Le premier chapitre porte sur l’émergence des propositions d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial de quartiers de Lyon et de Québec. Il vise à vérifier l’hypothèse selon laquelle les définitions et les processus politiques d’identification du patrimoine mondial et du patrimoine historique sont liés. Autrement dit, le travail politique qui sous-tend une inscription sur la Liste du patrimoine mondial prend, selon nous, ses sources dans le processus politique qui a permis l’identification et la définition d’un patrimoine historique à Lyon et à Québec. De fait, ce processus politique engendre la stabilisation de modes de régulation précis entre État et municipalités urbaines pour ce qui a trait à la gestion des quartiers qu’ils ont, conjointement, qualifiés de patrimoine historique en même temps qu’il donne au patrimoine le statut de « problème public » 153 . Pour être acceptée par les élites municipales et par les représentants étatiques, la candidature auprès de l’Unesco est présentée comme une solution à certains problèmes publics existant à Lyon et à Québec. Nous suggérons alors que le patrimoine historique comme problème public pourrait être évoqué et constituer la raison principale d’une candidature auprès de l’Unesco. Reste alors à savoir comment.
C’est donc à la problématisation d’une candidature sur la Liste du patrimoine mondial qu’il convient ici de s’intéresser. Il y aurait en effet une « phase de problématisation au cours de laquelle un certain nombre d’acteurs [seraient] amenés à percevoir une situation comme « anormale » et [à] la qualifier d’une manière particulière, qui [pourrait] être susceptible d’appeler l’attention d’un acteur public » 154 . L’analyse de cette phase donne alors à voir les problèmes tels qu’ils sont perçus au plan local ainsi que les solutions qui émergent et celles qui s’imposent. Vérifier notre hypothèse implique d’abord de caractériser les contextes politiques au sein desquels ces candidatures sont proposées et, en particulier, de resituer rapidement les processus politiques qui ont permis l’identification et la définition du patrimoine historique de Lyon (le Vieux-Lyon) et de Québec (le Vieux-Québec). En effet, l’émergence et la publicisation d’un problème sont accompagnées de processus cognitifs et normatifs de définition et de problématisation avec une double conséquence : ils donnent sens au problème et conditionnent les représentations qui en sont faites ainsi que les modes de traitement envisagés. Repérer les acteurs mobilisés par ce processus, les enjeux et les tensions qu’il induit ainsi que les représentations locales du patrimoine historique (en tant que construit socio-politique et en tant que problème public) permettront alors d’éclairer les liens et les connexions réalisés par certains Lyonnais et certains Québécois entre patrimoine historique et patrimoine mondial. La stabilité des configurations d’acteurs établies suite aux identifications de sites urbains comme patrimoine historique invite, ensuite, à regarder, dans un premier temps, les individus qui proposent les candidatures sur la Liste du patrimoine mondial comme des « entrepreneurs politiques » 155 . Ces acteurs se révèlent en effet capables d’investir temps, énergie et ressources pour favoriser une alternative dont ils pourront tirer certains bénéfices. Sans les présenter comme des individus plus rusés et plus intelligents que la moyenne, John Kingdon confère aux « entrepreneurs politiques » un rôle essentiel dans la mesure où ils sont capables de construire des couplages 156 , notamment à partir de leur expertise, en greffant éventuellement leur solution à des problèmes connexes ou encore en cherchant des alliés. Le travail de ces individus est analysé, dans ce chapitre, en regard de l’étude des processus politiques définissant le patrimoine historique et à la lumière des trajectoires socio-professionnelles de ces individus. Nous pourrons alors décrire et caractériser plus précisément ces individus ainsi que leurs actions lors de la quête du label international. Enfin, nous cherchons systématiquement à identifier les régulations 157 qui s’opèrent au cours de l’émergence d’une telle solution, les groupes d’acteurs qu’elles impliquent et les tensions qui sont alors créées. La dimension internationale de la procédure d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial ne peut, selon nous, être appréhendée sans observer finement les relations entre municipalités urbaines et État et sans comprendre comment les « entrepreneurs politiques » perçoivent ces relations et y participent. Le patrimoine historique est en effet une notion largement déterminée par les Etats. Il s’agit donc de s’intéresser à la question de la compatibilité ou de la mise en cohérence de la démarche entreprise auprès de l’Unesco, impliquant une pluralité d’acteurs et de niveaux d’action 158 et, partant, d’observer et de caractériser des régulations et des relations multi-niveaux au cours d’une procédure similaire dans un État centralisé et dans un État fédéral.
