L’Icomos comme lieu de capitalisation : l’accès aux références et aux modèles internationaux

Comprendre les justifications construites lors de ce « travail de professionnels » 415 et figurant dans les propositions d’inscription québécoise et lyonnaise implique de suivre les acteurs que nous venons d’identifier dans leurs cheminements et leurs pérégrinations. Les remises en jeu des définitions locales et nationales ne s’accompagnent pas nécessairement d’un récit justifiant d’une proposition d’inscription comme ce fut, selon les enquêtés, le cas à Québec. Les fabricants des dossiers de candidature doivent d’abord comprendre et interpréter les critères relatifs à la « valeur universelle exceptionnelle » produits par les instances qui fabriquent les biens du patrimoine mondial. Le centre de documentation de l’Icomos international constitue alors un lieu complémentaire de la parole savante, largement mobilisé à Lyon, un peu moins (ou différemment) à Québec. Il est à double titre essentiel pour de telles actions, puisqu’il donne accès aux critères scientifiques et à leurs interprétations ainsi qu’à l’ensemble de l’expertise transnationale en matière de patrimoine culturel. L’Icomos constitue une ressource pour la réalisation de ce travail impliquant différents niveaux d’action dont les intérêts sont parfois divergents. L’association est d’ailleurs saisie comme lieu neutre par les protagonistes lyonnais et québécois.

Parallèlement à la venue, à Lyon, d’adhérents de l’Icomos international, Didier Repellin effectue quelques voyages au centre de documentation de cet organisme à Paris. Situé au rez-de-chaussée du bâtiment dans lequel est installé l’ensemble des bureaux de l’organisme 416 , ce lieu relativement petit facilite des échanges et des interactions entre visiteurs et agents de la structure. Dans ces bureaux transitent tous les dossiers de candidature relatifs au patrimoine culturel et toutes les évaluations réalisées par des adhérents de l’Icomos. En outre, les relations officielles entre Icomos International et Unesco s’établissent également à partir de ce lieu. Enfin, c’est ici que sont publiés les principaux textes internationaux qui régissent la protection du patrimoine culturel. Le secrétariat de l’Icomos international constitue donc un lieu important de capitalisation des normes internationales et de leurs interprétations. Au cours de ses voyages, Didier Repellin travaille à partir des éléments de définition des textes internationaux et les confronte aux pratiques actuelles, notamment, selon ses dires, à travers les discussions avec les permanents de l’organisme 417 . De fait, saisir et interpréter les critères internationaux relèvent d’un excercice complexe tant ils apparaissent peu définis dans les textes internationaux. Ainsi, par exemple, l’article 1 de la Convention du patrimoine mondial précise le contexte de la « valeur universelle exceptionnelle » des biens, mais seulement dans une certaine mesure : la justification de cette valeur doit être explicitée du « point de vue de l’histoire, de l’art ou de la science », et plus particulièrement pour ce qui concerne le patrimoine culturel, « du point de vue historique, esthétique, ethnologique ou anthropologique » 418 . En outre, cadre et contenu de la démonstration, c’est-à-dire les éléments qui, d’un point de vue historique par exemple, peuvent être considérés de « valeur universelle exceptionnelle », n’y sont pas précisés. Il en va de même du critère d’authenticité, présenté comme fondamental dans la Convention du patrimoine mondial, mais jamais explicité. Des éléments de définition plus précis figurent toutefois dans les Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial 419 expliquant que les dossiers d’inscription doivent contenir la justification que le bien proposé satisfait au moins l’un de ces critères ainsi que celui d’authenticité 420 . Reste que la conformité à ces critères relève finalement du bon jugement et de la bonne démonstration des fabricants des dossiers de candidature, autrement dit de leur capacité à saisir les dernières évolutions des interprétations des normes internationales. Didier Repellin revient sur ces critères et leurs significations et souligne le travail de sélection nécessaire, d’où il ressort que les interprétations des textes internationaux sont déterminantes dans la réussite du projet :

‘« Je le répète, l’enjeu c’est la valeur universelle exceptionnelle, c’est-à-dire qu’est-ce qui a une valeur d’enseignement, une valeur pédagogique, une valeur d’école et autres… La valeur universelle exceptionnelle à Lyon, tout le monde sait qu’il n’y en a pas en soi. Mais qu’est-ce qu’il y a de spécifique qui peut servir de valeur universelle exceptionnelle, c’est ça ce qui était intéressant. » 421

