L’instigateur d’un savoir canadien sur la protection du patrimoine historique

Jacques Dalibard est l’un des premiers Canadiens à permettre l’import de théories internationales relatives au patrimoine culturel et à sa protection. Toute sa carrière professionnelle est consacrée à cette activité de passeur. De fait, en 1967 279 , le gouvernement fédéral canadien décide d’instaurer au sein de son administration un service spécifique pour la restauration afin de fêter au mieux le centenaire du Canada 280 . Jacques Dalibard, jeune architecte spécialiste de cette sous discipline, est recruté pour créer ce dispositif. Très rapidement, le service prend de l’ampleur et la restauration s’institutionnalise au sein de l’administration canadienne 281 . Ce service est aujourd’hui entièrement intégré dans l’agence fédérale Parcs Canada 282 , dont l’objectif est de « protége[r] et mett[re] en valeur des exemples représentatifs du patrimoine naturel et culturel du Canada, et [de] favoris[er] chez le public la connaissance, l’appréciation et la jouissance » 283 . Parallèlement à l’élaboration du service de restauration et grâce aux relations dont il dispose au sein de l’administration fédérale, Jacques Dalibard participe activement à la création, en 1968 284 , du comité national canadien du Conseil international des Monuments et des Sites, Icomos Canada. Son activité professionnelle lui permet de solliciter des subventions fédérales pour ce comité national et d’impulser une dynamique de discussions entre les plus éminents spécialistes de l’architecture du Canada. L’association ainsi créée répond aux mêmes objectifs que l’Icomos International, à savoir être « le point focal des échanges entre spécialistes internationaux dans le domaine de la ressource culturelle au Canada et des échanges d'information et d'expertise dans le domaine de la conservation à l'échelle mondiale » 285 . Jacques Dalibard est, d’une certaine manière, le passeur 286 , important plus qu’exportant, des théories de la conservation et de la restauration au sein de l’administration fédérale. Mieux, il s’appuie sur les réflexions et les débats qui ont cours au sein de l’Icomos international pour promouvoir et développer un savoir et des savoir-faire en matière de conservation du patrimoine au Canada.

Son rôle de Président de l’Icomos Canada permet en outre son insertion dans les instances dirigeantes de l’association transnationale. Il participe, dès 1972, au bureau exécutif de l’Icomos International et en devient, en 1980, le délégué général aux finances. Il est alors directement informé des évolutions de l’organisation ainsi que des partenariats et des collaborations établies avec d’autres acteurs de ces scènes. Jacques Dalibard assiste et prend part aux évolutions considérables qui structurent la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial. Les adhérents de l’Icomos international, à travers leurs colloques et leurs groupes de travail, rédigent en effet, dès le milieu des années 1960, des textes internationaux 287 dans le domaine de la restauration et de la protection du patrimoine et participent de manière active à la création et au développement de la notion de patrimoine mondial et au cadre d’action dans lequel cette notion s’inscrit 288 . Les débats autour de la protection du patrimoine, de la multiplicité des enjeux qui y sont liés ainsi que des responsabilités des différents acteurs vis-à-vis du patrimoine sont nombreux au cours des années 1970 tant au sein des comités nationaux d’Icomos qu’au sein de l’Icomos international. Jacques Dalibard participe à ces débats et engage ses collaborateurs et ses collègues à réfléchir sur ces différentes thématiques encore très récentes au Canada 289 . Il y est d’autant plus sensible que ses activités professionnelles l’amènent à exercer dans le milieu académique et universitaire 290 . Ainsi, tout au long de sa carrière, Jacques Dalibard entretient et développe une expertise professionnelle et militante de la restauration et de la conservation du patrimoine culturel. Plus largement, il devient l’un des éminents spécialistes de la conservation du patrimoine au Canada, reconnu comme tel par les administrations fédérale et provinciales.

