Justifier auprès des savants ou s’exposer au monde ?

Les différences importantes des argumentaires des dossiers lyonnais et québécois résultent également des ambitions distinctes qui animent, au départ, les « entrepreneurs politiques ». De fait, ils ne cherchent pas à atteindre les mêmes publics et, partant, ne construisent pas les mêmes objets. Le caractère distinct des objets que représentent les dossiers lyonnais et québécois est perceptible dans la rédaction des éléments de présentation et de justification. Le premier dossier vise à promouvoir le patrimoine de la ville, c’est-à-dire tant ses caractéristiques architecturales et urbanistiques que le caractère même de la cité. Le second, au contraire, ne s’intéresse qu’à la présentation de la trame urbaine et des éléments constitutifs du patrimoine historique. Seuls quelques brefs éléments socio-économiques viennent compléter cette présentation 483 . Cette différence apparaît très clairement dans le parallèle entre trois chapitres importants des formulaires 484 tels qu’ils sont soumis aux gestionnaires de sites : Identification, Etat de préservation ainsi que la justification apportée à l’authenticité du bien proposé. De fait, à la rubrique historique, les Québécois proposent une analyse descriptive des « principales périodes d’implantation et de développement » 485 . L’introduction de ce paragraphe précise que les éléments rapportés ne visent qu’à présenter le tissu bâti de l’arrondissement historique de Québec, ses usages par l’homme et ses évolutions au cours du temps. L’historique propose ainsi sept étapes de construction du Vieux Québec, chacune de ces étapes faisant l’objet d’une présentation succincte et systématiquement axée sur l’usage des quartiers et leurs évolutions architecturales. Des termes propres au champ de l’architecture et de l’urbanisme (« zonage fonctionnel », « plan urbain », « fonctions mixtes », « forme d’éventail », etc.) sont utilisés tout au long de la démonstration qui s’adresse finalement à une catégorie précise d’acteurs : les savants du patrimoine historique et de sa protection. Le dossier de candidature constitue une réponse de savants à une demande formulée par d’autres savants du patrimoine dont les cadres d’analyse sont alors centrés sur les monuments historiques. La présentation correspond à des lectures particulières relevant des disciplines de l’urbanisme et de l’architecture.

La longue description de l’histoire de Lyon ressemble, quant à elle, davantage à l’introduction d’un ouvrage présentant toutes les facettes de la cité. Ainsi, les références à l’architecture ou aux spécificités du bâti lyonnais sont présentes, mais sont intégrées dans un discours plus général sur la ville, sur son développement et sur la population qu’elle abrite. La rubrique historique du dossier lyonnais s’appuie, tout en cherchant à le montrer, sur le postulat que Lyon, en tant que ville, est un acteur de portée internationale. De fait, le premier paragraphe de cet historique de même que la conclusion lient-ils patrimoine et population :

‘« Au long de ces 2000 ans d’histoire, la ville de Lyon a toujours joué le rôle d’une cité active, soucieuse de préserver son indépendance grâce à son ouverture sur le monde ». 486 ’ ‘« A chacune des grandes époques dont nous avons parlé, se retrouve l’un des traits principaux de Lyon : une aptitude à porter attention au monde entier.’ ‘Son urbanisme et son architecture sont représentatifs de la marque originale de Lyon dans l’histoire : une grande ville bourgeoise qui, tout en étant jalouse de son indépendance, s’est toujours ouverte sur le monde. » 487