Les analyses suivantes reposent d’abord sur les entretiens menés dans le cadre des enquêtes de terrain auprès de Lyonnais ou de Québécois impliqués directement dans l’identification du Vieux Lyon ou du Vieux Québec comme patrimoine historique ainsi que dans l’émergence d’une candidature auprès de l’Unesco. Elles sont également amplement appuyées sur des sources de seconde main, en particulier sur les ouvrages que sociologues, historiens ou historiens de l’art ont réalisés sur les patrimoines historiques québécois et lyonnais 159 .
La première section retrace brièvement le lent processus politique d’identification de quartiers dénommés patrimoine historique au sein de ces villes afin d’en donner les principales caractéristiques et justifications locales. En décrivant et en caractérisant les configurations d’acteurs qui gèrent ces patrimoines historiques, cette section souligne la prégnance étatique dans la logique de protection du patrimoine (Chapitre 1. I.). En étudiant finement les trajectoires socio-professionnelles des individus qui proposent ces inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial, nous sommes à même de repérer comment ils se saisissent de cette opportunité et quelles représentations ils en construisent. Ce sont alors leurs ambitions et leurs intérêts personnels qui sont donnés à voir (Chapitre 1. II.). Enfin, la dernière section s’intéresse au travail que mènent ces individus pour imposer leur solution auprès des acteurs concernés (maires et responsables gouvernementaux). Elle montre alors que le patrimoine mondial est saisi par le local, à la suite d’un travail de lobbying important, à la fois comme une opportunité pour améliorer la protection du patrimoine urbain, mais aussi (et même surtout pour ce qui concerne les élus municipaux) comme une occasion d’accroitre le rayonnement international des villes (Chapitre 1. III). La Liste du patrimoine mondial et, partant, le transnational pourrait alors constituer une opportunité ou une ressource pour les élites urbaines.
Sheppard (Elizabeth), « Problème public », dans Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Science Po, 2004, p. 347-353.
Muller (Pierre), Surel (Yves), L’analyse des politiques publiques, Paris, Montchrétien (Clés), 1998, p. 57.
Kingdon (John W.), Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston (Mass.), Little, Brown and Co, 1984.
John W. Kingdon, dans son modèle de la fenêtre d’opportunité, désigne par couplage le moment où une solution et un problème sont mis en relation et se répondent. Kingdon (John W.), Agendas, Alternatives..., op. cit.
Sur cette notion, voir Miaille (Michel) (dir.), La régulation entre droit et politique, Paris, L’Harmattan, 1995 et Commaille (Jacques), Jobert (Bruno) (dir.), Les métamorphoses de la régulation politique, Paris, LGDJ, Coll. « Droit et Société », 1999.
On retrouve alors l’un des trois aspects auxquels une sociologie politique de l’action publique s’interesse selon Patrice Duran. Voir Duran (Patrice), Penser l’action publique, Paris, LGDJ, Coll. « Droit et Société », Série Politique, 1999.
Sans prétendre à l’exhaustivité, le lecteur pourra se reporter notamment à, pour le Vieux Lyon, Delfante (Claude), Dally-Martin (Agnès), 100 ans d’urbanisme à Lyon, Lyon, LUGD, 1994 ; Saunier (Pierre-Yves), L’esprit lyonnais XIXe-XXe siècle., Paris, CNRS Editions, Espaces & Milieux, 1995 ; Saunier (Pierre-Yves), « De la pioche des démolisseurs au patrimoine lyonnais : le « Vieux Lyon » au XIXe siècle », Le monde alpin et rhodanien, n°1, 1997, p. 69-81 ; Scherrer (Frank)., Une association de défense du cadre de vie urbain en quartier ancien : la Renaissance du Vieux Lyon. Etudes de pratiques urbaines, Lyon, Mémoire de maîtrise de géographie urbaine, Université Lumière-Lyon 2, 1982 ainsi que les ouvrages publiés par la Renaissance du Vieux Lyon. Pour le Vieux Québec, voir en particulier : Geronimi (Martine), Imaginaires français en Amérique du Nord. Géographie comparative des paysages patrimoniaux et touristiques du Vieux-Québec et du Vieux Carré à la Nouvelle Orléans., Québec, Thèse de doctorat en sciences géographiques, Université Laval Québec, 2001 ; Lebel (Jean-Marie), Roy (Alain), Szilasi (Gabor), Québec : 1900-2000. Le siècle d’une capitale, Sainte-Foy, Québec, Editions MultiMondes, 2000 ; Noppen (Luc), Morisset (Lucie K.), « A la recherche d’une architecture pour la nation canadienne-française : entre le paysage et la patrie. De la crise à la seconde guerre mondiale », Les Cahiers d’histoire du Québec au XXème siècle, n° 5, 1996, p. 19-36 ; Roy (Alain), Construction et fonction sociales d’un lieu de mémoire nationale. Le Vieux Québec, 1945-1963, Mémoire de Maîtrise de l’Université Laval, 1995.