L’effacement de la dimension politique du patrimoine québécois

Le chapitre Justification de l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial des dossiers de candidature de l’arrondissement historique de Québec est beaucoup plus succinct que celui des dossiers lyonnais. Il s’inscrit en outre dans le prolongement des récits municipaux et provinciaux élaborés au cours des années soixante et soixante-dix. De fait, le périmètre proposé à l’inscription et celui légitimé par la province du Québec et les deux arguments justifiant la proposition d’inscription relèvent de deux caractéristiques locales largement diffusées. Elles sont toutefois présentées de façon moins partisanes.

Carte (à destination des touristes) présentant les limites
Carte (à destination des touristes) présentant les limites de l’arrondissement historique de Québec

(photo : Sarah Russeil, 2004)

‘« C’est à partir de Québec qu’a rayonné toute la civilisation française en Amérique. La culture, l’architecture civile et militaire, le commerce, la religion, l’industrie et toutes les autres facettes du domaine matériel, intellectuel et spirituel ont subi l’influence de Québec pendant plusieurs siècles.’ ‘Québec est le berceau de la civilisation française en Amérique au même titre que Ohrid en Yougoslavie pour la culture balkanique ou le Caire en Egypte pour la culture abbassayade. » 468

Faisant référence au « critère iv des textes internationaux », ce premier argument souligne l’influence française, mais ne la présente pas en opposition à la présence anglaise, ni aux traces que celle-ci aurait laissées 469 . Alors que de nombreux auteurs voyaient en Québec, la « seule ville française en Amérique du Nord » 470 , il est ici question de « berceau de la civilisation française ». Le terme de « colonie » n’est, par exemple, jamais mentionné dans l’argumentaire développé. Les fabricants des dossiers font, en outre, référence au développement effectué « sous trois régimes politiques, français (1608 à 1759), britannique (1760 à 1867) et canadien (1867 à nos jours) » 471 et aux « trois grandes civilisations européennes [qui] ont plus que tout autre participé à la découverte et au développement des Amériques » 472 . Leur objectif n’est pas de construire le patrimoine de Québec en opposition à l’Etat fédéral, ni même de le présenter comme fleuron de la communauté francophone du Canada, mais d’abord de réinscrire ce site local dans l’espace du patrimoine canadien, puis dans celui du patrimoine mondial.

La dimension « universelle exceptionnelle » est ensuite interprétée, à Québec, par l’unicité du bien proposé. Le second argument du dossier de candidature, relatif au « critère i des textes internationaux » 473 , porte avant tout sur un monument, sur un seul élément de l’architecture québécoise et se réfère ainsi à une lecture très proche de celles proposées alors par les historiens de l’architecture :

‘« Québec est unique. C’est la seule ville fortifiée en Amérique du Nord qui possède une enceinte qui l’entoure complètement. » 474

De fait, les fortifications, au même titre que le Château Frontenac ou les Plaines d’Abraham, sont considérées comme patrimoine national, non seulement par la province, mais également par l’Etat fédéral, qui en assure la gestion. Elaborer un argument à partir des seules fortifications renforce la prise en compte de dynamiques fédérales dans le dossier de candidature et apporte une autre nuance au premier argument relatif à la civilisation française. Mieux, la référence aux fortifications, dont la gestion est régulièrement citée en exemple au Québec et au Canada facilite la production d’un argumentaire que ses créateurs veulent scientifique et dépouillé de revendications politiques. L’analyse du contenu des dossiers ne révèle pas une exaltation de l’identité locale, mais au contraire un lissage des arguments idéologiques pour établir des justifications cohérentes avec les critères internationaux. Si le périmètre correspond exactement à la construction du patrimoine historique telle que légitimé par la municipalité urbaine et la province, les justifications sont, elles, fortement empruntes des conceptions fédérales du patrimoine.

Les démonstrations élaborées pour les propositions d’inscription lyonnaise et québécoise reflètent donc une grande partie des discours locaux et/ou nationaux tels qu’ils se sont progressivement construits. Ces argumentaires dénotent toutefois un positionnement particulier par rapport aux instances qui ont établi les « décrets patrimoniaux » : ils ne reprennent pas, ou seulement partiellement, les caractéristiques que l’État français et la province québécoise ont attribuées à ces patrimoines historiques. De fait, ces argumentaires sont construits en fonction des décrets et des pratiques nationales, que ce soit quasiment en opposition à Lyon où le patrimoine historique décrété par l’Etat est dilué dans un périmètre plus large et conforme aux discours établis par les érudits locaux du 19ème siècle, ou conformément au decret patrimonial de la province à Québec en modérant en partie la dimension politique de ce construit. Mieux, l’élaboration de ces argumentaires laisse finalement percevoir la recherche d’une autre légitimité que celles des instances étatiques aux pratiques et aux discours établis par les municipalités urbaines. Le processus de « transnationalisation » du patrimoine apparaît à ce stade relativement peu engagé, sa réalisation est contrainte par des enjeux politiques et identitaires locaux. A travers la production collective (parce que réalisée à travers les circulations entre scènes locales, nationales et internationales), ce sont finalement essentiellement les municipalités urbaines qui sont promues. Les dossiers de candidature présentent d’ailleurs de véritables mises en image des villes et des actions municipales contribuant à faire de ces dossiers des objets scientifiques ou au contraire de véritables outils de communication sur les villes.

Notes
468.

Proposition d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial soumise par le Canada, Arrondissement historique de Québec, 1983, n° ordre : 300, p. 15.

469.

L’historique de la ville présenté au début des dossiers de candidature présente bien entendu la période sous domination française et les évolutions urbaines que celle-ci a engendrées, mais également des éléments similaires, bien que plus succinctement, concernant la présence anglaise. Proposition d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial soumise par le Canada, Arrondissement historique de Québec, 1983, n° ordre : 300, p. 7-8.

470.

« Priorité après l’Expo : rénover la Capitale (Armand Maltais) », Le Soleil, 17 janvier 1967. Il est également question de la « Capitale du seul Etat français en Amérique du nord ».

471.

Proposition d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial soumise par le Canada, Arrondissement historique de Québec, 1983, n° ordre : 300, p. 7.

472.

Idem, p. 15.

473.

Critère i : « soit représenter un chef-d’œuvre du génie créateur humain ». Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial culturel et naturel, Paris, Unesco, 1997.

474.

Proposition d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial soumise par le Canada, Arrondissement historique de Québec, 1983, n° ordre : 300, p. 15.