La rencontre entre représentants municipaux et représentants de l’Unesco : mobiliser les non-initiés

La rhétorique sur l’internationalisation des villes facilite l’adhésion des maires aux projets. Ils ne sont cependant pas initiés à la Convention du patrimoine mondial et ne s’engagent pas de suite dans la réalisation de l’action. Ainsi à Lyon, lorsque la demande d’inscription est actée et présentée dans le Plan de mandat, personne au sein de la municipalité ne s’engage véritablement dans la réalisation de la procédure. Une étape manque encore pour que cette action soit lancée : la solution telle qu’elle est proposée n’apparaît pas, aux élites municipales, connectée au patrimoine historique comme problème public. Ce dernier est en effet défini dans des cadres nationaux. La sensibilisation des élites municipales au patrimoine mondial résulte d’un discours sur ces patrimoines historiques saisis alors dans un cadre international. L’élaboration de tels discours, au plan local, est le fait de représentants de l’Unesco. Ainsi, en 1996, la Renaissance du Vieux Lyon fête ses Cinquante ans. Les adhérents de l’association organisent une cérémonie et invitent le Directeur de l’Unesco, ami personnel de Raymond Barre 355 . M. Azzedine Beschaouch, chargé de mission à la Délégation culturelle de l’Unesco, ancien directeur du patrimoine mondial et donc représentant de la logique internationale de protection du patrimoine le représente. Ce membre de la Renaissance du Vieux Lyon explicite, en entretien, les conclusions de cette visite :

‘« Nous lui avons fait visiter le quartier et la ville. Il nous a dit qu’elle était magnifique… Il nous a encouragé dans notre projet. Selon lui, la ville avait ses chances, à condition que le dossier soit bien monté ! » 356

Les propos que ce représentant de l’Unesco tient sur la ville et son patrimoine sensibilisent l’élite politique lyonnaise. Les journaux locaux reprennent les commentaires de cet « expert » sur la qualité du patrimoine urbain de Lyon. De fait, à travers ses commentaires, il inscrit le patrimoine lyonnais dans l’histoire de l’humanité. De cette rencontre, émerge la forte opportunité qui se présente mais aussi la nécessaire prise en compte des normes et des cadres d’actions internationaux de protection du patrimoine. Le mois suivant cette rencontre, Raymond Barre contacte le ministre de la culture et le convainct rapidement d’engager une telle action (cf. supra).

A Québec, une telle rencontre n’est pas nécessaire ou plus exactement elle a lieu au moment même où Jacques Dalibard présente son projet à Jean Pelletier. Jacques Dalibard est en effet un représentant de la logique scientifique de protection du patrimoine et est identifié comme tel par les trois échelons gouvernementaux. Le maire n’interroge donc pas l’opportunité scientifique de sa proposition, confiant et conscient de la valeur patrimoniale du Vieux Québec. Le problème pour Jean Pelletier est bien plutôt de s’assurer du bon fonctionnement des administrations et des relations intergouvernementales qu’une telle démarche implique. Et ce d’autant plus qu’il souhaite que l’inscription puisse être réalisée pour les festivités de 1984, ce qui suppose des délais extrêmement courts et le déroulement sans heurt d’une démarche diplomatique. Jean Pelletier ne manque pas de rappeler, en entretien, les soutiens dont il disposait alors :

‘« J’avais des contacts au niveau du gouvernement canadien, je connaissais l’ambassadeur du Canada auprès de l’Unesco, Mr Clark, enfin j’ai fait le tour un peu des gens qui connaissaient ce monde là et je me suis convaincu que le risque était à prendre, que c’était un bon risque et que si je ne le prenais pas je manquerais une belle occasion de promouvoir ma ville et alors j’ai pris le risque et j’ai ouvert les crédits nécessaires à la préparation des dossiers qui doivent être évidemment excellents et nous nous sommes lancés. » 357

Le risque, selon Jean Pelletier, est davantage situé au sein même du Canada que dans le refus d’une inscription du Vieux Québec. Les informations que lui transmet l’ambassadeur auprès de l’Unesco l’invite à se lancer dans le projet et à accepter une réalisation conjointe avec les gouvernements provincial et fédéral. Autrement dit, ses craintes sont liées aux tensions et aux luttes qui ont opposé élites municipales, provinciales et fédérales autour de la définition d’un patrimoine historique au cours des décennies précédentes.

