Le patrimoine mondial de Lyon et de Québec : nouveaux récits, nouveaux objets

La comparaison entre les justifications officielles des inscriptions sur la Liste de l’arrondissement historique de Québec et du site historique de Lyon et les arguments construits par les fabricants des dossiers de candidature révèle des évolutions importantes. De fait, le travail des « consacrants » établit de nouvelles représentations des patrimoines locaux. Les évolutions sont manifestes jusque dans les références aux critères internationaux : alors que les dossiers de candidature de Lyon mettent en avant les critères iii, v et vi 607 pour justifier la demande d’inscription, les « consacrants évoquent les critères ii et iv 608 . La pertinence de ces critères pour le site historique de Lyon est justifiée ainsi :

‘« Que ce bien soit inscrit sur la Liste du patrimoine mondial sur la base des critères ii et iv.’ ‘Critère ii : Lyon représente un témoignage exceptionnel de la continuité de l’installation urbaine sur plus de deux millénaires, sur un site à l’énorme signification commerciale et stratégique, où des traditions culturelles en provenance de diverses régions de l’Europe ont fusionné pour donner naissance à une communauté homogène et vigoureuse.’ ‘Critère iv : de par la manière particulière dont elle s’est développée dans l’espace, Lyon illustre de manière exceptionnelle les progrès et l’évolution de la conception architecturale et de l’urbanisme au fil des siècles. » 609

Ainsi, si le périmètre du site proposé n’est pas modifié par les évaluateurs, les justifications de la valeur universelle exceptionnelle de ce bien sont amplement reformulées et renouvelées. Les trois arguments, correspondant à trois critères internationaux, proposés par les acteurs lyonnais sont ici déconstruits, interprétés et reformulés. La première partie de la thèse a mis en évidence la forte empreinte de l’« Esprit lyonnais » dans les explications construites pour le dossier de candidature. Loin d’être validé comme justificatif d’une valeur universelle exceptionnelle, cet empreint est gommé pour laisser place à l’évocation d’une « communauté homogène et vigoureuse », issue de « traditions culturelles en provenance de diverses régions de l’Europe ». Les acteurs lyonnais proposent, dans les dossiers de candidature, de comprendre Lyon comme « le berceau et la terre d’élection de personnages illustres qui ont contribué au développement culturel et scientifique européen ». L’histoire est donc saisie à travers une autre focale. Alors que les discours présentés dans le dossier de candidature correspondent à un éloge de Lyon et des Lyonnais, les justifications établies par les évaluateurs se réfèrent essentiellement à l’histoire du développement urbain et architectural. Ils explicitent les raisons de son caractère « exemplaire » en insistant sur son « développement urbain continu et cohérent sur plus de vingt siècles (…) » 610 , reprenant partiellement l’idée de « continuité urbaine remarquable par son harmonie » 611 présente dans les dossiers de candidature lyonnais. Les évaluateurs, en utilisant le terme développement, introduisent l’éventualité de ruptures au cours du temps et écartent toute idée de domination politique ou culturelle trop importante. Seules sont mentionnées, de façon très elliptique dans cet argumentaire, les influences de « diverses régions de l’Europe » 612 . Les contextes politiques, économiques et sociaux sont, en grande partie, évacués de ce discours, tendant à présenter un objet situé hors du temps, hors de conflits territoriaux. En évoquant des critères internationaux similaires à ceux invoqués pour les inscriptions du centre historique de Prague ou du centre historique de Porto 613 , ils en font un bien culturel urbain et le positionnent dans l’espace des biens du patrimoine mondial.

Une opération similaire se produit lors de l’évaluation de la proposition de Québec. Alors que les fabricants des dossiers de candidature justifient leur proposition en invoquant les critères i et iv 614 , les « consacrants » légitiment l’inscription à travers les critères iv et vi 615 . Les argumentaires des acteurs locaux sont ici également déconstruits et reformulés, certains éléments sont même écartés des justifications officielles. L’argument des fortifications est nettement moins valorisé par les évaluateurs que par les fabricants des dossiers de candidature : la justification par l’existence actuelle de l’enceinte est certes retenue, mais est intégrée à une série d’éléments justifiant la présence d’une « ville coloniale fortifiée ». Dans les dossiers de candidature, les seules fortifications sont convoquées pour justifier du caractère  « unique » 616 de la ville de Québec :

‘« L’Icomos recommande l’inscription de Québec sur la Liste du patrimoine mondial au titre des critères iv et vi.’ ‘Critère iv : ensemble urbain cohérent, l’arrondissement historique de Québec, avec la citadelle, la Haute-Ville défendue par une enceinte bastionnée, la Basse-Ville, son port et ses quartiers anciens offre un exemple éminent – de loin le plus complet en Amérique du Nord – de ville coloniale fortifiée.’ ‘Critère vi : ancienne capitale de la Nouvelle-France, Québec illustre l’une des grandes composantes du peuplement et du développement des Amériques à l’époque moderne et contemporaine. » 617

L’idée de « berceau de la civilisation française en Amérique du Nord » 618 disparaît ici des justifications officielles pour laisser la place à la « ville coloniale » et à l’« ancienne capitale de la Nouvelle-France » ainsi qu’à son influence sur le développement des Amériques. La référence à la colonie, présente dans les deux arguments, ne renvoie pas directement à la colonie française, masquant ainsi le discours local qui tend à faire de Québec le fleuron de la civilisation française en Amérique du Nord. La partie justification insiste d’ailleurs sur le rôle de la domination anglaise tant dans la production que dans la protection du patrimoine à Québec. Le discours porté par les évaluateurs sur le site local pour le qualifier de patrimoine mondial diffère ici fortement des construits socio-politiques québécois.

