L’apprentissage de savoirs pratiques à Québec

Jacques Dalibard réalise l’essentiel de sa carrière professionnelle au sein d’instances fédérales. Recruté en 1967 pour établir le service de restauration, il travaille pour l’administration de Parcs Canada jusqu’en 1978 294 , notamment au sein de ses services situés à Québec. En tant qu’architecte de restauration, il lance, dans cette ville, deux projets majeurs : la réhabilitation du Parc d’artillerie et la rénovation des fortifications. Ces lieux, situés sur le territoire de la ville de Québec, constituent aujourd’hui des éléments essentiels du patrimoine canadien 295 . Le parc d’artillerie et les fortifications sont des propriétés fédérales, les agents de Parcs Canada œuvrent seuls à leur réhabilitation. Ce n’est donc pas tant lors de la réalisation de ces restaurations que Jacques Dalibard noue des liens avec l’administration municipale, mais lors des discussions et des querelles entre savants autour du projet de Place Royale. Ce projet suscite en effet la mobilisation de nombreux professionnels du patrimoine, en particulier d’adhérents de l’Icomos Canada et de son président Jacques Dalibard. En tant que citoyen de Québec concerné par le patrimoine, il s’implique également dans la création du Conseil des monuments et des sites du Québec et de sa revue Continuité 296 . Sa participation à la création même de cette association et les multiples articles qu’il publie dans la revue rendent manifestes ses interactions avec les dirigeants locaux et légitiment d’une autre manière son discours auprès du gouvernement provincial. Mieux, Jacques Dalibard retrouve, dans cette association, d’adhérents de l’Icomos Canada, des universitaires de Québec avec lesquels il mène quelques batailles relatives au projet de Place Royale 297 . Enfin, les relations qu’il peut tisser avec des agents ou des représentants des administrations municipales et provinciales sont fortement liées à son implication au sein de l’Icomos Canada. De fait, les adhérents de cet organisme sont pour l’essentiel, y compris lorsque leur nombre est au plus haut, des fonctionnaires des trois administrations (fédérale, provinciale et municipale). Jacques Dalibard bénéficie donc d’une perception précise du patrimoine québécois, de ses différentes représentations urbaines ainsi que d’une connaissance fine des acteurs politico-administratifs et des acteurs associatifs de la ville.

Lorsqu’en 1978, il quitte Parcs Canada, il prend la direction de Heritage Canada, fondation destinée à la protection du patrimoine à l’échelle fédérale 298 . Ce poste lui permet d’entretenir et de consolider des relations avec les responsables de la gestion du patrimoine dans chacune des administrations provinciales et municipales concernées. Il travaille alors différemment avec les agents de l’administration municipale. Il ne relève plus en effet directement du gouvernement fédéral et apparaît bien moins, au sein de la ville de Québec, comme un « espion » 299 du gouvernement fédéral.

La légitimité de Jacques Dalibard à proposer une inscription sur la Liste du patrimoine mondial tient donc à son engagement militant, au sein de scènes nationales, transnationales puis locales, en faveur de la protection du patrimoine et à son expertise professionnelle, consolidée tout au long de sa carrière. Plus largement, son activité d’architecte spécialisé en restauration, réalisée pour l’essentiel au sein de l’administration fédérale, contribue à donner force et légitimité à sa parole et à ses propositions au Canada. Aucun élément dans la rapide présentation de sa trajectoire socio-professionnelle n’indique toutefois qu’il développe une représentation sentimentale du patrimoine québécois.

