Chapitre 2. La fabrique des dossiers de candidature entre représentations nationales du patrimoine local et normes internationales

Les « problématisations » locales d’une inscription sur la Liste du patrimoine mondial tendent à présenter les procédures d’inscription comme des actions technico-administratives assez simples au terme desquelles l’Unesco décide d’inscrire ou non les sites proposés. Le chapitre précédent a toutefois montré que cette procédure pouvait être saisie par des acteurs associatifs locaux, comme à Lyon, ou par des individus évoluant sur des scènes nationales ou internationales, comme c’est le cas à Québec. En outre, les acteurs engagés dans les procédures lyonnaise et québécoise affirment rétrospectivement que les dossiers de candidature présentent « une très grande qualité » 360 , un « sérieux et [une] rigueur incontestables » 361 et, plus encore, qu’ils résultent d’un « travail de professionnel » 362 . Ces enquêtés se démarquent alors en partie de la représentation des inscriptions sur la Liste comme don de l’Unesco. Ainsi la fabrique des dossiers de candidature résulte-t-elle d’un travail politique auquel participent des acteurs aux profils divers. Le deuxième chapitre de la thèse s’intéresse précisément à la mise en œuvre de la décision municipale (décision approuvée par les instances étatiques concernées) et plus précisément au travail politique qui sous-tend cette mise en œuvre afin de comprendre comment des représentations différenciées d’un même objet apparaissent et comment un enjeu politique local émerge autour du patrimoine mondial.

La quête du label international passe, en effet, par l’obtention d’informations et de ressources nécessaires à la candidature ainsi que par l’élaboration d’une proposition d’inscription. Celle-ci vise à produire une mise en cohérence des récits ou des représentations nationales du patrimoine local (résultant de tensions et de conflits entre acteurs locaux et étatiques) avec les normes et les critères internationaux définissant le patrimoine mondial. Cette mise en cohérence est rendue obligatoire par la définition même de la notion de patrimoine mondial (Cf. Chapitre 3). Cette dernière implique en effet que les biens du patrimoine mondial fassent sens à l’échelle internationale. De fait, la procédure d’inscription pourrait s’accompagner d’un processus de transnationalisation du patrimoine au cours duquel une représentation transnationale du patrimoine urbain serait produite. Reste alors à comprendre ce que serait une représentation transnationale du patrimoine, à saisir comment ce processus opèrerait, à savoir quels acteurs le faciliteraient ou s’opposeraient à sa réalisation et, enfin, à repérer en quoi ce processus pourrait entrer en contradiction avec la définition de la notion de patrimoine ou avec les construits socio-politiques locaux. Ce chapitre vise à vérifier l’hypothèse selon laquelle la problématisation du patrimoine historique et les récits officiels caractérisant le patrimoine local contraignent la « transnationalisation » du patrimoine local en même temps qu’ils engendrent la constitution d’enjeux politiques autour de l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial. Ce ne serait qu’au terme de la fabrique des dossiers de candidature que le patrimoine mondial deviendrait un enjeu politique pour les élites municipales et que la procédure est véritablement saisie comme une stratégie internationale des municipalités. Mieux, ce travail politique (donc l’action menée à l’international) résulterait de circulations d’individus et d’informations entre des scènes locales, nationales et internationales et en ce sens qu’il correspond à une production transnationale. Qui sont les individus en mesure de capter les informations et les ressources nécessaires ? Comment leur quête s’opère-t-elle ? Qu’est-ce qu’implique, en termes politiques et en termes d’action collective, de se conformer à une procédure internationale ?

L’élaboration des dossiers de candidature peut être considérée comme une action publique mettant en jeu des ensembles d’acteurs plus ou moins organisés. Ces acteurs occupent des positions hétérogènes, portent des ressources et des intérêts différents et enfin ne s’investissent pas tous de la même façon dans l’action. L’analyse de l’élaboration de ces dossiers éclaire, selon nous, les fonctionnements de municipalités urbaines dans une action liée au patrimoine et à une organisation internationale ainsi que les régulations et les mécanismes d’ajustement qui président à l’élaboration d’actions dans un tel cadre. De fait, des connexions entre acteurs et des circulations d’individus apparaissent essentielles dans le travail politique observé dans ce chapitre. Si ces connexions et ces circulations se déroulent en marge des régulations présidant généralement à l’élaboration de politiques patrimoniales, les conclusions du chapitre précédent incitent à considérer qu’elles pourraient faciliter la constitution d’enjeux politiques autour du patrimoine mondial en remettant notamment en cause les définitions nationales de ce qui fait patrimoine historique ou en promouvant certaines particularités. L’analyse proposée dans ce chapitre vise, plus largement à apporter, grâce à la dimension comparée, des éléments de connaissance sur les scènes qui facilitent l’élaboration de dossiers de candidature à une inscription sur la Liste du patrimoine mondial et donc à comprendre comment une action, saisie au plan local comme une stratégie internationale de villes, est réalisée.

Les analyses suivantes reposent sur les entretiens menés auprès des différents acteurs impliqués dans la réalisation des dossiers de candidature à Lyon et à Québec et sur les récits justifiant de l’existence de patrimoines historiques faisant sens au plan national ainsi que sur les justifications construites, lors de cette étape, pour proposer une inscription du Vieux Lyon et du Vieux Québec sur la Liste. La comparaison entre les processus lyonnais et québécois implique une approche diachronique. Celle-ci sera en outre dynamique plutôt que linéaire. Il s’agit donc de replacer cette séquence dans le processus global d’action publique. Si le découpage en trois sections adopté ici présente un aspect chronologique, les phénomènes observés et analysés dans les deux premières sections influent l’un sur l’autre. Ils sont présentés séparément pour des raisons de clarté. L’analyse des réactions des individus impliqués dans des configurations d’acteurs déjà présentes à Lyon et à Québec dévoile les perturbations qui se font jour lorsque l’idée de proposition d’inscription est approuvée par les élus municipaux (liées notamment à l’introduction d’un niveau d’action supplémentaire) et explique la constitution d’agencements d’acteurs spécifiques pour la mise en œuvre de cette action (Chapitre 2. I). Ces acteurs sont amenés à fabriquer les dossiers de candidature à partir de deux « laboratoires » mobilisés de manière différente et complémentaire : l’Icomos international et des scènes locales spécialisées (Chapitre 2. II). Enfin, l’analyse de la production de ces acteurs et des argumentaires qu’ils élaborent révèle les influences conjointes des multiples scènes auxquelles ils sont affiliés et la forte volonté de certains d’entre eux d’apparaître comme les acteurs centraux de cette affaire. En caractérisant le mode de production des dossiers de candidature et le contenu de ces dossiers, nous serons alors à même de conclure à la fabrique ou non de représentations transnationales des patrimoines lyonnais et québécois (Chapitre 2. III).

Notes
360.

Entretien avec Régis Neyret, 18 janvier 2001.

361.

Entretien avec Michel Bonnette, employé municipal présent au sein de la Division du Vieux Québec lors de l’élaboration des dossiers de candidature de l’Arrondissement historique de Québec, 10 janvier 2003.

362.

Entretien avec Serge Viau, Responsable au début des années 1980 du service Aménagement urbain de la Ville de Québec, 18 mars 2004.