L’acquisition progressive d’un savoir sur le patrimoine

La sensibilisation de Régis Neyret au patrimoine historique s’effectue donc à travers une approche économico-touristique et grâce à son implication au sein de la Jeune chambre économique de Lyon. Après avoir suscité divers contacts dans la région et organisé les premiers voyages d'étude à Fribourg, Genève, Annecy et Chambéry dans le cadre de la commission Tourisme, certains des jeunes cadres souhaitent en effet élargir encore leurs échanges et leurs réflexions. La première grande action entreprise, sans doute essentielle pour la trajectoire sociale de Régis Neyret, est l’organisation d’un colloque. Le premier colloque des cités et quartiers anciens, organisé par la Renaissance du Vieux Lyon avec la collaboration du syndicat d’initiative de la Ville de Lyon et l’appui du maire Louis Pradel, permet de réunir, à Lyon en mai 1963, les principaux acteurs de la gestion du patrimoine historique en France 270 . A travers nombre d’articles de presse et grâce aux différentes allocutions tenues lors de ce congrès, les pratiques lyonnaises sont instituées comme exemple pour la sauvegarde des quartiers anciens 271 . Mieux, ce colloque permet de présenter les politiques de protection initiées à Lyon comme le fruit d’une volonté municipale et d’un travail collectif auquel élus municipaux et associatifs participeraient. A partir de cette date, l’investissement de Régis Neyret en faveur de la protection et de la mise en valeur du patrimoine ne faiblit pas. Il saisit chacune des opportunités qui se présentent pour développer ses relations, promouvoir le patrimoine du Vieux Lyon et surtout conforter sa légitimité à intervenir dans ce domaine. Sa désignation comme vice-président de l’Association nationale pour la protection des villes d’art est une première conséquence de l’organisation du colloque sur les cités et les quartiers anciens. Il quitte cette association quelques années plus tard, non sans avoir noué de nombreuses relations parmi les acteurs administratifs et institutionnels étatiques. En 1965, il participe à la création de Civitas Nostra avec certains représentants de l’association du Vieux Fribourg rencontrés à Lyon en mai 1963 272 . Au début des années quatre-vingt, les lois de décentralisation favorisent des réflexions à l’échelle régionale : il créé alors Patrimoine Rhônalpin. La fédération a pour vocation de « contribuer à la mise en valeur de toutes les formes de patrimoine – monumental et artistique, industriel et artisanal, urbain et rural, archéologique et contemporain, etc. – dans les huit départements de la région Rhône-Alpes » 273 . Les thématiques des colloques, les actions entreprises 274 ainsi que les partenariats établis avec des institutions régionales 275 témoignent de l’orientation majeure de la fédération Patrimoine Rhônalpin en faveur de la valorisation du patrimoine. Les multiples activités militantes de Régis Neyret entretiennent donc l’image d’un associatif actif et dévoué au patrimoine, dont la légitimité repose sur une « expertise associative » 276 . Mieux, il réussit progressivement à être coopté dans des scènes institutionnalisées. Il devient ainsi membre de la Commission régionale du patrimoine historique, archéologique et ethnologique, dès sa création en 1982, et assure la présidence du Conseil régional du patrimoine de 1990 à 1995 277 . La fréquentation d’agents de l’Etat responsables de la protection du patrimoine (architectes des bâtiments de France, architectes en chef des Monuments Historiques) et de décideurs politiques en charge de ce domaine lui font prendre la mesure des enjeux liés au patrimoine, mais également des différentes représentations de ce dernier. Progressivement, une hiérarchie au sein des éléments patrimoniaux semble se faire jour : il y aurait ainsi, selon lui, d’un côté le petit patrimoine, moins important que les biens inscrits, que ceux classés par l’État, eux-mêmes moins importants que le patrimoine mondial 278 . S’il participe à un certain nombre d’instances institutionnelles chargées de la protection du patrimoine, il n’investit pas cependant les lieux où les professionnels du patrimoine se retrouvent, tel que, par exemple, l’Icomos France, et souhaite visiblement conserver sa figure d’« expert associatif ». Plus largement, ce n’est pas le patrimoine en général qu’il cherche à protéger et à valoriser, mais bien le patrimoine lyonnais dont la municipalité lyonnaise devrait, selon lui, détenir le monopole de la gestion.