Les trajectoires retracées ici présentent des similitudes tant dans les capacités de ces individus à interpeller les élites locales que dans leur légitimité à parler sur le patrimoine. Elles révèlent toutefois des différences essentielles : les ressources et les moyens d’action dont ces individus disposent, leurs engagements respectifs à l’égard du patrimoine ou encore leur expertise apparaissent ainsi presque opposés. Mieux, l’analyse de ces trajectoires pointe des dissemblances tant dans les représentations que ces deux personnages se font du patrimoine historique que dans celles qu’ils se font des organisations internationales en charge du patrimoine mondial. L’inscription sur la Liste du patrimoine mondial comme solution à un problème public ne résulte donc pas d’une construction similaire à Lyon et à Québec et la construction de cette solution dépend de la problématisation initiale du patrimoine historique comme problème public. Plus largement, retracer les trajectoires socio-professionnelles de ces individus permet de dévoiler ce qu’ils en attendent personnellement. Rappelons d’abord qu’il s’agit théoriquement, à travers la Liste du patrimoine mondial, d’ériger des sites en biens du patrimoine mondial afin de les protéger. La fabrique de la Liste du patrimoine mondial procède donc d’une activité similaire à celle de la constitution de l’Inventaire général tel qu’il existe en France 300 . La principale différence, certes de taille, réside dans le fait que l’Inventaire général ne vise qu’à répertorier les éléments du patrimoine français, quand la Liste du patrimoine mondial est inscrite dans un dispositif de protection. De fait, Régis Neyret développe progressivement une représentation de la Liste comme celle construite autour de l’Inventaire général en France, c’est-à-dire comme une activité scientifique identifiant le « meilleur du meilleur » 301 . Il en gomme l’aspect protection, quand ce dernier est d’abord retenu par les savants canadiens du patrimoine. De fait, Jacques Dalibard revient, en entretien, sur ses motivations initiales pour proposer une inscription de l’arrondissement historique de Québec, d’où il ressort qu’il vise une meilleure adéquation entre la conservation du patrimoine québécois et les normes internationales en matière de protection :

‘« L’inscription de Québec, c’est parce que vous pensiez que cela pouvait apporter des choses à la ville ?’ ‘D’abord Québec avait été classé au niveau provincial, mais régulièrement il y avait quand même des démolitions, il y avait des problèmes au niveau des doctrines : la Place Royale ne correspondait pas du tout à la Charte de Venise… C’est aussi pour attirer l’attention du public sur l’importance de Québec, c’est évident. » 302

Les législations canadiennes et québécoises en ce domaine seraient insuffisantes selon ces savants et surtout trop peu respectées : il s’agit ici de contraindre un peu plus les élus municipaux et provinciaux. A contrario, sensibiliser les acteurs municipaux à l’aspect protection et conservation ou encore aux textes internationaux en la matière ne constituent pas un objectif pour Régis Neyret. Plus largement, il appréhende la Liste, en regard du seul quartier du Vieux Lyon, comme un outil de valorisation du patrimoine historique c’est-à-dire comme un moyen de réaliser son ambition initiale de développement du tourisme à Lyon. Ces perceptions différenciées résultent des profils bien distincts de ces deux individus ainsi que d’un renouvellement décisif des représentations de la Liste du patrimoine mondial entre le début des années quatre-vingt et la fin des années quatre-vingt-dix : la Liste du patrimoine mondial n’est plus seulement, au début des années 2000, une entreprise scientifique, une liste répertoriant des biens internationaux destinés à être protégés par le Comité du patrimoine mondial. Elle est ainsi devenue, du moins pour de nombreux acteurs, un vecteur de communication, de médiatisation de certains patrimoines locaux et nationaux. Mieux, elle constituerait, pour nombre d’acteurs, un outil de reconnaissance et de légitimation, à l’échelle internationale, d’un bien, de caractéristiques architecturales ou culturelles locales, nationales ou communautaires. Cet agent du ministère français de la Culture résume bien la notoriété internationale que revêt la Liste du patrimoine mondial :

‘« Les sites estampillés Patrimoine mondial bénéficient d’une grande notoriété, à mon avis certains pensent qu’il s’agit d’une démarche bureaucratique à faire, d’une démarche administrativo-politique pour obtenir l’inscription et on doit beaucoup expliquer que ce n’est pas une sorte de droit, que ce n’est pas une possibilité offerte à tout le monde, qu’en fait l’enjeu c’est une politique culturelle à l’échelon mondial. » 303