Un historique plus précis encore est proposé dans la rubrique description & inventaire. La construction de cette présentation, à partir de trois éléments : 1. Lyon : une métropole née d’un site exceptionnel ; 2. Un développement urbain continu et cohérent et 3. Le site historique de Lyon : un ensemble clairement défini 488 , témoigne de la prise en compte importante de l’environnement socio-politique du site dans sa définition même et propose un inventaire précis et se voulant exhaustif de ses éléments : « une occupation du site à la continuité exemplaire » et « une richesse patrimoniale reconnue : 174 édifices classés et inscrits » et enfin « une tradition d’architecture civile originale ». Enfin, les justifications relatives à la satisfaction du critère d’authenticité viennent conforter cette première analyse en s’appuyant sur trois points : l’authenticité urbaine et architecturale, l’authenticité sociale et enfin, les musées « outils de préservation et de connaissance du patrimoine de la ville » 489 . La référence aux musées et leur présentation souligne la forte volonté locale de conserver le « souvenir des activités spécifiques intellectuelles, industrielles et commerciales qui ont fait la prospérité de ses habitants » 490 . Là encore leur lecture du patrimoine local est plus large que celle des acteurs québécois. Précisons que l’authenticité de l’arrondissement historique de Québec est justifiée en cinq points succincts construits sur de références exclusives à l’architecture 491 .

Les dossiers de candidature lyonnais et québécois ne relèvent donc pas du même registre. Si les fabricants de ces dossiers cherchent à élaborer un argumentaire construit, justifié et scientifique, leurs propos ne se réfèrent toutefois à aucune source ni à aucune référence, dans le texte même, pour légitimer les éléments avancés. Les principales justifications résultent plutôt de comparaisons avec des sites déjà identifiés patrimoine mondial ou des sites dont la valeur patrimoniale est acquise à l’échelle internationale. Ainsi, la mention « alors que dans la plupart des villes européennes, (…) » 492 souligne la spécificité lyonnaise et son caractère exceptionnel à l’échelle mondiale. De telles comparaisons sont très régulièrement réalisées au cours de l’argumentaire construit par les acteurs lyonnais 493 . La comparaison à Ohrid et au Caire vise, de manière similaire, à introduire Québec parmi les grandes villes à l’origine de civilisations importantes dans le monde. A travers ces usages de la comparaison, les types de légitimité recherchés par les fabricants des dossiers de candidature sont révélés ainsi que les publics vis-à-vis desquels ces légitimités sont construites. De fait, la comparaison telle qu’elle est développée dans l’argumentaire québécois vise à faire consacrer le patrimoine historique, à lui transmettre une même légitimité que celle dont jouissent les villes d’Ohrid ou du Caire. Le processus d’inscription peut donc être assimilé, compte tenu des analyses précédentes, à une opération de consécration : le processus de fabrique des dossiers de candidature permet le passage de la frontière entre patrimoine et patrimoine mondial et donc la prise en compte et la légitimation de ce patrimoine par les savants, les historiens de l’architecture et les adhérents de l’Icomos international. Le passage d’une telle frontière est physiquement traduit par la remise des dossiers de candidature à l’Unesco, puis, lorsque l’inscription est effective, par la présence de ces dossiers dans le centre de documentation Unesco-Icomos. Les dossiers deviennent alors la preuve que la frontière est franchie. Les comparaisons que proposent les dossiers lyonnais sont systématiquement des oppositions. Il s’agit davantage ici d’une opération d’accumulation. Les Lyonnais cherchent obtenir un autre titre venant s’ajouter au « decret patrimonial » établi par l’Etat. Les Québécois s’adressent donc avant tout aux savants du patrimoine et cherchent à légitimer l’existence du patrimoine historique québécois comme objet scientifique, objet d’expertise des adhérents de l’Icomos international. Les Lyonnais visent un public plus large, l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial correspond nettement moins dans ce second cas à une affaire de spécialistes et contribue davantage à faire du dossier de candidature un outil de communication sur la ville.