Régis Neyret s’évertue ainsi à ne jamais laisser penser qu’il agit par ambition personnelle ou par soumission à des stratégies municipales pour être à chaque instant un recours, un tiers, une force de proposition « neutre », dont la légitimité tient, d’une part, à son engagement militant et à l’expertise associative qu’il sait revendiquer et, d’autre part, à sa connaissance précise de Lyon ainsi qu’à sa proximité avec les élites politiques et économiques lyonnaises. Il réussit à demeurer indispensable au sein de la Renaissance du Vieux Lyon et à se faire connaître, au plan régional voire national, comme un acteur associatif de la protection et de la mise en valeur du patrimoine en général. Il s’appuie sur ce multi-positionnement pour sensibiliser l’élite politique lyonnaise à une valorisation du patrimoine du Vieux Lyon dans une perspective internationale. Le parcours que nous venons de retracer laisse toutefois voir une forte volonté de valoriser le patrimoine lyonnais ainsi que des velléités de rupture avec certaines pratiques étatiques. L’identité lyonnaise apparaît être l’une de ses motivations essentielles. La présentation comparée des problématisations des patrimoines historiques à Lyon et à Québec pourrait laisser penser que l’identité québécoise constitue également la raison principale de l’émergence d’une proposition similaire. Toutefois, malgré une construction identitaire très marquée au Québec, l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial de l’arrondissement historique de Québec, solution proposée au Canada, relève d’objectifs différents. Ces derniers sont, comme à Lyon, marqués par la trajectoire socio-professionnelle de l’« entrepreneur politique » et visent également à satisfaire certaines de ses ambitions personnelles. Le profil de ce dernier est fortement distinct de celui retracé précédemment.

Notes
270.

Parmi ces acteurs figurent notamment l’Inspecteur général Sorlin représentant André Malraux, Paul Defond, Membre du Conseil économique et social, Président de la fédération des syndicats d’initiative de la Vallée du Rhône ; M. Hiriart, Conservateur des Bâtiments de France, M. Donzet, architecte en chef des Monuments historiques, Georges Pillement, Vice-président de la Fondation pour l’art, la recherche et la culture, A. Candaux, Président de l’association des Amis du Vieux-Genève, M. Foch, directeur régional de la Construction, C. Delfante, Architecte urbaniste de la Ville de Lyon, etc.

271.

Au moins onze articles paraissent dans des quotidiens régionaux, nationaux et suisses, parmi lesquels « Tous les ensembles architecturaux de valeur doivent être protégés, demande le premier colloque des quartiers anciens (R. Lemoine) », Le Figaro, 15 mai 1963 ; « Les quartiers anciens dans les villes modernes (J. Couvreur) », Le Monde, 18 mai 1963 ; et pas moins d’une quinzaine d’article dans des périodiques nationaux au cours des mois qui suivent la tenue du colloque. La Rennaissance du Vieux Lyon publie les actes de ce colloque dans un numéro spécial (n°14) du bulletin de la Rennaissance du Vieux Lyon en octobre 1963.

272.

Cette fédération correspond à un groupement d’associations de quartiers anciens dont l’objectif est d’échanger, de témoigner et de réfléchir à la sauvegarde et au maintien d’un cadre de vie agréable au sein des quartiers anciens. Elle est construite au départ entre Lyon et Fribourg et a très rapidement été élargie à Genève, ainsi qu’à de nombreuses villes de la région Rhône-Alpes.

273.

Brochure de présentation Patrimoine Rhônalpin, 2003. L’association réunit 250 associations de valorisation du patrimoine dans l’Ain, l’Ardèche, la Drôme, l’Isère, la Loire, Le Rhône, la Savoie et la Haute-Savoie.

274.

La fédération décerne, chaque année depuis 1995, les « Prix Rhônalpin du patrimoine » pour encourager les actions locales. Depuis 2002, un prix similaire existe pour les parcs et jardins.

275.

Patrimoine Rhônalpin bénéficie d’un soutien important du Conseil Régional de Rhône-Alpes et est associés aux travaux de la Commission régionale du patrimoine et des sites et du Conseil régional de tourisme notamment.

276.

L’expression est empruntée à Lochard et Simonet-Cusset. Ces auteurs décrivent à travers cette expression les associations comme lieu de production des connaissances. Lochard (Yves), Simonet-Cusset (Maud), L’expert associatif, le savant et le politique, Paris, Editions Syllepse, 2003.

277.

Ces deux instances sont créées par le ministère de la Culture et en dépendent.

278.

Entretien avec Régis Neyret, 30 septembre 2004.