Le poids politique d’un « grand maire » à Lyon

L’analyse de la mobilisation des instances étatiques françaises suppose que l’adhésion du maire de Lyon est d’ores et déjà obtenue. De fait, l’« entrepreneur politique » lyonnais s’appuie d’abord sur les élites municipales pour développer son projet. Plus largement, les discours sur la procédure d’inscription du site historique de Lyon, recueillis au sein de la municipalité ou dans les services du ministère de la Culture 308 , insistent sur le rôle central du maire de l’époque, Raymond Barre 309 , notamment lors de la validation étatique du processus, à l’image des propos de Didier Repellin :

‘« Il a appelé son ami Federico Mayor [alors directeur de l’Unesco] qui était très intéressé que ce ne soit pas un gouvernement qui le demande, mais une ville. Ce que dit l’Unesco, c’est qu’ils reçoivent souvent beaucoup de pression des gouvernements, parce qu’il y a un enjeu politique énorme. Donc, ça l’a beaucoup séduit et en plus c’est aussi un ami qui lui demandait, donc il a dit « oui, faites un dossier ». » 310

Fort de l’avis favorable d’un représentant de l’Unesco, Raymond Barre soumet ce projet directement au ministre de la Culture et ne sollicite aucune expertise des agents de ce ministère quant à l’opportunité d’une telle candidature. Les entretiens menés auprès des principaux acteurs lyonnais comme auprès d’agents de l’administration centrale du ministère de la Culture en témoignent :

‘« Ca s’est bien passé, parce que le ministre de l’époque s’appelait Philippe Douste Blazy et que c’est un copain de R. Barre. On [le ministère de la Culture] n’a absolument pas compris comment une ville comme Lyon pouvait entrer au patrimoine mondial, mais comme c’est R. Barre qui le demandait, ils ont dit oui. C’est une anecdote, mais quand on a présenté notre dossier, le ministre avait changé, il s’appelait Catherine Trautman. Elle a pris le relais de son prédécesseur sans problème et à ce niveau là, les choses ont été déblayées. » 311 ’ ‘« En ce qui concerne la ville de Lyon, je n’étais pas encore là, je m’occupe plutôt du dossier de coopération. J’ai entendu dire que c’était fait parce que R. Barre avait des relations très étroites avec F. Mayor qui à l’époque était directeur de l’Unesco. » 312

La procédure administrative entre gouvernement français et Unesco est rapidement lancée 313 . La stature politique nationale de Raymond Barre et l’appui verbal du directeur de l’Unesco entraînent l’acceptation rapide du ministre de la Culture. Même si le projet que Raymond Barre soumet à l’approbation gouvernementale concerne un patrimoine historique identifié et légitimé par l’Etat, l’extrême rapidité de cette adhésion et surtout les évolutions que subit ensuite le projet pour être recevable par l’Unesco (cf. infra) invite à penser que les agents des services étatiques n’ont pas étudié, d’un point de vue scientifique, la requête lyonnaise. La connaissance relativement faible à Lyon des procédures et des régulations entre Etats et Unesco facilite donc l'approbation du projet lyonnais par les représentants du gouvernement français. L’absence de réticences étatiques souligne, en outre, l’importance de la dimension politique dans de tels projets. Ce responsable du service du patrimoine au sein du ministère français de la Culture revient, en entretien, sur les difficultés pour faire respecter la liste indicative et sur l’importance des relations politiques, d’où il ressort que la dimension scientifique de la fabrique de la Liste est en partie soumise à des ambitions politiques :

‘« En ce qui concerne la liste indicative, nous avons ensuite deux sortes de sites qui demandent à être inscrits. Soit ce sont des collectivités qui sont sur la liste indicative et alors ils construisent leur dossier avec l’aide d’experts, c’est-à-dire d’universitaires et éventuellement de la Drac, soit ils ne sont pas sur la liste indicative, et dans ce cas là c’est à nous de leur dire non ! Et ce n’est pas toujours facile, d’autant plus que les copinages politiques marchent bien dans cette histoire là. Attention, la liste indicative c’est le ministère qui l’a faite, il n’a pas fait un appel à candidature en disant qui veut ? » 314

Plus largement, les démarches telles qu’elles sont développées par Raymond Barre déplacent la demande sur le plan politique et écartent les dimensions techniques et scientifiques de la proposition d’inscription. Remarquons que Régis Neyret ne participe pas directement à la mobilisation gouvernementale, le rôle d’« entrepreneur politique » est donc endossé conjointement par Régis Neyret et Raymond Barre. Les conditions dans lesquelles l’adhésion du ministère de la Culture est sollicitée contribuent à éloigner les spécialistes du patrimoine présents au sein de ce ministère, et donc leur savoir et leur expertise, de l’élaboration même du dossier de candidature. Les liens entre patrimoine mondial et patrimoine historique apparaissent lointains, seule la dimension internationale de cette action est retenue. De fait, Raymond Barre se porte garant de la réussite de son projet, notamment auprès du ministre de la Culture : la demande locale est à ce stade du processus largement personnalisée. Mieux, cette demande passe relativement inaperçue dans un contexte institutionnel de fabrique de politiques publiques portant sur le patrimoine routinisé. Les enjeux politiques liés au patrimoine ne sont, de fait, que peu l’objet de débats et de luttes en ce milieu des années quatre-vingt-dix en France : les ministères concernés n’ont d’ailleurs, à l’époque, pas de services ou de personnels dont les missions sont consacrées au patrimoine mondial. Les tensions et les divergences de vue autour des éléments locaux constituant le patrimoine national détermineraient, de fait, largement les réticences que des représentants étatiques développent face à la proposition d’inscription d’un site local sur la Liste du patrimoine mondial. C’est du moins ce que donne à voir la comparaison entre les procédures lyonnaise et québécoise. La seconde est en effet l’objet de réticences fortes, voire de résistances, de la part du gouvernement fédéral comme du gouvernement provincial.

Notes
308.

Ces discours ont été recueillis tant auprès des acteurs lyonnais (y compris des représentants de la Drac) que de représentants de la Direction de l’architecture et du patrimoine au sein du Ministère de la Culture, de la Commission nationale française auprès de l’Unesco que de la délégation française auprès de l’Unesco.

309.

Raymond Barre est élu (UDF) à la municipalité lyonnaise en 1995 à 71 ans après avoir réalisé une carrière d’homme politique à l’échelle nationale (il fut notamment premier ministre sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing) et européenne (vice-président de la Commission Européenne en 1967). Il fut également Conseiller régional de la région Rhône-Alpes de 1986 à 1992 et conserve aujourd'hui son mandat de député UDF de la 4ème circonscripton du Rhône acquis en 1978.Raymond Barre est également membre de la Commission des Affaires Etrangères de l'Assemblée Nationale.

310.

Entretien avec Didier Repellin, Architecte en Chef des Monuments historiques, réalisateur des dossiers d’inscription du Site historique de Lyon, 02 juillet 2002.

311.

Entretien avec Régis Neyret, 18 janvier 2001.

312.

Entretien téléphonique avec Eva Caillard, fonctionnaire de l’Etat, DAPA – Ministère de la Culture, 20 février 2001.

313.

L’ensemble de ces démarches est réalisé en moins de trois mois, entre janvier et mars 1997.

314.

Entretien avec Olivier Poisson, Inspecteur général des Monuments Historiques, DAPA – Ministère de la Culture, 05 janvier 2004.