Loin de proposer une représentation transnationale des patrimoines historiques québécois et lyonnais, les dossiers de candidature constituent plutôt une réécriture légitimante de ces patrimoines et de leurs gestions par les municipalités et, éventuellement, par leurs partenaires institutionnels. Les enjeux politiques urbains et les tensions entre administrations municipales et étatiques sont présents, en creux, tout au long de ces argumentaires et de ces justifications, soit à travers la mise en exergue de collaborations, soit à travers la minimisation de l’action de certaines institutions. L’analyse des argumentaires montre également comment se combinent, au cœur d’une seule production, des logiques transnationales de protection du patrimoine, des stratégies de positionnements institutionnels et des velléités, notamment de la part des municipalités, de rayonnement international. Les écritures collectives, à travers la main de Didier Repellin à Lyon et de Denis Saint-Louis à Québec, résultent de compromis entre différentes lectures du patrimoine historique et de conciliations entre des stratégies d’acteurs émanant de scènes différentes. Elles demeurent conditionnées, tout au long de cette première étape, par les ambitions personnelles des deux « entrepreneurs politiques ».

Les dossiers de candidature lyonnais et québécois sont le résultat de travaux mobilisant relativement peu d’individus et s’appuyant cependant sur des scènes d’action assez diverses. L’analyse comparée de ces fabriques permet d’identifier des acteurs déterminants dans les productions lyonnaise et québécoise. Leurs profils sont relativement similaires : ils sont à même de saisir et d’interpréter les critères internationaux, tout en ayant accès aux données et aux ressources relatives au patrimoine historique urbain, quelles soient locales ou nationales. En effet, sans être précisément intégrés dans les organisations administratives étatiques ou municipales, ces individus les connaissent très bien. Ils sont, par ailleurs et de longue date, impliqués dans le comité national de l’Icomos international correspondant à leur pays d’origine. De fait, ils sont en mesure de circuler entre différentes scènes, d’importer et d’exporter des informations, de la connaissance et des savoir-faire. La fabrique des dossiers de candidature est ainsi largement réalisée par des savants du patrimoine mondial travaillant tant au sein des villes que participant à des réflexions sur des scènes transnationales. Elle ne relève pas d’une seule scène d’action, ne répond pas uniquement à une logique scientifique internationale de protection du patrimoine ni d’ailleurs aux seules stratégies urbaines de rayonnement international. Il serait en outre aventureux d’affirmer que les dossiers de candidature correspondent à une réponse territorialisée à une offre internationale tant les circulations entre scènes locales, nationales et internationales sont nombreuses. L’étude de la quête d’un label international à Lyon et à Québec pose donc la question de l’articulation des intérêts entre des territoires nationaux et urbains et un espace situé au-delà des frontières nationales dans lequel la Liste du patrimoine mondial fait sens. La production des dossiers de candidature relève d’un travail que nous pouvons qualifier de transnational. Le contenu des justifications soumises auprès de l’Unesco est toutefois fortement emprunt de références et de stéréotypes locaux. Ainsi, si les différences de régimes et de systèmes politiques en France et au Canada ne semblent pas entraîner de distinctions majeures dans ces productions, la déclinaison d’une même procédure internationale, à Lyon et à Québec, connaît des adaptations locales non négligeables. Ces dernières sont principalement liées aux contextes socio-politiques de ces villes ainsi qu’à l’existence et à la structuration d’un champ d’action portant sur la protection du patrimoine. L’analyse des conditions de réalisation de la fabrique des dossiers de candidature ainsi que l’étude comparée des productions finales indiquent ainsi que ces derniers sont contraints par des enjeux politiques municipaux et par des logiques étatiques et interétatiques. Mieux, l’analyse précédente permet d’affirmer que la fabrique des dossiers de candidature lyonnais et québécois est conditionnée par des logiques nationales et des pratiques étatiques relatives au patrimoine, bien que les acteurs des administrations étatiques (provinciales et fédérales pour Québec) interviennent relativement peu. Les régimes et les organisations politiques français et canadiens engendrent des influences relativement similaires de ces logiques et de ces pratiques : mobilisation nécessaire et portage politique des gouvernements étatiques ou encore présentation des modes de gestion du patrimoine historique à partir de références importantes aux politiques et aux outils définis et dominés par les pratiques et les législations étatiques. Enfin, les justifications des propositions d’inscription, construites à Lyon et à Québec, résultent de la mobilisation de deux types de sources. Le premier relève de la connaissance et du savoir constitués au sein de l’Icomos international. Il s’agit de sources elles-mêmes construites notamment à partir d’institutions étatiques et de logiques nationales. Le second correspond aux données relatives au patrimoine disponibles dans chacune des deux villes. La constitution de telles données résultent en particulier de sélections et d’indexations réalisées lors d’interactions, voire de confrontations, entre municipalités, associations urbaines et services de l’Etat, notamment au cours des années soixante. Leur utilisation, dans un tel contexte, apparaît soit conforme (à Québec), soit différente (à Lyon) des choix étatiques de l’époque. Elle respecte toutefois systématiquement les intérêts locaux et nationaux en ne remettant pas directement en cause les définitions stabilisées précédemment. Les savants du patrimoine mondial deviennent, lors du travail d’élaboration des dossiers de candidature, tributaires des priorités conjoncturelles établies par les responsables politiques 494 ainsi que des choix étatiques et locaux à l’égard du patrimoine. La constitution d’un enjeu politique local autour du patrimoine mondial (auquel est fortement liée la validation municipale) et les liens développés entre patrimoine historique et patrimoine mondial dans les argumentaires limitent considérablement le processus de « transnationalisation », préliminaire a priori fondamental à toute inscription sur la Liste du patrimoine mondial (cf. Chapitre 3). L’analyse précédente souligne ainsi que les propositions de candidature, bien que largement construites par des savants du patrimoine mondial, ne répondent que partiellement aux exigences formulées dans le cadre de la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial.

