Visite in situ et évaluation des motivations municipales

‘« Au début l’Icomos n’organisait pas de visites sur les sites, mais nous obtenions vraiment beaucoup d’informations par le réseau. » 523

Au cours de la décennie quatre-vingt dix, les modalités des évaluations de l’organisme évoluent donc et une visite sur les sites proposés à l’inscription est instaurée avec un double objectif : obtenir davantage d’éléments caractéristiques du site et établir des connexions avec leurs gestionnaires 524 . De fait, il s’agit de vérifier que les éléments avancés dans les dossiers de candidature ont des déclinaisons concrètes : outils et politiques de gestion sont donc observés longuement, leur cohérence avec les normes internationales est questionnée et, plus largement, les motivations municipales sont testées. L’Icomos international sollicite à nouveau certains de ses adhérents pour réaliser les visites in situ. Ces derniers présentent toutefois des profils différents des individus observés précédemment. Ils sont qualifiés de « professionnels du patrimoine » ou d’« experts » 525 parce qu’ils connaissent la réalité de la gestion du patrimoine urbain, voire même, pour certains, parce qu’ils ont prise sur cette réalité, comme l’explique l’un des salariés de l’Icomos international :

‘« Il peut être archéologue, urbaniste ou architecte. Sur place, il observe, rencontre des acteurs des différents domaines concernés, se fait un avis… (…)’ ‘La mission sur le terrain est plus technique et c’est pourquoi nous faisons appel aux architectes, parce qu’ils ont la connaissance et surtout une expérience de terrain et c’est le mélange des deux qui nous intéresse là : il nous faut des praticiens pour cette mission. Les architectes sont expérimentés dans la gestion du patrimoine. » 526

Les enquêtes de terrain menées à Lyon et à Québec ont permis la rencontre de quelques adhérents de l’Icomos ayant réalisé des évaluations. Tous étaient architectes, souvent spécialisés dans la conservation du patrimoine urbain. Aucun d’entre eux n’a toutefois su dire exactement pourquoi il avait été missionné, ni même par qui, comme le rappellent les propos d’un Canadien :

‘« J’ai participé à quelques évaluations. Mais je ne sais pas pourquoi c’est à moi qu’ils ont fait appel, sans doute que c’est par Icomos Canada, je ne sais pas. » 527

S’ils interviennent dans le processus de décision, ils ne sont donc que très peu informés de ses conditions de réalisation. De fait, comme pour l’évaluation réalisée en chambre, les agents du secrétariat de l’Icomos international ne transmettent pas de consignes précises relatives au déroulement de la visite in situ. Les évaluateurs réalisent, en fonction de leurs visions du patrimoine et de sa protection, une activité d’évaluation et de « contrôle » somme toute très différente de leurs pratiques professionnelles quotidiennes, ce que souligne ce Québécois, évoquant les évaluations in situ qu’il a réalisées en Amérique du Sud :

‘« Il y a un encadrement on t’indique quelques commentaires, je me suis toujours un peu plaint en disant qu’il pourrait y avoir plus d’encadrement… On envoie bien un peu de documentation et le dossier de candidature et un peu d’indications sur comment procéder et les indications sur le rapports à produire à la fin. Mais tu pars tout seul à l’aventure. Mais chaque expérience est sans doute un peu différente. » 528