Dès lors, le voyageur lyonnais peut s’appuyer sur des arguments légitimés par les instances internationales pour justifier, auprès des Lyonnais, de l’extension du périmètre de la ville proposé à l’inscription sur la Liste : la parole savante des « experts » venus à Lyon d’abord, puis les interprétations officielles des normes internationales. A travers le travail de sélection, il s’agit finalement d’isoler certaines des caractéristiques du bâti lyonnais et de les (re-)formuler de manière à ce qu’elles soient cohérentes à « l’échelle de l’humanité » 422 en écartant toute justification trop statique ou trop localo-centrée. Autrement dit, les fabricants du dossier de candidature sont face à l’exigence d’une relecture du patrimoine historique lyonnais au prisme du cadre cognitif international et doivent établir une nouvelle représentation de ce patrimoine. De fait, lors de ses visites à Icomos International, Didier Repellin travaille sur des dossiers de sites culturels déjà inscrits :

‘« J’avais regardé tous les dossiers exceptés les dossiers monumentaux, mais en revanche tous les dossiers de centres historiques. Prague, une quantité de villes italiennes, espagnoles, allemandes, suisses, il y a Fribourg, une partie de Berne, Bath… Il y en a beaucoup. » 423

Enfin, l’Icomos constitue une ressource incontournable puisqu’en son sein est présente toute la connaissance officielle sur le patrimoine mondial. L’association constitue finalement le lieu où se rencontrent les ambitions urbaines liées à la quête du label, d’une part, et, d’autre part, les normes internationales et le savoir portant sur le patrimoine mondial. De fait, le centre de documentation, appelé Centre de documentation Unesco-Icomos et spécialement consacré au patrimoine architectural, à sa conservation et à sa restauration 424 contient des collections de périodiques, d’ouvrages spécialisés ainsi que les productions sur le patrimoine et sa protection, des séries de plans, de photographies et de diapositives. Ce fond bibliographique provient des comités nationaux Icomos, des comités scientifiques internationaux, des quelques sept mille adhérents individuels 425 et institutionnels de l'Icomos international répartis sur tous les continents ainsi que des partenariats et des collaborations, que ses adhérents ont établis avec d’autres organisations et institutions travaillant à la protection du patrimoine 426 . En outre, la documentation originale sur les biens du patrimoine mondial, en particulier les dossiers de candidature de chacun des sites culturels et mixtes inscrits sur la Liste du patrimoine mondial 427 , constituent la plus grande richesse de ce centre de documentation. Les dossiers d’inscription que parcourt Didier Repellin comportent non seulement les analyses, les démonstrations et les justifications des gestionnaires des sites sollicitant des inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial, mais également les rapports d’évaluation officiels réalisés par les organes consultatifs de l’Unesco. Les dossiers d’inscription de Prague 428 et de Porto 429 présentent des éléments et des arguments nouveaux pour l’élaboration de sa démonstration : le centre historique de Prague et celui de Porto sont inscrits sur la Liste, non pour les monuments exceptionnels de ces villes, mais pour les ensembles architecturaux et urbains qu’ils constituent. De centre historique, la notion de patrimoine urbain s’étend alors à celle de site historique, suivant en cela les évolutions plus générales que connaît la notion de patrimoine et que cet agent de l’Icomos international nous relate en entretien :

‘« La notion de patrimoine a considérablement évolué par rapport au début de l’association, par rapport à la charte de Venise. Le patrimoine au sein de l’association est porté par des gens venus des quatre coins du monde, donc c’est assez évident qu’il y a des différences et qu’on ne peut pas rester focalisé sur la conception européenne qui a marqué le début. La dernière AG de l’association au Zimbabwe a surtout insisté sur le patrimoine immatériel et puis nous travaillons de plus en plus sur la notion d’authenticité, c’est une notion qui a beaucoup évolué depuis le début, une notion qui s’est assouplie. C’est sûr qu’avant l’architecte en chef des Monuments historiques était la personne de référence dans le domaine du patrimoine, aujourd’hui on tient davantage compte d’aspects philosophiques, sociologiques, ethnologiques, etc. dans les politiques qui portent sur le patrimoine, et particulièrement pour le patrimoine mondial. » 430