Son implication au sein de réseaux nationaux et transnationaux a deux conséquences importantes. Jacques Dalibard constate, d’abord, des différences nationales et continentales fondamentales dans la perception du patrimoine et dans les pratiques de gestion de ces patrimoines. Il souhaite que le patrimoine du Canada soit protégé au sein du pays et qu’il soit reconnu au plan international. Des débats intenses ont en effet lieu, au sein de l’Icomos international, quant aux valeurs patrimoniales de tel ou tel site. De « mauvaises langues » européennes objecteraient notamment qu’il « n’y a pas de patrimoine au Canada et que des Canadiens ne peuvent connaître ces thématiques » 291 . Cette reconnaissance internationale d’un patrimoine canadien devient d’autant plus essentielle et nécessaire lorsqu’il souhaite devenir Président de l’Icomos International. La seconde conséquence est l’excellente connaissance que Jacques Dalibard acquiert alors des rouages, de la structuration des scènes, des normes et des codes d’action qui président à la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial. De fait, il est amené, dès 1978, à participer à l’évaluation des premières propositions d’inscription sur la liste du patrimoine mondial. Il revient, en entretien, sur ses initiatives d’alors, d’où il ressort qu’il se présente effectivement comme un « savant du patrimoine mondial » :

‘« Donc, moi, je participais à cette démarche [d’évaluation] et c’est comme cela que j’ai pensé que peut-être on devrait présenter Québec. (…) C’est moi qui ai initié la candidature. Alors, d’après ce que je connaissais des procédures et à partir des sites pour lesquels j’avais participé au comité exécutif, je savais que Québec avait de grande chance d’être inscrite. » 292

De fait, Jacques Dalibard apparaît ici comme un professionnel du transnational. Ce « savant du patrimoine mondial » réfléchit d’ailleurs, dès 1979 selon ses dires, à une candidature de Québec pour une inscription sur la Liste du patrimoine mondial. Ses ressources pour mettre en œuvre une telle idée ne se limitent pas à la science de la restauration ou à la compréhension et à la connaissance des rouages internationaux. L’homme connait également relativement bien les sphères politico-administratives tant fédérales que municipales. Il est par ailleurs reconnu comme spécialiste du patrimoine historique par les fonctionnaires du ministère des Affaires culturelles du Québec 293 . Autrement dit, il bénéficie d’un accès relativement simple aux élites politiques canadiennes et québécoises.

Notes
279.

Année de l’Expo 67 qui se tient à Montréal et au cours de laquelle le jeune architecte se fait connaître.

280.

Nombre de travaux réalisés sur l’identité et les pratiques de conservation en Amérique du Nord (et plus particulièrement aux Etats-Unies) insistent sur leur forte instrumentalisation à des fins d’identité nationale. Cf. Soderström (Ola), Les métamorphoses du patrimoine, formes de conservation du construit et urbanité, Lausanne, Thèse en Lettres, Université de Lausanne, 1992 et Winks (Adrien R.), « Conservation in America : national character as revealed by preservation », dans Peter J. Fawcett (ed), The future of the Past, London, Thames & Hudson, 1976. Pour une comparaison plus fine, le lecteur se reportera à Paulhiac (Florence), Le rôle des références…, op. cit., p. 112-148.

281.

Selon les propos de Jacques Dalibard, le service comprend 74 personnes en 1968 et plus de 130 dès 1974. Ce sont des architectes, des ingénieurs et des historiens essentiellement. Cette institutionnalisation s’effectue en parallèle du renforcement des compétences et des connaissances détenues par les provinces, au premier rang desquelles celle du Québec. L’institutionnalisation à l’échelle fédérale est donc d’autant plus rapide que des lois et des mesures existent à l’échelle provinciale. Par ailleurs, les mesures prises par le gouvernement fédéral s’appliquent d’abord et avant tout aux biens fédéraux.

282.