L’objectif essentiel de cette visite demeure la rencontre des acteurs locaux, soit, selon les dires d’un agent de l’Icomos, d’« impliquer davantage les gens sur place » et de les « sensibiliser le plus possible » 529 à la Convention du patrimoine mondial. Autrement dit, il s’agit finalement d’accroître le rayonnement de l’Icomos international et de positionner cette association comme la référence en matière de patrimoine mondial. Nous reviendrons ultérieurement sur cette ambition de l’Icomos international. Cette évaluation se traduit donc par des voyages de savants du patrimoine mondial sur les sites à évaluer. Lors de sa visite à Lyon du 12 au 19 janvier 1998, Todor Krestev, architecte bulgare spécialiste de la conservation du patrimoine et membre de l’Icomos 530 , étudie « consciencieusement » 531 , dans les locaux de l’Hôtel de Ville de Lyon, l’ensemble des documents réglementaires lyonnais : du plan d’occupation des sols à la zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager en passant par le plan de sauvegarde du Vieux Lyon. Sans porter officiellement de jugement sur la proposition lyonnaise, Todor Krestev rencontre en janvier 1997 les principaux fabricants du dossier de candidature et les acteurs qui traditionnellement élaborent et mettent en œuvre les politiques publiques portant sur le patrimoine urbain. Les Lyonnais présents lors de ses études se plaisent à rapporter l’une de ses observations : la rectification d’une petite zone du cinquième arrondissement de Lyon alors hors plan d’occupation des sols doit y être intégrée le plus rapidement possible 532 . Ils soulignent ainsi la rigueur et l’objectivité du travail de cet « expert ». Ces mêmes Lyonnais insistent moins en revanche sur la requête qu’il formule oralement lors de cette visite et qui figure dans les recommandations de l’Unesco : établir le long de la rive droite du Rhône une « zone tampon » 533 . De telles remarques lui permettent d’insister sur l’importance de la gestion du patrimoine et sur le sérieux des organismes internationaux. Elles nous donnent à voir quelques velléités de l’Icomos international de renforcer sa mission auprès des gestionnaires de sites. Par la suite, à partir des éléments recueillis in situ, l’évaluateur rédige un rapport. Todor Krestev y présente, selon son récit, les éléments juridiques (plans de gestion, de projets de restauration ou d’actions en cours) et souligne particulièrement les points conflictuels au plan local, les manques ou les faiblesses de certaines actions 534 . Enfin, il indique les profils des acteurs prenant part à la protection et à la gestion du patrimoine urbain. L’expertise convoquée apparaît plus technique que celle mobilisée lors de l’évaluation en chambre. Elle ne tend pas, au contraire de cette dernière, à construire un bien du patrimoine mondial déconnecté des contingences locales. Ce second rapport est toutefois également confidentiel : les actes correspondant à ces évaluations ne peuvent être lues par aucun individu extérieur à l’Icomos international, pas même par les commanditaires. Le contenu de ces rapports est d’abord travaillé et modifié avant d’être validé par les membres du bureau de l’Icomos international. Ce n’est qu’au terme de ce travail politique réalisé par les dirigeants de l’association que l’évaluation devient officielle et publique (cf. infra).

Loin d’être une rupture par rapport aux évaluations telles qu’elles sont pratiquées jusqu’au milieu des années 1990, l’instauration d’une visite in situ constitue cependant plutôt une étape complémentaire et située dans la continuité de la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial engendrant davantage de circulations d’informations et de connexions entre savants. Toutefois l’analyse comparée dévoile quelques-unes des caractéristiques essentielles de l’Icomos international. Les « experts » convoqués présentent, d’abord, des profils relativement similaires. Ils sont spécialistes ou professionnels du patrimoine, sont engagés dans des activités sur cet objet au sein même de leur pays ainsi que dans d’autres pays du monde. Ils participent à des actions locales de protection du patrimoine ainsi qu’à des débats, des congrès ou des échanges transnationaux. Adhérents presque systématiquement de l’Icomos international, ils partagent une même culture du patrimoine mondial, celle des textes, des normes et des pratiques développés au sein de l’organisme et donc au-delà des Etats. Ils sont également porteurs de logiques plurielles, notamment de conceptions nationales et locales du patrimoine. Dès lors, s’ils sont présentés systématiquement comme les « experts » du patrimoine mondial, il apparaît ici qu’il ne s’agit pas d’une propriété intrinsèque de ces acteurs. Ils se trouvent, une fois missionnés par l’Icomos international, dans une situation où savoir scientifique sur le patrimoine mondial et conjoncture problématique se rencontrent : ils sont finalement en « situation d’expertise » 535 . Il apparaît ensuite, à travers l’observation des conditions de réalisation de cette évaluation, que les logiques nationales demeurent fortement prégnantes. Lorsqu’ils sont habilités à étudier des propositions d’inscription, les évaluateurs s’inscrivent dans la logique scientifique de protection du patrimoine que l’Icomos international souhaite incarner. Mais la structuration même de l’Icomos international, les choix des évaluateurs et de leurs savoirs et, enfin, la confidentialité maintenue autour des évaluations sont autant de facteurs susceptibles de favoriser la prégnance de logiques et de répertoires d’action collective nationaux et continentaux. Enfin, l’analyse précédente souligne que des enjeux autour des définitions du patrimoine mondial et de la fabrique de bien du patrimoine mondial structurent les circulations au sein de l’association, mais aussi les régulations avec d’autres scènes prenant part à la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial.