De fait, le travail de lecture des précédents dossiers d’inscription constitue une immersion dans le champ du patrimoine mondial tel qu’il se définit alors en 1997 et donne à voir des récits légitimés résultant de processus de transnationalisation. Ainsi, si les avis et les jugements des savants du patrimoine mondial sollicités aident à la mise en perspective de cette lecture, le contenu des dossiers, tels ceux de Prague ou de Porto, apporte un cadre particulier dans lequel la « valeur universelle exceptionnelle » du patrimoine lyonnais pourrait être scientifiquement présentée. L’idée de site historique apparaît véritablement à ce moment là : une inscription du seul quartier du Vieux Lyon est tout à fait écartée par l’architecte des monuments historiques. Il reste alors à Didier Repellin à convaincre ces partenaires lyonnais. Avant d’en venir plus précisément à l’élaboration de cette nouvelle représentation du patrimoine lyonnais puis à sa diffusion locale, nous souhaitons revenir un instant sur le rôle très discret du laboratoire Icomos dans la fabrique du dossier de candidature de Québec. Si les propos recueillis sur la fabrique des dossiers québécois insistent d’abord sur les caractères artisanal et local de cette fabrique, à l’image de ceux de Denis Saint Louis, le centre de documentation de l’Icomos constitue toutefois également une ressource importante pour les Québécois.

‘« Comment avez-vous constitué le dossier ?’ ‘Nous n’avions pas de modèle, et d’ailleurs ils ont bien aimé nos catégories, donc ils ont choisi ces catégories pour faire leur dossier type par la suite. Notre dossier a donc servi de modèle. Je l’ai fait le plus rigoureux possible, avec des annexes et des photos. » 431

Les récits rétrospectifs des Québécois minimisent ainsi les influences extérieures. Or, Jacques Dalibard, membre du bureau de l’Icomos international au début des années 1980, a accès, lors de ces déplacements à Paris, aux quelques dossiers d’inscription de sites figurant déjà en 1982-1983 sur la Liste du patrimoine mondial 432 et les sections précédentes ont permis de souligner sa contribution essentielle dans l’élaboration d’une représentation du patrimoine québécois recevable tant au plan canadien que par les savants du patrimoine. La ressource que constitue l’Icomos international lors de la fabrique de ce dossier de candidature est d’autant plus fondamentale qu’alors les exigences de l’Unesco relevaient avant tout de disciplines très précises et d’une vision restreinte du patrimoine, comme en témoigne cet agent de l’Icomos international :

‘« Alors je crois que les premiers formulaires datent de 1979. C’est sûr la Convention date de 1972 et le temps entre 1972 et 1979, c’était la mise en place des instruments qui permettent la mise en œuvre de la convention. Le formulaire bien sûr évolue dans le temps, on peut même dire qu’il y a eu des évolutions considérables. Quand nous nous replongeons dans les dossiers de la fin des années 1970 ou du début des années 1980, nous avons une certaine nostalgie… Aujourd’hui les dossiers sont extrêmement travaillés et certains constituent de véritables thèses ! Mais les changements sont de tous les côtés, les gens qui montent les dossiers disposent de davantage de matériels aujourd’hui. » 433

De fait, cette première interprétation de la notion de patrimoine mondial comme monument historique oriente les formulaires vers des considérations avant tout architecturales et techniques. Mieux, elle explique le maintien de l’ensemble de la procédure québécoise dans la logique de protection du patrimoine. Les évolutions de la notion, visibles dans le parallèle entre les procédures lyonnaise et québécoise, entraînent finalement progressivement de nouvelles exigences internationales : plans, photographies, puis prise en compte des contextes socio-économiques des biens considérés dans les justifications des Etats parties sont maintenant requises. Dès lors, les acteurs se saississant de la notion de patrimoine mondial ne sont plus seulement les adhérents de l’Icomos international et, si ces derniers conservent un rôle essentiel dans la procédure d’inscription, leur rapport aux gestionnaires de sites, et notamment aux élus, se complexifie (cf. infra).

La mobilisation officieuse des associations transnationales, par des acteurs multipositionnés, apparaît décisive dans la fabrique des dossiers de candidature. Les adhérents de ces associations apportent des lectures et des approches différentes de celles traditionnellements véhiculées sur les patrimoines historiques québécois et lyonnais. Mieux, ils imposent dans la procédure d’inscription quelques-unes des logiques transnationales. A travers l’Icomos international, quelques acteurs, par ailleurs affiliés à des scènes locales et/ou nationales, accèdent à certaines ressources des scènes internationales. Ces acteurs interviennent au cœur de la procédure sans a priori être contraints par des enjeux politiques. De fait, ils opèrent un premier travail d’indexation et de sélection à partir des critères internationaux. Cette première opération établie, reste alors à effectivement construire, à partir des données locales, les justifications et surtout à les partager avec les autres acteurs mobilisés. Un second travail se déroule alors au sein d’un « laboratoire » beaucoup plus local.

Notes
415.

Entretien avec Serge Viau, Responsable au début des années 1980 du service Aménagement urbain de la Ville de Québec, 18 mars 2004.

416.

A l’étage du dessus sont présents les huit membres permanents de l’organisation.

417.