Une rencontre physique entre représentants des villes et ceux de l’Unesco apparaît nécessaire pour asseoir tout à fait l’approbation des projets d’inscription et sensibiliser les acteurs municipaux à la Convention du patrimoine mondial 358 . Raymond Barre, à Lyon, estime visiblement le risque lié à une candiadture auprès de l’Unesco minime et décide de le faire courir à la seule municipalité, a priori. A Québec, au contraire, Jean Pelletier accepte de partager le pilotage du projet avec les gouvernements provincial et fédéral et de confier la réalisation de cette action aux spécialistes du patrimoine. C’est donc également un partage du risque qui est ici effectué. Plus largement, les compétences et l’expertise de Jacques Dalibard autorisent finalement le maire québécois à établir des représentations du patrimoine local dans un cadre international.

L’analyse des démarches de mobilisation des différentes instances indispensables à l’élaboration des propositions d’inscription met en lumière le faible intérêt des acteurs, nationaux et provinciaux le cas échéant, alors même qu’ils sont les garants des stratégies de protection du patrimoine. Loin de s’opposer à la procédure, ils ne cherchent pas à l’inclure dans les logiques de protection qu’ils maîtrisent. Les conséquences de ce faible intérêt sont distinctes à Lyon et à Québec. L’attitude des agents du ministère de la Culture, dans le cas de la ville française, facilite le déplacement de la problématisation de la Liste du patrimoine mondial d’une logique de protection à une logique de rayonnement et de prestige. A ce stade, la procédure d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial semble être, à Lyon, essentiellement pilotée et déterminée par des acteurs municipaux. Tel n’est pas le cas à Québec, où fonctionnaires fédéraux et provinciaux ont clairement signifiés qu’ils souhaitaient prendre part à la réalisation du projet. Les conflits partisans au Canada empêchent, quant à eux, la formulation d’une unique problématisation de la Liste du patrimoine mondial et entraîne l’élaboration d’attentes multiples et parfois contradictoires de la solution proposée par Jacques Dalibard. L’enthousiasme important des deux maires et leur lecture de la solution comme réponse à la rhétorique de l’internationalisation des villes tendent ainsi à déplacer la procédure vers une valorisation des potentialités des villes plutôt que vers une approche scientifique et experte du patrimoine. Les configurations d’acteurs assez complexes stabilisées autour de la gestion des patrimoines historiques n’apparaissent ici que peu concernées et mobilisées par les projets. Mieux, c’est parce que ces acteurs sont en retrait et laissent quelques savants du patrimoine mondial établir des discours sur les patrimoines historiques nationaux que les élites municipales peuvent établir finalement des connexions entre les définitions de ces patrimoines et les inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial.

L’analyse de l’émergence locale d’une proposition d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial met en évidence un temps de construction de cette proposition relativement long et un temps d’acceptation de l’alternative par les municipalités et les instances gouvernementales assez bref. Les processus historiques (contingents par définition et variables selon les pays et les périodes) d’identification et de légitimation d’une valeur patrimoniale de ces villes inscrivent la gestion de ces patrimoines historiques au sein de configurations d’acteurs particulières et structurées en fonction du régime politique et de la culture urbaine. Ces configurations sont relativement stables dans le temps. L’idée d’une proposition d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial n’émerge que plusieurs décennies après les « decrets patrimoniaux » étatiques aussi bien à Lyon qu’à Québec. Deux explications peuvent être proposées à la lente émergence de cette alternative. La première est liée à la dimension internationale de la démarche, dimension à laquelle les municipalités, de part et d’autre de l’Atlantique, s’initient très progressivement à partir des années soixante 359 . L’autre relève de la constitution du patrimoine historique comme problème public. Ces patrimoines historiques sont, en effet, définis et saisis essentiellement à partir d’une logique de protection dominée par les Etats et font sens au plan national. Les contextes d’action relatifs à la protection du patrimoine progressivement établis à partir des années soixante mobilisent certes en partie les municipalités, mais sont contraints par les législations nationales, les compétences et les connaissances étatiques. Les grandes caractéristiques du patrimoine mondial doivent donc être connues, comprises, intégrées, même revisitées et enfin être croisées avant que la proposition d’inscription soit effectivement acceptée. Mieux, l’analyse précédente montre que la Liste du patrimoine mondial doit être saisie à travers la problématisation du patrimoine historique, que celle-ci soit réalisée davantage en termes de protection ou non, pour devenir une solution acceptable aux plans local et national.

