I. Prégnance étatique dans les représentations et les gestions des patrimoines locaux

Comprendre les procédures d’inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial, appréhendées comme le fruit d’un travail politique mobilisant différentes scènes, nécessite de se familiariser avec la notion de patrimoine et plus spécifiquement avec les patrimoines historiques lyonnais et québécois tels qu’ils sont définis, pensés et perçus au plan local comme au plan national. Les travaux de recherche portant sur cette notion rendent compte d’une genèse difficile. Mieux, ils soulignent la constitution d’enjeux politiques et de tensions importantes autour de cette notion comme autour des lieux (monuments, quartiers, etc.) qu’elle vise à caractériser, notamment parce que les définitions d’une histoire, d’une mémoire ou d’une identité locale entrent en jeu. De fait, la notion de patrimoine est apparue avec les historiens de l’art, en France et en Europe, au cours du 19ème siècle, en réaction notamment aux démolitions de pans entiers de villes 160 . Son développement correspond au culte de l’art et est d’abord une réaction au développement rapide de nouvelles formes d’urbanisation liées à la période d’industrialisation. Le patrimoine est alors essentiellement l’objet de débats entre initiés 161 . La Seconde Guerre Mondiale et ses conséquences sur le bâti entrainent ensuite une rupture dans les réflexions portées sur la notion de patrimoine. L’idée de sauvegarde, aujourd’hui implicitement associée à la notion de patrimoine, devient primordiale dans les façons dont il est pensé. Les processus de reconstruction à l’identique et les travaux des historiens de l’art de l’époque favorisent la prise de « conscience patrimoniale » 162 des différentes catégories socioprofessionnelles et contribuent à la création de « territoires patrimoniaux au cœur des villes et à la promotion de conservation intégrée (Chastel, 1986) » 163 . C’est à cette période que la notion de patrimoine urbain est développée 164 . Elle vise à élargir à un ensemble bâti, à un quartier de ville, la notion de patrimoine au départ associée uniquement à un monument 165 . Cette notion subit ainsi en un siècle des évolutions importantes. Elle est, à partir des années 1970, appréhendée à travers un objectif de mise en valeur dont les deux fondements sont la restauration et la protection 166 . Le patrimoine est alors intégré à la vie contemporaine. Au Canada où la notion apparaît plus tardivement, elle correspond également au cours de la seconde moitié du 20ème siècle à la valorisation de l’image et du passé 167 .

La lente et difficile émergence de cette notion, très brièvement évoquée ci-dessus, révèle deux aspects essentiels du patrimoine. Le patrimoine, d’abord, n’existe pas a priori 168 . Il s’agit d’une « invention » 169 résultant d’interactions entre différents groupes sociaux 170 . Ainsi, selon Florence Paulhiac, l’invention du patrimoine « repose dans une large mesure sur une intention et une construction politique » 171 . Le patrimoine, a fortiori le patrimoine urbain, est donc un construit socio-politique. Le patrimoine, ensuite, n’existe pour l’ensemble de la société, que lorsqu’il est reconnu légalement : le « décret public patrimonial » 172 institue et consacre un bien en tant que patrimoine. Une telle analyse laisse cependant supposer que l’ensemble de la ville pourrait être rangé sous la notion de patrimoine. Il est donc essentiel de savoir qui « decrête » ce qui est ou ce qui fait patrimoine, comment ce décret est réalisé et quelles valeurs ou quelles représentations sont alors accordées au patrimoine 173 . Il s’agit donc ici de revenir sur les problématisations du patrimoine historique de Lyon et de Québec afin de repérer les « producteurs du patrimoine » 174 historique ainsi que la façon dont ils le construisent comme problème public.

Notes
160.

Sur l’histoire de la notion de patrimoine, voir Choay (Françoise), L’allégorie du patrimoine, Seuil, Paris, 1992 ; Chastel (André), « Le patrimoine », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, Quarto, 3 Tomes, 1997. Sur celle des politiques de protection, nous renvoyons à Lamy (Yvon), « Du monument au patrimoine. Matériau pour l’histoire politique d’une protection », Genèse, n°11, 1993, p. 50-81.

