L’évaluation en chambre ou l’appropriation du patrimoine local par les savants

Les travaux menés dans le cadre de l’évaluation en chambre, convoquent a priori toujours le même type d’expertise, appuyée sur un savoir universitaire, et résultent de conditions entièrement déterminées et maîtrisées par les instances dirigeantes de l’Icomos international. De fait, les agents de son secrétariat conservent confidentiels l’identité des « experts » missionnés ainsi que le contenu des rapports d’évaluation prétextant qu’il s’agit de leur outil de travail et de leur propre activité qui doit « demeurer indépendante, notamment vis-à-vis de l’Unesco » 511 . De tels actes laissent apparaître, en creux, des tensions entre l’Icomos international et l’Unesco ainsi que des enjeux de légitimité et de positionnement dans le processus de fabrique du patrimoine mondial. Comprendre ce qui se joue lors de cette évaluation implique de repérer ses principales spécificités et d’identifier le profil des acteurs impliqués.

La personne mobilisée pour ce travail est d’abord chargée, à partir des documents et de la mise en récit du patrimoine urbain figurant dans les dossiers de candidature, d’évaluer la valeur universelle exceptionnelle du bien proposé à l’inscription et les justifications construites par les acteurs locaux :

‘« Ce qui m’est demandé, c’est de regarder ce qui ce passe au plan local. Si les argumentaires des dossiers, ce qui est raconté, l’histoire du site, etc. sont corrects, ça c’est le travail du spécialiste en interne. C’est nécessaire que ce soit quelqu’un qui connaît très bien la culture et le type de bien et surtout quelqu’un qui se plonge vraiment dans les dossiers. » 512 ’ ‘« Il y a également un spécialiste, quelqu’un qui connaît vraiment très bien qui regarde, analyse les dossiers, qui compare avec d’autres dossiers, qui compare avec les attentes de l’Unesco, qui vérifie en fait les argumentaires que nous avons construit… c’est quelqu’un de la même maison. » 513

Il s’agit donc d’une vérification de la cohérence entre propositions locales et critères internationaux. Un salarié de l’Icomos international, explicitant les conditions de réalisation de cette évaluation, précise, en outre, que des modifications des argumentaires ont souvent lieu :

‘« L’évaluateur est là pour vraiment proposer les bons critères déjà, parce que ce n’est pas évident que les gens qui font les propositions les comprennent bien ou sache bien mettre en évidence certains aspects de leur patrimoine. Il modifie aussi très souvent, je devrais même dire systématiquement, les explications de ce qui fait la valeur universelle exceptionnelle du site. C’est son boulot finalement de ne retenir que l’essentiel et d’écarter les arguments trop locaux ou trop orientés. » 514

Ainsi, la proposition d’inscription de Québec, construite notamment autour du fait que « Québec est le berceau de la civilisation française en Amérique au même titre que Ohrid en Yougoslavie pour la culture balkanique ou le Caire en Egypte pour la culture abbassayade » 515 , est transformée à l’issue de l’évaluation menée par l’Icomos international. La valeur universelle exceptionnelle du Vieux Québec résulte, selon l’évaluateur, de l’« ancienne capitale de la Nouvelle-France, Québec [qui] illustre l’une des grandes composantes du peuplement et du développement des Amériques à l’époque moderne et contemporaine » 516 . Seule la seconde représentation du patrimoine québécois devient légitime pour l’Unesco. Au cours du travail d’évaluation, les nouvelles propositions sont donc étudiées et revues afin d’écarter les justifications trop localo-centrées et de construire des objets scientifiques faisant sens à l’échelle internationale. Les évaluateurs comparent en outre ces nouvelles propositions avec les biens déjà inscrits sur la Liste du patrimoine mondial, deux sites similaires ne pouvant être inscrits. L’évaluation correspond finalement à un jugement de la proposition formulée localement à l’aune des critères internationaux et des caractéristiques des biens figurant déjà sur la Liste du patrimoine mondial. Les évaluateurs opèrent donc des sélections, travail pour lequel ils ne disposent d’aucun cadre opératoire. Le secrétaire général de l’Icomos international, revenant en entretien sur le fonctionnement de l’organisme, dit des évaluateurs mobilisés :

‘« C’est un grand réseau, chacun fait confiance et il semble évident que tout le monde agit avec sa personnalité, mais aussi avec ce que nous apprenons au sein de l’Icomos. Chaque expert joue le jeu sans qu’aucune précision sur ce qu’il doit concrètement précisément regarder ne soit transmise par le bureau ou le secrétariat de l’Unesco. » 517

