconstituer comment une activité pensée à l’échelle internationale est saisie par des municipalités urbaines comme une opportunité d’action. Il s’agit, par conséquent au cours de cette analyse, de privilégier la mise en relation des différents points de vue en observant les multiples réceptions d’une même norme et des mêmes textes dans des scènes affiliées à différents niveaux d’action et en identifiant les possibilités d’adaptation ou les stratégies locales pour contourner certaines règles ou certains obstacles. En repérant, ensuite, les différents acteurs impliqués, leurs profils et leurs rôles dans la quète du label international, nous questionnons l’éventuelle existence d’une scène ou d’un groupe d’acteurs favorisant l’intégration des différents niveaux d’action. Autrement dit, nous cherchons à comprendre quelles sont les capacités d’action et les ressources des municipalités urbaines, d’abord, mais aussi des acteurs étatiques et des représentants des organisations internationales pour influer, maîtriser et piloter une procédure dont les principales caractéristiques sont définies par des organismes internationaux. Ces activités pensées au plan international sont-elles saisies de la même façon par toutes les municipalités urbaines ? Qu’implique la mise en interaction des municipalités urbaines avec des scènes partie prenante de la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial ? Comment la connaissance locale de l’action saisie, les différentes réceptions d’une même procédure ou encore les pratiques urbaines plus traditionnelles contribuent-elles à créer les conditions de réalisation de la quète d’un label international ? Quel(s) rôle(s) particulier(s) jouent les acteurs déjà impliqués dans des actions portant sur le patrimoine ? Enfin, que produisent les interactions développées au cours de cette quète ?
Nous avons choisi de distinguer deux étapes dans la quète municipale d’un label international afin d’identifier précisément, d’abord, comment des acteurs locaux prennent connaissance de l’existence d’une telle activité internationale et de repérer, ensuite, les capacités d’action et d’organisation des municipalités urbaines : l’émergence de l’idée même d’inscription possible, correspondant à la connaissance locale de l’existence de l’offre internationale, et la réalisation des dossiers de candidature. Le premier chapitre cherche à savoir comment la procédure d’inscription est saisie, perçue et appréhendée au plan local afin d’être présentée comme une solution répondant à des problèmes publics locaux que nous essaierons de repérer. Au cours de cette étape, les acteurs établissent, en fonction des contextes politico-administratifs local et national, des liens entre une proposition d’inscription et des pratiques locales plus traditionnelles : la gestion du patrimoine historique et les relations avec des organismes situés au-delà des frontières nationales. Ces liens, développés à des degrés différents selon les acteurs, constituent des cadres à la fabrique des dossiers de candidature et dessinent une partie du travail politique à l’œuvre (Chapitre 1). Le deuxième chapitre questionne la mise en œuvre de la décision municipale visant à proposer l’inscription d’une portion du territoire municipal sur la Liste du patrimoine mondial, c’est-à-dire l’élaboration d’une réponse municipale cohérente avec les normes internationales. Il s’agit en identifiant les ressources des différents acteurs, les freins et les obstacles rencontrés lorsqu’ils ont à investir ces normes internationales, puis en repérant les questions et les perturbations sous-tendant le travail de mise en cohérence, de définir les scènes que les principaux protagonistes mobilisent, de caractériser les régulations alors à l’œuvre et d’identifier d’éventuelles hiérarchies entre ces scènes. Nous verrons alors qu’au terme de ce travail, impliquant des acteurs aux affiliations multiples, le renouvellement des définitions de ce qui fait patrimoine au plan local reste déterminé par les cultures nationales 152 et des institutions étatiques. Le patrimoine mondial devient alors un enjeu politique local pour deux raisons principales : la procédure d’inscription constitue un potentiel renouvellement des représentations officielles du patrimoine historique local et la quête du label est saisie et présentée par les élites municipales comme une stratégie internationale de ville (chapitre 2).
Les analyses portant sur les transferts de politiques publiques de ville à ville ou sur la participation de gouvernements locaux à des scènes transnationales ou internationales montrent leur importance et leur existence de longue date. Il s’agit cependant de scènes transnationales et non de relations directes entre un gouvernement local et une organisation internationale (telle que définie par le champ des relations internationales). Se reporter notamment à Saunier (Pierre-Yves), « Changing the city : urban international information and the Lyon municipality, 1900-1940 », Planning perspectives, 14, 1999 ; Saunier (Pierre-Yves), « Atlantic crosser. John Nolen and the Urban Internationale », Planning history, vol. 21, n° 1, 1999 ; Payre (Renaud), A la recherche de la « science communale ». Les « mondes » de la réforme municipale dans la France de la première moitié du vingtième siècle., Thèse de Science politique, Université de Grenoble, 2002.
Vion (Antoine), « L’invention de la tradition des jumelages : mobilisations pour un droit (1951-1956) », Revue Française de Science Politique, vol. 53, n° 4, 2003, p. 559-582.
Voir notamment Pinson (Gilles), Vion (Antoine), « L’internationalisation des villes comme objet d’expertise », Pôle Sud, n°13, 2000, p. 85-102. On se reportera également à l’introduction générale de la thèse.
Voir notamment les travaux comparatifs de Paul Kantor et Hank Savitch qui, à partir d’une interrogation générale sur l’évolution des régimes urbains en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, montrent que l’univers des possibles des élus locaux n’est pas nécessairement restreint et surtout que ces acteurs sont en mesure de développer des stratégies alternatives pour faire face aux impératifs qui s’imposent à eux. Ces alternatives proviendraient essentiellement de ressources locales. Kantor (Paul), Savitch (Hank V.), Cities in the international Marketplace. The political Economy of Urban Development in North America and Western Europe, Princeton, Princeton University Press, 2002.
Les travaux menés par Pierre-Yves Saunier et Renaud Payre dans une perspective socio-historique insistent, par exemple, sur l’apport des circulations dans l’élaboration de politiques publiques : Saunier (Pierre-Yves), « Changing the city : urban international information and the Lyon municipality, 1900-1940 », art. cit. ; Payre (Renaud), A la recherche de la « science communale »…, op. cit.
Il s’agit alors également de penser ces politiques dans un temps long.
Pour le terme culture, nous nous rapprochons d’Olivier Fillieule pour lequel il signifie « […] l’univers des significations, ce qui inclut tout à la fois les croyances, les pratiques rituelles, les schémas narratifs et les visions du monde », Fillieule (Olivier), Stratégies de la rue, les manifestations en France, Paris, Presses de Science Po, 1997.