161.

Choay (Françoise), L’allégorie du patrimoine, op. cit., p. 115-122.

162.

Paulhiac (Florence), Le rôle des références patrimoniales dans la construction des politiques urbaines à Bordeaux et à Montréal, Thèse de doctorat, Université de Bordeaux, 2002, p. 20.

163.

Ibid. Les engagements de André Chastel sont multiples et importants dans l’évolution de la notion de patrimoine. A partir de chroniques publiées dans le quotidien national Le Monde entre 1945 et 1976, il présente une histoire du patrimoine national ainsi que les moyens de connaissance et de protection des biens culturels. Il crée également en 1965 le centre de Recherche sur l’histoire de l’art moderne. A travers ses travaux, il est amené à réfléchir à l’instauration d’une loi sur la sauvegarde des quartiers historiques en France (loi sur les secteurs sauvegardés).

164.

Le début des années soixante correspond, en France, à l’affirmation d’une politique culturelle de l’État s’opérant par la dévalorisation systématique des pratiques antérieures. Elle s’inscrit en outre dans le changement de régime qui a alors lieu. Voir l’analyse de l’histoire de la politique culturelle en France que propose Vincent Dubois : Dubois (Vincent), « Socio-histoire et usages sociaux de l’histoire dans l’analyse de l’action publique. Réflexions à partir de la politique culturelle en France », dans Yves Deloye, Bernard Voutat, Faire de la science politique, Paris, Belin, Coll. «Socio-histoire, 2002, p. 155-166.

165.

Choay (Françoise), L’allégorie du patrimoine, op. cit., p. 135-157.

166.

Ibid., p. 165.

167.

Paulhiac (Florence), Le rôle des références patrimoniales…, op. cit., p. 96. Baudet (Gérard), « Patrimoine et postmodernité : transactions et contradictions », Trames, n° 12, 1998. Voir également sur l’émergence de cette notion au Québec, le rapport que Roland Arpin a réalisé pour le ministère de la culture québécois : Arpin (Roland), Notre patrimoine, un présent du passé, Proposition présentée au ministère de la Culture et des Communications, Québec, MCCQ, 2000.

168.

Léniaud (Jean-Michel), L’utopie française. Essai sur le patrimoine, Paris, Mengès, 1992. Voir également pour une interrogation des définitions des termes patrimoine et territoire : Di Méo (Guy), « Patrimoine et territoire : une parenté conceptuelle », Espaces et Sociétés, n°78, 1995, p. 15-34. Selon ce dernier, patrimoine et territoire « remplissent, pour la société, une triple fonction mnémonique, identitaire et médiatrice de relations interpersonnelles : ils témoignent de son inscription historique dans un passé chargé de sens qu’elle façonne » (p. 34).

169.

Choay (Françoise), L’allégorie…, op. cit.

170.

Lamy (Yvon) (dir.), L’alchimie du patrimoine. Discours et politiques, Bordeaux, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1996 ; Grange (Daniel J.), Poulot (Dominique) (dir.), L’esprit des lieux – le patrimoine et la cité, Grenoble, La pierre et l’écrit, Presses Universitaires de Grenoble, 1997.

171.

Paulhiac (Florence), Le rôle des références patrimoniales…, op. cit., p. 22.

172.

Ibid.

173.

Tout un pan de la littérature portant sur le patrimoine s’intéresse à ces processus. Voir notamment Léniaud (Jean-Michel), L’utopie française…, op. cit. ; Bourdin (Alain), « Sur quoi fonder les politiques du patrimoine Urbain ? », Les Annales de la Recherche Urbaine, n° 72, 1996.

174.

L’expression est reprise d’Alain Bourdin dans Le patrimoine réinventé, Paris, Presses Universitaires de France, 1984.