Parcs Canada est une agence fédérale dont les missions relèvent du domaine du patrimoine et de l’environnement. L’agence dispose d’un équivalent d’administration centrale à Ottawa et de services « déconcentrés » dans chacune des capitales provinciales, puis de services spécifiques responsables localement des biens fédéraux. Les actions de ces services sont menées de manière relativement autonome. Ainsi à Québec sont présents deux « administrations déconcentrées » de Parcs Canada : la première est mandatée pour décliner la politique de Parcs Canada à l’échelle de la province, la seconde est plus spécifiquement responsable des biens fédéraux de Québec, le Parc d’Artillerie, les Fortifications, les Plaines d’Abraham, etc.

283.

Charte de Parcs Canada, 2002.

284.

Soit trois ans après la création de Icomos International à Paris sur l’initiative de l’Unesco et d’architectes européens spécialistes en restauration, suite à l’adoption de la Charte de Venise. Son premier objectif est la promotion de la doctrine et des techniques de conservation. Les statuts de l’organisation internationale prévoient alors un fonctionnement à partir de comités nationaux.

285.

Site Internet http://canada.icomos.org/

286.

 La fonction de passeur est mise en évidence par les travaux portant sur les transferts de politiques publiques et sur les imports-exports. Cf. notamment Serré (Marina), « De l’économie médicale à l’économie de la santé. Genèse d’une discipline scientifique et transformations de l’action publique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2002, p. 68-79.

287.

Ces textes résultent de colloques et de travaux de réflexions au sein de l’association Icomos international. Pour les années 1960 et 1970, nous pouvons citer : Charte Internationale Sur la Conservation et la Restauration des Monuments et des sites (Charte de Venise),1964 ; Resolutions of the Symposium on the introduction of contemporary architecture into ancient groups of buildings, (3ème assemblée générale d’Icomos international), 1972 ; Resolutions of the International Symposium on the Conservation of Smaller Historic Towns, (4ème assemblée générale d’Icomos International), 1975.

288.

Sur l’émergence de la notion de patrimoine mondial, nous renvoyons à Batisse (Michel), Bolla (Gérard), L’invention du « patrimoine mondial », Paris, Club histoire AAFU, 2003. Les deux auteurs, participants actifs de la création de cette notion, relatent leurs expériences et leurs lectures du processus.

289.

Pour ne prendre qu’un seul exemple, Jacques Dalibard propose un texte lors du colloque sur la Conservation des Petites Villes Historiques (Rothenburgh ob der Tauber/Allemagne) dont le titre est « The conservation of small historic towns in North America », colloque tenu les 29 et 30 mai 1975. Son propos est alors de préciser que les initiatives en Amériques du Nord sont encore modestes, mais existent et relèvent des instances locales.

290.

A la fin des années 1970, Jacques Dalibard est directeur du programme de Conservation de l’Université Columbia à New York. Il participe également, depuis le milieu des années 1990, aux enseignements de la Faculté d’Aménagement de l’Université de Montréal. Dans le cadre de ses fonctions, il tente alors de développer de nouveaux enseignements et échange beaucoup avec des associations et des organisations telles que Iccrom, Iccom, Uicn et bien sûr Icomos. Voir la présentation de ces organismes et leur rôle dans la fabrique de la Liste du patrimoine mondial en annexe.

291.

Propos rapportés par Jacques Dalibard, entretien du 06.03.03. Michel Bonnette (10.02.03) ainsi que François Varin (26.03.03), tous deux Québécois, ont tenu des propos similaires tant par rapport à l’appréciation du patrimoine québécois et canadien par les Européens que sur les velléités de Jacques Dalibard pour devenir Président de l’Icomos International. Son vœu n’est cependant pas réalisé.

292.

Entretien avec Jacques Dalibard, 06 mars 2003.

293.

Le ministère des Affaires culturelles de Québec est responsable de la politique culturelle portant sur le patrimoine menée au Québec et est, à travers la Commission des monuments et des sites, responsable du devenir du Vieux Québec.