Notes
483.

Russeil (Sarah), « Logiques d’acteurs et processus d’inscription. Le patrimoine urbain de Québec entre expertise culturelle et enjeux sociaux. », dans Maria Gravari-Barbas, Habiter le patrimoine. Enjeux, approches, vécu, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 333-350.

484.

Ces chapitres présentent le cadre dans lequel sont fabriquées les justifications des candidatures à la Liste du patrimoine mondial.

485.

Proposition d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial soumise par le Canada, Arrondissement historique de Québec, 1983, n° ordre : 300, 100 p, p. 7

486.

Dossiers de candidature de la Ville de Lyon, Site historique de Lyon, Proposition soumise par la France, 1997, 4 Volumes, n°ordre : 872, Volume 1, p. 11.

487.

Idem, p. 22.

488.

Idem, p. 23, 24, 28.

489.

Les musées présents dans le site historique sont également présentés selon la même logique, celle d’un inventaire vantant les mérites du lieu. La principale différence entre cette présentation et les guides touristiques, sinon la seule, est l’absence d’horaires de visite et de tarifications. Cf. Dossiers de candidature de la Ville de Lyon, Site historique de Lyon, Proposition soumise par la France, 4 Volumes, n°ordre : 872, Volume 1, p. 50-53.

490.

Idem.

491.

Proposition d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial soumise par le Canada, Arrondissement historique de Québec, 1983, n° ordre : 300, 100 p, p. 15.

492.

 Dossiers de candidature de la Ville de Lyon, Site historique de Lyon, Proposition soumise par la France, 1997, 4 Volumes, n°ordre : 872, Volume 1, p. 65.

493.

Idem. Voir les arguments de l’entrée Historique (p. 11-22) et Descriptif (p.23-27).

494.

Cet aspect rejoint l’une des conclusions de Patrick Le Galès et Christian Lequesne sur la proximité entre expertise scientifique et système politico-administratif local dans le cadre de l’Union Européenne. Voir Le Galès (Patrick), Lequesne (Christian) (dir.), Le paradoxe des régions en Europe, Paris, La Découverte, 1997.