Les propositions d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial de l’arrondissement historique de Québec et du site historique de Lyon résultent d’abord de « problématisations » locales du patrimoine mondial selon deux grandes directions : la protection du patrimoine et la valorisation de la ville à travers son patrimoine. Si la seconde « problématisation » facilite une première identification, par les maires, d’une inscription sur la Liste comme opportunité de prestige et de notoriété au plan international, la première contraint le cadre de l’action en introduisant la notion de patrimoine mondial dans le champ des politiques portant sur le patrimoine historique. Plus largement, l’analyse comparée montre d’abord que les tensions entre développement urbain et protection du patrimoine sont aussi importantes et aussi structurantes pour l’action publique urbaine au début des années 1980 à Québec qu’au milieu des années 1990 à Lyon : les équilibres établis localement sont fragiles et perturbés par une telle initiative. Les élus municipaux tentent, in fine, de se présenter comme les acteurs centraux de cette procédure, bien que l’analyse précédente indique plutôt qu’ils la subissent. Ces élus bénéficient toutefois d’une procédure au cours de laquelle les régulations traditionnelles entre municipalités urbaines et État sont, ne serait-ce que momentanément, caduques. La quète du label international ne résulte donc pas d’un investissement actif des élites municipales ni même de celui des configurations d’acteurs gérant traditionnellement le patrimoine historique, mais bien d’un travail politique mobilisant des acteurs aux affiliations multiples et impliquant plusieurs niveaux d’action.
L’analyse menée dans la première partie de la thèse souligne ainsi la présence et le rôle particulier des adhérents de l’Icomos international dans la capacité de quelques acteurs à s’organiser et à investir une démarche menée auprès d’une organisation internationale et d’un objet déterminé par des normes internationales. Les adhérents des comités nationaux de l’Icomos international, mobilisés au cours de cette procédure, permettent l’importation de textes, de normes et de critères internationaux relatifs à la protection du patrimoine. Ils se révèlent capables de traduire certains textes, de les adapter aux conditions locales et d’identifier ce qui fonctionne ou fonctionne moins bien, de leur point de vue, dans les gestions des patrimoines historiques. Ils pourraient alors jouer un rôle similaire à celui des « experts de l’international » 495 , présentés par Gilles Pinson et Antoine Vion, permettant de mieux faire connaître, au sein des villes, des organismes internationaux. Les adhérents de l’Icomos international, investis dans la procédure, insistent cependant relativement peu sur l’aspect international et notoriété de la démarche. Ils l’inscrivent dans une logique de savants du patrimoine, écartant ainsi, du moins en partie, les élus municipaux de cette fabrique. De fait, ce dernier point est plus manifeste à Québec qu’à Lyon. Si l’organisation d’une expertise urbaine par des réseaux transnationaux n’est pas nouvelle 496 , celle mobilisée ici apparaît, pour le moment, davantage à destination des savants du patrimoine, qu’ils travaillent pour la municipalité ou au sein des administrations étatiques, et moins (voire pas du tout à Québec) à destination des élus municipaux.