De tels faits restent toutefois compliqués à prouver dans la mesure où chaque adhérent de l’Icomos s’évertue à affirmer que l’organisme n’intervient absolument pas en amont des procédures d’inscription et n’exerce qu’un rôle impartial lors de l’évaluation des propositions d’inscription. De fait, aucun des agents de l’Icomos international que nous avons rencontré à Paris n’ont confirmé les propos de Didier Repellin.

418.

Article 1. Convention concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel, Unesco, Stockholm, 1972. Ces éléments sont rappelés dans le document annexe au formulaire : Comment remplir le formulaire ?

419.

Document adopté en 1978 et régulièrement révisé par le Comité du patrimoine mondial (à partir des travaux du Centre du patrimoine mondial et des organisations partenaires : Icomos, Uicn, Icom, Iccrom) dans l’objectif de faciliter la mise en œuvre de la Convention à l’échelle internationale. Voir notamment le paragraphe 24 (pour ce qui concerne le patrimoine culturel) – dans la section C. Critères d’inscription des biens culturels sur la Liste du patrimoine mondial à travers six critères en sus de celui portant sur l’authenticité.

420.

Le critère d’authenticité concerne, selon les textes internationaux, les caractéristiques même de l’élaboration du bien, non seulement les matériaux utilisés mais également les méthodes employées. Ainsi, dans le cas de biens anciens restaurés, le critère d’authenticité est respecté si les méthodes de restauration sont conformes aux caractéristiques de la construction initiale. Les précisions concernant ce critère visent à écarter, tant que faire se peut, les débats et les tensions entre tenants de Viollet le Duc et successeurs de Ruskin, soit entre défenseurs d’une protection et d’une reconstruction systématique à l’identique et promoteurs d’évolutions et d’adaptations dans le bâti. Ces batailles sont d’importance, parce qu’elles reflètent des approches de l’histoire quasiment antinomiques, parce qu’elles impliquent également une posture bien particulière, que nous pourrions dès à présent qualifier d’occidentalo-centrée, voire même d’européano-centrée, par rapport au patrimoine. Par ailleurs, à travers ces précisions, sont écartés les éléments du patrimoine culturel reconstruits entièrement et les références à un passé qui n’existe plus aujourd’hui. Le critère d’authenticité vise à identifier des biens qui ont résisté en grande partie aux épreuves de l’histoire.

421.

Entretien avec Didier Repellin, 02 juillet 2002.

422.

Idem.

423.

Entretien avec Didier Repellin, 02 février 2002.

424.

Le Centre de documentation UNESCO-ICOMOS a, selon les statuts établis en 1966, les objectifs et missions suivants : il « recueille, approfondit et diffuse les informations concernant les principes, les techniques et les politiques de sauvegarde, de protection, d’animation, d’utilisation et de mise en valeur des monuments, ensembles et sites ». (Statuts art. 5b). Il est inauguré en 1974 et devient opérationnel en 1977.

425.

Ce sont les chiffres de l’Icomos International : www.international.icomos.org (2005).

426.

Ces organismes sont soit des organisations à vocation internationale, soit des associations ou des fondations nationales.

427.

Le centre de documentation Unesco-Icomos est, en effet, le premier dépositaire de ces documents depuis 1978. Les dossiers de candidature de sites, dont les inscriptions ont été différées ou refusées, sont conservés au premier étage. Ils sont donc accessibles, mais uniquement par les membres de l’organisme et non par le grand public. L’ensemble des dossiers de candidature soumis à l’Unesco ne sont présents qu’en un seul autre lieu : les archives du Centre du patrimoine mondial au sein de l’Unesco. Ces archives sont cependant d’un accès beaucoup moins simple.

428.

Le Centre historique de Prague est inscrit depuis 1992. Le dossier d’inscription est le N50 05 23 E14 25 10
ref: 616.

429.

Le Centre historique de Porto est inscrit depuis 1996. Le dossier d’inscription est le N41 8 30 W8 37
ref: 755.

430.

Entretien avec Régina Durighello, Directrice du programme patrimoine mondial – Icomos International, 19 décembre 2003.

431.

Entretien avec Denis Saint-Louis, architecte libéral, 18 février 2003.

432.

Les premiers biens inscrits sur la Liste du patrimoine mondial le sont en 1978 (12 biens dont 8 biens culturels). En 1982, seulement 127 biens, dont 83 biens culturels, sont inscrits ; alors qu’en 1997 figuraient pas moins de 553 biens sur la Liste du patrimoine mondial dont 438 sites culturels.

433.

Entretien avec Régina Durighello, Directrice du programme patrimoine mondial – Icomos International, 19 décembre 2003.