Les propositions municipales sont donc soumises à une analyse rationnelle en regard des critères internationaux et des biens figurant déjà sur la Liste du patrimoine mondial. Cette analyse rationnelle répond également aux débats et aux enjeux scientifiques structurant non seulement l’organisation Icomos, mais également les régulations et les rapports que l’association entretient avec l’Unesco. Le passage d’une évaluation en chambre (qui tendait à faire des biens du patrimoine mondial des objets scientifiques appartenant aux savants) à une évaluation localisée des propositions témoigne ainsi des velléités de l’Icomos de conserver le monopole sur la définition du patrimoine mondial. Ces velléités sont d’autant plus importantes qu’aux débats scientifiques sur le patrimoine mondial s’ajoutent des enjeux politiques. C’est ce que donne à voir l’analyse de la suite du processus de décision.

Notes
523.

Entretien avec Régina Durighello, Directrice du programme patrimoine mondial – Icomos International, 19 décembre 2003.

524.

Unesco, Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial, 2005, p. 37-38.

525.

 Idem. Cette expression figure également dans les textes internationaux, en particulier dans Unesco, Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial, 2005, p. 37-38.

526.

Entretien avec Régina Durighello, Directrice du programme patrimoine mondial – Icomos International, 14 février 2001.

527.

Entretien avec Denis Saint Louis, architecte libéral au Québec, réalisateur des dossiers d’inscription de l’Arrondissement historique du Vieux Québec, 18 février 2003.

528.

Entretien avec Michel Bonnette, employé municipal (Division du Vieux Québec) lors de l’inscription de l’Arrondissement historique, 9 mars 2004.

529.

Entretien avec Régina Durighello, Directrice du programme patrimoine mondial – Icomos International, 19 décembre 2003.

530.

Todor Krestev s’est formé à l’architecture en Bulgarie, puis a suivi un cycle de formation à la conservation du patrimoine auprès de l’Iccrom, puis en France. Parmi ses nombreux engagements dans le domaine du patrimoine, il est important de souligner qu’il était membre du bureau exécutif de Icomos international de 1993 à 2002 et président de la onzième Assemblée générale de l’Icomos en 1996. Il est actuellement président de l’Icomos Bulgarie (depuis 1988), membre du Comité consultatif de l’Icomos international (depuis 1988) et membre et secrétaire du comité scientifique international de l’Icomos consacré aux itinéraires culturels. Il effectue des missions d’évaluation pour l’Icomos, dans le cadre d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial ou de suivi de biens inscrits, à Avignon - France (1993), à Lyon - France (1998), Berlin - Allemagne (1999), au Monastère Ferrapont - Russie (2000), à Budapest – Hongrie (2001) et à Baku - Azerbaïdjan (2002).

531.

Tous les Lyonnais ayant assisté à cette évaluation utilisent ce terme ou l’un de ses synonymes pour qualifier le travail de cet évaluateur.

532.

Anecdote racontée par la majeure partie des Lyonnais travaillant de près ou de loin sur le patrimoine urbain.

533.

Les « zones tampons » sont définies dans Unesco, Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial, 2005, paragraphe 103-107. Il s’agit de définir une « aire entourant le bien proposé pour inscription dont l’usage et l’aménagement sont soumis à des restrictions juridiques et/ou coutumières, afin d’assurer un surcroît de protection à ce bien ». La définition de « zones tampons » est progressivement devenue obligatoire lors de propositions d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial.

534.

Ces observations résultent des entretiens menés auprès de Régina Durighello (Directrice du programme patrimoine mondial – Icomos International, 19 décembre 2003), de Michel Bonnette (employé municipal (Division du Vieux Québec) lors de l’inscription de l’Arrondissement historique, 9 mars 2004) et de Didier Repellin (2 juillet 2002).

535.

L’expression est empruntée à C. Restier-Melleray. Restier-Melleray (Christiane), « Experts et expertise scientifique. Le cas de la France », Revue française de science politique, n° 4, 1990, p. 546-585.