Faire figurer dans cet « inventaire international » l’arrondissement historique de Québec et le site historique de Lyon répond donc à des problématisations du patrimoine historique spécifiques à Lyon et à Québec. L’analyse des profils des « entrepreneurs politiques » de ces inscriptions permet en outre d’avancer que cette action correspond également à la réalisation d’objectifs personnels. Il s’agit pour le Lyonnais d’afficher définitivement les pratiques lyonnaises comme exemplaires, y compris au-delà des frontières nationales, comme en témoignent ses nombreuses références et comparaisons à Marseille, Bordeaux, Paris, puis Barcelone, Milan ou Turin, Naples, Prague, etc. Ce faisant, il se place une nouvelle fois au service des élites urbaines et apparaît principalement comme un médiateur dans la quête d’un label international pour la ville. La situation est toute autre en 1985 à Québec. Avant même de rechercher la constitution des pratiques québécoises comme référence en matière de gestion du patrimoine, Jacques Dalibard souhaite la légitimation de l’existence d’un patrimoine historique au Canada. Il s’attache donc à établir un dossier pour la ville de Québec qui serait alors la seule, selon lui, en mesure de satisfaire les critères de l’Unesco. Mieux, à travers cette proposition d’inscription, le spécialiste canadien cherche à renforcer son statut et sa légitimité en tant qu’expert du patrimoine culturel au sein de l’Icomos international. Ainsi, l’analyse qui précède révèle que les principales motivations de ces acteurs sont finalement le prestige et la notoriété dont eux-mêmes bénéficieront ainsi qu’une légitimation des patrimoines historiques lyonnais et québécois tels que définis par l’État français et la province québécoise. Jacques Dalibard agit alors essentiellement en tant que professionnel du transnational au service du Canada. Si nous avons pu identifier une certaine volonté de remettre en cause la prégnance étatique dans les actions portant sur le patrimoine, les définitions étatiques des patrimoines historiques lyonnais et québécois ne sont pas, à ce stade, contestées. Reste alors à comprendre comment ces acteurs réussissent à imposer leur solution auprès des responsables politiques concernés. La section suivante s’intéresse aux couplages qu’ils sont en mesure de construire et surtout aux contextes, notamment politiques, dans lesquels ces solutions deviennent recevables et acceptables.

Notes
294.

Les architectes n’ont, au cours de cette période, pas toujours été intégrés dans le ministère en charge du patrimoine. Cependant les missions exercées et les objectifs assignés nous permettent, pour cette présentation, d’assimiler ainsi leurs postes à Parcs Canada.

295.

Voir les plaquettes publicitaires réalisées par Parcs Canada sur le site Internet : www.pc.gc.ca

296.

 En 1982, le CMSQ créé les Éditions Continuité destinées à publier des ouvrages spécialisés ainsi que la revue Continuité, actuellement encore le seul magazine (trimestriel) francophone et grand public au Québec traitant de patrimoine.

297.

Les investigations de terrain réalisées sur ces différentes associations montrent des similitudes très fortes parmi les membres. Les cercles d’initiés au patrimoine historique et de militants sont assez restreints au Canada.

298.

 Créé et financé au départ par le gouvernement fédéral, Heritage Canada est aujourd’hui présenté comme un organisme à but non lucratif. Les principaux programmes de l’organisme concernent la revitalisation des centres-villes (programme qui ne fonctionne plus actuellement que à Québec et de manière indépendante de Heritage Canada) et Région de patrimoine (analogie avec les parcs nationaux). De fait, l’organisme fonctionne comme les trusts anglo-saxons (ce qu’il est destiné à devenir depuis le début) et ses activités portent essentiellement sur ce qui relève du patrimoine et de l’identité nationaux.

299.

Il s’agit d’un terme régulièrement entendu dans les différentes instances de la Ville de Québec et du gouvernement québécois à propos des agents du gouvernement fédéral.

300.

 Créé en 1964 par André Malraux, l'Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France a pour mission de recenser, d’étudier et de faire connaître l'ensemble du patrimoine français. Le recensement, première action des services étatiques, se traduit par l’établissement de listes sur lesquelles figurent les éléments du patrimoine français. L’inscription sur la Liste du patrimoine mondial relève, pour cette première action, de la même logique.

301.

Entretien avec Régis Neyret, 18 janvier 2001.

302.

Entretien avec Jacques Dalibard, 06 mars 2003.

303.

Entretien avec Olivier Poisson, Inspecteur général des Monuments Historiques, DAPA – Ministère de la Culture, 05 janvier 2004.