Dans les deux premiers chapitres de la thèse, la procédure d’inscription n’existe que comme interactions et anticipations de la part d’acteurs individuels et collectifs qui cherchent à prévoir et à contrôler la réussite de cette procédure ainsi que ses effets locaux. Selon leurs positions institutionnelles ou militantes, ces acteurs développent des intérêts différents et des attentes distinctes par rapport à l’inscription. Certains tentent notamment de maîtriser la fabrique des dossiers de candidature ainsi que les représentations renouvelées du patrimoine que cette dernière pourrait entraîner. Reste qu’au terme de cette première étape, ils sont nombreux à partager la croyance que l’inscription sur la Liste relève d’une simple validation des dossiers de candidature par l’Unesco. Pourtant, nous verrons que le processus de décision des nouvelles inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial est loin d’être linéaire. Des enjeux et des débats nationaux et internationaux le traversent. Ils sont structurés autour de deux grandes logiques : une logique de protection et de conservation du patrimoine portée principalement, au plan international, par les adhérents de l’Icomos international, et une logique croissante de notoriété et de prestige, entretenue par les membres des délégations nationales qui constituent le Comité du patrimoine mondial. La première partie de la thèse a permis de rappeler l’existence de tensions, de débats et de luttes entre savants du patrimoine autour des définitions de la notion de patrimoine et, plus encore, autour de la production d’actions visant sa protection, sa conservation ou sa restauration. En outre, la notion de patrimoine, fortement associée à celle de nation, a engendré l’élaboration de « répertoires d’action collective » 504 relativement différenciés, au sein des pays comme entre ceux-ci. Dès lors, la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial, élaborée à partir de ces différents repertoires d’action collective, et la notion de patrimoine mondial, initialement pensée à partir d’une vision européenne du patrimoine (cf. infra), pourrait s’accompagner d’enjeux et de débats scientifiques et politiques au plan international. Penser le transnational comme l’ensemble des jeux, des circulations et des interactions entre des acteurs aux intérêts divers et affiliés à différentes scènes et à plusieurs niveaux d’action, conduit alors à proposer que l’enjeu politique local est structuré par des débats nationaux et internationaux en même temps qu’il les nourrit.
Nous nous intéressons donc ici au processus de décision de nouvelles inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial. Etalé sur dix-huit mois, ce processus résulte de deux activités principales : une évaluation scientifique et une double validation politique des inscriptions. Les dossiers d’inscription, produits à l’issue de ce processus, justifient officiellement de l’existence des nouveaux biens du patrimoine mondial. Nous verrons ainsi que le processus de décision marque l’adoption d’un « décret public patrimonial » 505 légitimant le périmètre inscrit ainsi que les représentations qui en sont proposées. Comprendre le processus de décision implique donc d’identifier les principaux acteurs, de repérer les circulations qui président à ce travail, les pratiques et les modes de régulations entre acteurs assurant l’évaluation des propositions et ceux qui valident les inscriptions, par exemple, ainsi que les transformations que subissent les dossiers de candidature. Nous chercherons notamment à repérer quelles sont les ressources politiques et scientifiques ainsi que les possibilités des différents acteurs mobilisés au cours de ce processus pour infléchir la décision. L’analyse précédente invite en effet à penser que la « transnationalisation » du patrimoine pourrait connaître de nouvelles étapes au cours du processus de décision. Reste alors à savoir qui les opère et comment. Nous regarderons en particulier si ces évolutions tendent à renouer avec les représentations des patrimoines historiques officialisées par l’État français et la province de Québec au cours des années soixante.
Les analyses suivantes reposent principalement sur les entretiens menés auprès des acteurs concernés par les inscriptions québécoise et lyonnaise. En croisant les récits recueillis, nous avons identifié des circulations structurantes et des pratiques de travail particulières à quelques groupes d’acteurs. Ces analyses s’appuient également sur l’étude systématique des comptes-rendus officiels des réunions du Comité du patrimoine mondial et de son bureau depuis les premières inscriptions jusqu’au début des années 2000. La première section de ce chapitre retrace les différentes étapes et activités du processus de décision, identifie les intervenants et caractérise leurs travaux. Repérer les principales caractéristiques des trajectoires socio-professionnelles de ceux que les acteurs nomment « experts » permet ainsi d’isoler une catégorie précise d’acteurs et d’expliciter son rôle dans l’action internationale et dans la structuration d’enjeux autour du patrimoine mondial. En observant les différents intérêts, les conflits dans les pratiques et les modes de penser le patrimoine mondial, cette section met en évidence des enjeux nationaux et internationaux autour de la fabrique de biens du patrimoine mondial. Elle montre que la co-existence des deux logiques (protection et notoriété) et l’existence de débats scientifiques et politiques confèrent finalement une prégnance aux logiques nationales et interétatiques dans cette fabrique et, partant, dans la structuration de l’offre internationale. En repérant les diverses scènes à partir desquelles ce travail est réalisé, elle donne à voir l’existence de possibles vecteurs d’import-export d’informations et de pratiques (Chapitre 3. I). La seconde section, à travers l’analyse et la comparaison des productions résultant de ce processus de décision, vise à réinscrire la fabrique des biens du patrimoine mondial dans le cadre très précis de relations diplomatiques avec une agence des Nations Unies, à montrer que les enjeux nationaux et internationaux autour du patrimoine mondial résultent de l’histoire de la notion de patrimoine mondial, soulignant alors que les débats internationaux autour des définitions de cette notion seraient amplement nourris par des dynamiques nationales et surtout locales. Enfin, en repérant les ajouts et les apports aux justifications des dossiers de candidature, réalisés au cours du processus de décisions, cette seconde section dévoile que le processus de « transnationalisation » du patrimoine n’est pas terminé et, partant, que les représentations du site local sont une nouvelle fois modifiées. Autrement dit, le travail politique initié localement se poursuit lors du processus de décision, lors de l’obtention du label (Chapitre 3. II).
Ces « répertoires d’action collective » sont fondés sur la capacité d’invention de groupes d’acteurs et en fonction des ressources dont ils pensent disposer pour participer à l’action publique. Voir Tilly (Charles), La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986 et Tilly (Charles), « Les origines du répertoire de l'action collective en France et en Grande-Bretagne », Vingtième siècle : revue d'histoire, n° 4, 1984, p.213-224. Voir également la présentation de cette notion dans Pollet (Gilles), « Analyse des politiques publiques et perspectives théoriques », dans Alain Faure, Gilles Pollet, Philippe Warin (dir.), La construction du sens dans les politiques publiques. Débat autour de la notion de référentiel, Paris, L'Harmattan, 1995, p.25-47.
Paulhiac (Florence), Le rôle des références patrimoniales dans la construction des politiques urbaines à Bordeaux et à Montréal, Thèse de doctorat, Université de Bordeaux, 2002, p. 20.