La mise en interaction de municipalités urbaines avec des scènes impliquées dans la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial favorise d’abord la diffusion de l’existence de la Liste du patrimoine mondial. Elle crée ensuite les conditions d’accès à certaines ressources croisées et engage, enfin, les municipalités dans un travail politique visant l’élaboration d’une réponse à l’offre internationale. Les adhérents de l’Icomos international investis dans la procédure deviennent alors non seulement des passeurs, mais également des médiateurs. Ils sont au cœur des circulations et des interactions entre scènes locales, nationales et internationales et facilitent largement les relations multi-niveaux lors de la quète du label. Leur connaissance fine des institutions publiques facilite la mobilisation des acteurs qu’ils estiment indispensables à l’action ainsi que les validations de ces différentes institutions publiques. Ces acteurs sont capables de mener l’action sans raviver de tensions ou de luttes d’influence entre administrations municipales et nationales et de se plier aux choix des élus locaux quite à ne pas mener à son terme le processus de « transnationalisation ». Formés à partir de définitions étatiques de la notion de patrimoine, ils sont porteurs des logiques nationales et des pratiques étatiques relatives à la protection et à la conservation du patrimoine. Ils sont alors garants de la scientificité des dossiers qu’ils élaborent vis-à-vis des instances supranationales, en même temps qu’ils permettent d’inscrire les nouvelles représentations du patrimoine local dans des logiques nationales et des pratiques étatiques en l’absence de représentants officiels de cette institution. Reste qu’ils agissent à titre individuel et non au nom de l’Icomos international : leur capacité d’intégration des différents niveaux d’action est alors assez limitée. L’analyse précédente montre enfin qu’aucune scène n’apparaît véritablement au centre lors de la quête du label international. Nous ne sommes toutefois pas encore en mesure de dire si des hiérarchies entre les différentes scènes identifiées existent. De fait, ces acteurs sont engagés, à des degrés divers, dans une même procédure qu’ils souhaitent mener à bien, mais ils ne partagent d’ores et déjà pas la même vision du patrimoine mondial comme problème public et ne poursuivent pas les mêmes objectifs. Le transnational apparaît donc comme une ressource importante dans la quète municipale du label international et dans la constitution du patrimoine mondial comme problème public au plan local. Il est essentiellement donné à voir ici à travers les circulations des adhérents de l’Icomos international. Nous avons donc observé que la quête du label international ne se résume pas à un problème d’adaptation à des normes internationales s’imposant au local (et, partant, à l’État) de l’extérieur 497 . Il ne s’agit pas, en outre, de voir ici une diminution automatique du pouvoir des Etats face à ce qui pourrait être une collusion des institutions supranationales avec les institutions locales 498 .
La quète municipale d’un label international, en plaçant les municipalités dans des situations d’interaction avec des scènes nationales et internationales, engendre un travail politique ainsi que la constitution d’un enjeu politique local. Ce dernier apparaît déterminant dans le travail effectivement réalisé : les propositions d’inscription répondent ainsi aux débats, aux tensions et aux luttes entretenues, de longue date, entre municipalité et État autour de la thématique visée par le label international. Les circulations entre scènes locales, nationales et internationales, réalisées essentiellement via des adhérents de l’Icomos international, favorisent donc une « problématisation » locale du patrimoine mondial à partir du patrimoine tel qu’il est défini par les instances étatiques. Dès lors, elle pointe l’existence d’un enjeu similaire à l’échelle nationale : les « décrets patrimoniaux » étatiques pourraient en effet être remis en cause par les inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial. Une telle éventualité et, plus encore, l’inachèvement du processus de « transnationalisation » du patrimoine (la mise en cohérence des récits caractérisant le patrimoine avec les normes internationales universalistes) soulignent, à ce stade, que le travail politique accompagnant une procédure d’inscription sur la Liste n’est pas encore terminé. Ces faits invitent à penser que d’autres types de circulations entre scènes locales, nationales et internationales pourraient intervenir dans la réalisation de cette procédure. Autrement dit, les scènes nationales et internationales identifiées dans cette première partie pourraient intervenir davantage et différemment dans la procédure. Reste à savoir quels sont leurs rôles à la fois sur les résultats de l’action engagée et sur la consolidation d’un enjeu politique local autour du patrimoine mondial, en accordant toutefois toujours une attention très particulière aux possibilités et aux capacités d’action des élites municipales pour infléchir, voire maîtriser les interventions de scènes nationales et internationales.
Pinson (Gilles), Vion (Antoine), « L’internationalisation des villes comme objet d’expertise », Pôle sud, n° 13, 2000, p. 85-102.
Idem. Voir également Payre (Renaud), A la recherche de la « science communale ». Les « mondes » de la réforme municipale dans la France de la première moitié du vingtième siècle., Thèse de Science politique, Université de Grenoble, 2002.
Des travaux portant sur l’Union Européenne ont notamment montré que l’application des normes européennes ne procèdaient pas non pluis d’une imposition directe. Voir, par exemple, Lequesne (Christian), L’Europe bleue, Paris, Presses de Science Po, 2001.
Voir Marks (Gary), Hooghe (Liesbet), Blank (Kermit), « European Integration from the 1980s : State-Centric vs Multi-Level Governance », Journal of Common Market Studies, vol. 34, n° 3, 1996, p. 341-378.