Les justifications officielles des inscriptions sur la Liste du site historique de Lyon et de l’arrondissement historique de Québec renouvellent les représentations de ces sites locaux et légitiment, à travers des récits apolitiques, déterritorialisants et qui se veulent transnationaux, tant leur existence que leur importance (la valeur universelle exceptionnelle) à l’échelle internationale. Ce n’est qu’au prix des évolutions importantes que nous venons de repérer qu’un site local est qualifié de patrimoine mondial. Ce dernier terme ne caractérise plus alors le même type d’objet : les biens du patrimoine mondial ainsi produits prennent place dans un espace pensé comme universel et produit pour l’humanité. Le site historique de Lyon et l’arrondissement historique de Québec sont ainsi soumis à un même processus tendant à différencier le site local et le bien international. Ce processus, dont l’aspect le plus lisible est la traduction réalisée in fine, semble ici se développer indépendamment des particularités des organisations politico-administratives qui gèrent les sites proposés à l’inscription. Reste que les biens du patrimoine mondial existent désormais indépendamment des sites locaux, notamment parce que leur fabrique s’accompagne de la production de connaissance sur ces biens. La question se pose alors de savoir qui sont les gardiens de ces nouveaux biens, qui conservent les nouvelles explications et justifications associées à ces objets. Il s’agit notamment de comprendre ce que ces derniers représentent, notamment pour les acteurs qui achèvent leur production.

L’analyse des travaux des évaluateurs a mis en lumière l’importance de logiques et de répertoires d’action liés aux comités nationaux de l’Icomos et aux relations entre ces comités dans les conditions mêmes de production des évaluations. La définition et l’existence des biens du patrimoine mondial sont rapidement l’objet de tensions entre groupes d’acteurs. L’influence des logiques nationales est toutefois peu perceptible dans les justifications officielles des inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial. Une analyse plus fine des fiches d’évaluation, donc des éléments sélectionnés et retenus par les évaluateurs montre finalement l’importance des allers et retours, des circulations au sein même des comités nationaux et entre ces comités pour la réalisation concrète des évaluations et pour le développement de savoirs sur le patrimoine mondial, a fortiori, donc sur la fabrique du patrimoine mondial. Elle montre également les effets en retour de la fabrique du patrimoine mondial sur les logiques mêmes de cet organisme. Les contraintes de légitimité qui guident l’action des adhérents de l’Icomos lors de l’obtention du label sont alors données à voir.

Notes
607.

Critère iii « apporter un témoignage unique ou du moins exceptionnel sur une tradition culturelle ou une civilisation vivante ou disparue » ; critère v « constituer un exemple éminent d’établissement humain ou d’occupation du territoire traditionnels représentatifs d’une culture (ou de cultures), surtout quand il devient vulnérable sous l’effet de mutations irréversibles » ; critère vi « soit être directement ou matériellement associé à des évènements ou des traditions vivantes, des idées, des croyances ou des œuvres artistiques et littéraires ayant une signification universelle exceptionnelle » ; ces critères correspondent à ceux auxquels les fabricants des dossiers de candidature lyonnais ont accès. Unesco, Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial, 1997, p. 6-7.

608.

Les inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial sont justifiées à partir de six critères (en plus de celui d’authenticité). Deux, au moins, doivent être satisfaits pour prétendre à une inscription sur la Liste du patrimoine mondial. Ici le critère ii (« témoigner d’un échange d’influences considérables pendant une période donnée ou dans une aire culturelle déterminée, sur le développement de l’architecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des villes ou de la création des paysages ») et iv (« offrir un exemple éminent d’un type de construction ou d’ensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une ou des période(s) significative(s) de l’histoire humaine ») sont invoqués.

609.

Icomos, Fiche d’évaluation du Site historique de Lyon, Liste du patrimoine mondial, n° 872, 1998, p. 40.

610.

Idem, p. 39.

611.

Dossiers de candidature de la Ville de Lyon, Site historique de Lyon, Proposition soumise par la France, 1997, 4 Volumes, Volume 1, p. 65.

612.

Idem.

613.

Icomos, Fiche d’évaluation du Centre historique de Prague, Liste du patrimoine mondial, n° 616, 1992 et Icomos, Fiche d’évaluation du Centre historique de Porto, Liste du patrimoine mondial, n° 755, 1996

614.

Critère i « représenter un chef d’œuvre du génie créateur humain » ; critère iv « offrir un exemple éminent d’un type de construction ou d’ensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une ou des période(s) significative(s) de l’histoire humaine ».

615.

Critère vi « être directement associé à des évènements ou des traditions vivantes, des idées, des croyances ou des œuvres artistiques et littéraire ayant une signification universelle exceptionnelle ».

616.

Proposition d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial soumise par le Canada, Arrondissement historique de Québec, 1983, p. 15.

617.

Icomos, Fiche d’évaluation de l’Arrondissement historique de Québec, Liste du patrimoine mondial, n° 300, 1985, p. 3.

618.

Proposition d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial soumise par le Canada, Arrondissement historique de Québec, 1983, p. 15.