L’inscription sur la Liste est proposée par des acteurs situés à la marge des configurations d’acteurs construites progressivement à partir des régulations étatiques. En repérant les principales caractéristiques des trajectoires socio-professionnelles de l’associatif lyonnais et de l’architecte canadien, l’analyse précédente souligne que les liens entre problématisation du patrimoine historique et candidature auprès de l’Unesco ne résultent pas, loin s’en faut, des seuls acteurs locaux. Plus, elle pointe les attentes particulières de ces acteurs à l’égard d’une telle action et, partant, questionne les stratégies internationales de villes comme résultat d’action collective. Ces acteurs présentent, en outre, leur solution comme déconnectée des actions telles qu’elles sont mises en œuvre, généralement, par ces configurations. Autrement dit, la mise en cohérence des propositions d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial avec les pratiques plus traditionnelles n’est alors que très partielle. Ce faisant, ces acteurs écartent la mise en œuvre de telles solutions des modes de relations et de régulations entre instances de pouvoir. Ces solutions ne sont pas pour autant totalement appréhendées comme les stratégies relatives à l’international telles qu’elles sont développées par les municipalités. Les gouvernements nationaux sont, en effet, ici des soutiens politiques nécessaires qui ne peuvent être contournés. La question se pose alors de savoir quels sont leurs implications et leurs rôles dans l’élaboration concrète des dossiers de candidature. Cette question apparaît d’autant plus cruciale que l’analyse précédente a pointé d’abord les velléités des « entrepreneurs politiques » de questionner en partie, voire de remettre en cause, la prégnance des instances étatiques dans la gestion du patrimoine urbain et ensuite le souci des maires lyonnais et québécois de ne pas remettre en jeu les définitions des patrimoines historiques. Reste alors à comprendre comment les dossiers de proposition d’inscription sont concrètement réalisés, c’est-à-dire à expliciter le travail sous-tendant le passage d’un récit sur le patrimoine local inscrit dans le cadre national à une justification de ce même patrimoine faisant alors sens au plan international.

Notes
355.

Renaissance du Vieux Lyon, 1946-1996, 50 ans de la Renaissance du Vieux Lyon, Renaissance du Vieux Lyon, 1996.

356.

Entretien avec un adhérent de la Renaissance du Vieux Lyon, 9 avril 2001.

357.

Entretien avec Jean Pelletier, Maire de Québec (PQ) de 1977 à 1989, 24 mars 2004.

358.

Ici non plus, la succession des événements n’est pas linéaire. Si la décision municipale lyonnaise est mentionnée avant que la rencontre entre représentants officiels n’ait lieu, celle-ci constitue véritablement l’élément déclencheur de l’action. Aussi semble-t-il essentiel de présenter cette rencontre ici. Le prochain chapitre revient sur les raisons et l’importance d’une telle rencontre pour le bon déroulement de l’action.

359.

Pour une bonne présentation de l’évolution des pratiques municipales vis-à-vis de l’international, voir Vion (Antoine), « Au-delà de la territorialité : l’internationalisation des villes ? Notes sur quelques déplacements de frontières de la politique. », AFRI, volume II, 2001, p. 362-375 ; Vion (Antoine), « L’invention de la tradition des jumelages : mobilisations pour un droit (1951-1956) », Revue Française de Science Politique, 2003, p. 559-582.