Ainsi, les évaluateurs sont désignés par le secrétariat de l’Icomos international et leur appartenance à cette association garantit leur compétence et leur capacité à mener à bien cette évaluation. Ce ne sont toutefois pas tant les connaissances sur le type de patrimoine à évaluer que celles sur la « culture » dans laquelle s’inscrit le bien considéré qui sont privilégiées lors de la désignation d’un évaluateur. Le terme culture renvoie ici essentiellement à la culture historique nationale. Les universitaires (chercheurs en histoire, histoire de l’art, histoire en architecture, etc.) sont, dans la plupart des cas, privilégiés pour mener l’évaluation en chambre. Les agents du secrétariat de l’Icomos international se réservent le droit, en conformité avec les textes, de faire appel à une personnalité extérieure si sa spécialité en fait « l’expert compétent » 518 . Pour l’organisme, expert est donc synonyme de personnes compétentes, de personnes détenant un savoir particulier :

‘« Pour nous les chercheurs sont très importants : ce sont eux qui nous donnent des informations sur la valeur exceptionnelle du bien. Ils ont une vision assez large de la culture dans laquelle s’inscrit le bien. » 519

Le recours au savoir universitaire est présenté, par les adhérents de l’Icomos ainsi que les agents de l’Unesco rencontrés lors des investigations de terrain, comme une garantie de la scientificité de leur évaluation. Les conditions de réalisation de ce premier travail d’évaluation sont fortement influencées par le profil de l’individu missionné, par sa personnalité, son parcours et ses attentes vis-à-vis d’une telle activité. Son travail est en effet réalisé à l’aune de sa position au sein de l’Icomos international ainsi que des pratiques et des savoirs relatifs au site à évaluer et, partant, du répertoire d’action collective, construits au sein du comité national auquel il appartient. Sa marge de manœuvre, pour cette action, est finalement assez grande. En outre, le choix, effectué par les agents du secrétariat de l’Icomos international, de transmettre tel dossier à tel individu oriente également, en partie, l’évaluation. Les travaux réalisés sur les traductions littéraires et la consécration d’œuvres littéraires par Pascale Casanova 520 invitent, par analogie, à postuler l’existence, au sein même de l’Icomos international, d’une certaine hiérarchisation entre les différents savoirs universitaires et donc entre les différents évaluateurs potentiels. Cette hiérarchisation est notamment fondée sur la structuration de l’association transnationale et, plus encore, sur les définitions, les réglementations, les pratiques et les répertoires d’action collectif nationaux relatifs au patrimoine. De fait, elle engendre et se nourrit des débats importants autour des définitions du patrimoine et du patrimoine mondial au sein de l’organisme 521 . Autrement dit, des échanges, des discussions, des circulations d’informations et d’objets (par exemple des dossiers de candidature) participent de la réalisation de cette étape.

L’évaluation en chambre, accompagnée si nécessaire de transferts d’informations suffit, dans un premier temps, à l’Icomos international pour établir un avis et des recommandations relatives à une inscription sur la Liste. Le dossier de candidature de l’arrondissement historique de Québec est soumis, en 1985, à ce seul type d’évaluation. Celle du dossier de candidature du site historique de Lyon répond, quant à lui, à une procédure différente : l’évaluation en chambre est réalisée en parallèle à une évaluation in situ. L’instauration de ce second type d’évaluation répondrait à une demande conjointe du mandataire et de l’organisme chargé de l’évaluation suite à la « notoriété dont est victime la Liste du patrimoine mondial » 522 . Ce second travail sert principalement, selon nous, à rendre légitime, via le local, l’activité relative au patrimoine mondial de l’association transnationale (cf. chapitre 4). De fait, les évolutions des méthodes d’évaluation révèlent, en creux, des tensions entre la scène transnationale, Icomos, et le commanditaire de l’évaluation, l’Unesco.

Notes
511.

 Conversations téléphoniques avec Régina Durighello, Directrice du programme patrimoine mondial – Icomos International, 2 décembre 2003, 25 avril 2004 et 8 juin 2005. De tels propos sont également tenus par d’autres membres de Icomos international, notamment ceux du bureau de l’organisme.

512.

Echange mail avec Todor Krestev, mai-juin 2005.

513.

Entretien avec Didier Repellin, 2 juillet 2002.

514.

Entretien avec Régina Durighello, Directrice du programme patrimoine mondial – Icomos International, 2 décembre 2003, 25 avril 2004 et 8 juin 2005.

515.

Proposition d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial soumise par le Canada, Arrondissement historique de Québec, 1983, n° ordre : 300, p. 15.

516.

Icomos, Fiche d’évaluation de l’Arrondissement historique de Québec, Liste du patrimoine mondial, n° 300, 1985, p. 3. Les différentes évolutions des argumentaires justifiant de la valeur universelle exceptionnelle sont analysées dans la section suivante.

517.

Entretien avec Dinu Bumbaru, Président de Heritage Montréal, membre du comité francophone de Icomos Canada et secrétaire général de l’Icomos international, 5 mars 2004.

518.

Entretien avec Régina Durighello, Directrice du programme patrimoine mondial – Icomos International, 19 décembre 2003.

519.

Idem.

520.

Casanova (Pascale), La République mondiale…, op. cit.

521.

Voir les publications de l’Icomos France, l’Icomos Canada et l’Icomos international qui toutes donnent à voir de tels débats.

522.

Entretien avec Françoise Pitras, salariée de Icomos France, 5 décembre 2003.