La première partie de la thèse a montré comment les dossiers d’inscription relatifs aux biens déjà identifiés comme patrimoine de l’humanité servent de références, de modèles et de ressources pour les fabricants de nouvelles candidatures. Ces dernières alimentent également amplement les débats internationaux portant sur les définitions du patrimoine mondial, en particulier ceux développés parmi les savants du patrimoine. Ainsi le dossier de candidature de l’arrondissement historique de Québec et celui de la ville de Salvador (Brésil) présenté la même année entraînent-ils, en 1984, une réflexion sur l’opportunité, la pertinence et les conditions de possibilité d’inscrire des villes sur la Liste du patrimoine mondial. Jacques Dalibard revient, en entretien, sur les conditions favorables qu’a rencontrée la proposition canadienne :
‘« En fait, l’inscription de Québec a correspondu au moment où une réflexion était menée à l’Icomos sur les villes et sur les quartiers anciens. Je me demande même si la proposition de Québec n’est pas à l’initiative de cette réflexion avec d’autres propositions peut-être. En tout cas, au début des années 1980, les critères ont beaucoup évolué avec les nouvelles propositions. Les critères étaient d’abord très sélectifs et il y avait quand même beaucoup de choses qui n’avaient pas été réfléchies. » 619 ’De fait, les propositions canadienne et brésilienne correspondent à l’inscription de portions de ville, type de biens pour lequel les critères applicables ne sont pas déterminés à l’époque. Une réunion d’« experts » 620 , se tient du 5 au 7 septembre 1984, la thématique discutée est celle de la ville historique, de ses caractéristiques, des modes de sa gestion et, enfin, des modalités d’évaluation de tels biens. Les conclusions de cette réunion, comportant notamment une démarche méthodologique, sont validées par le bureau et par le comité du patrimoine mondial de 1984. Ainsi est-il décidé, pour les « villes historiques vivantes » 621 , que « les difficultés sont multiples, en raison notamment de la fragilité du tissu urbain (…) et de l’urbanisation galopante des périphéries. Pour être retenues, les villes devront s’imposer par leur qualité architecturale et ne pourront être considérées d’un point de vue abstrait pour l’intérêt de leurs fonctions passées ou en tant que symboles » 622 . La réflexion menée en cet automne 1984 entraîne l’adoption d’un paragraphe complémentaire dans les Critères relatifs à l’inscription de biens culturels sur la Liste du patrimoine mondial :
‘« 26. En ce qui concerne les ensembles urbains, le Comité a, en outre, adopté les orientations suivantes.’ ‘27. les ensembles urbains susceptibles d’être inscrits sur la Liste du patrimoine mondial se répartissent en trois principales catégories :’ ‘(i) les villes mortes, témoins archéologiques figés d’un passé révolu qui répondent généralement au critère d’authenticité, et dont il est relativement facile de contrôler l’état de conservation ;’ ‘(ii) les cités historiques vivantes qui, par leur nature même, ont été et seront appelées à évoluer sous l’effet de mutations socio-économiques et culturelles, ce qui rend plus difficile toute évaluation en fonction du critère d’authenticité et plus aléatoire toute politique de conservation ;’ ‘(iii) les villes nouvelle du XXe siècle qui participent paradoxalement des deux situations précédentes, leur organisation urbaine originale restant très lisible et leur authenticité certaine mais leur avenir étant obéré par une évolution en grande partie incontrôlable. » 623 ’La réflexion engagée suite aux candidatures canadienne et brésilienne favorise la remise en jeu de définitions du patrimoine mondial en déplaçant certains débats vers le patrimoine culturel urbain. De cette réflexion émergent deux principes essentiels devant présider, par la suite, à la fabrique de la Liste du patrimoine mondial : la nécessité d’inscrire prioritairement « l’ensemble des villes historiques traditionnelles qui appartiennent au patrimoine de l’humanité, et qui en sont la partie la plus vulnérable » 624 et l’acceptation plus aisée de dossiers relatifs à des « agglomérations de dimensions faibles ou moyennes seules à pouvoir éventuellement contrôler leur croissance » 625 plutôt que les grandes métropoles. L’usage du terme « traditionnelles » est intéressant : il n’est en effet précisé dans aucun de ces textes à quelle(s) culture(s) le terme « traditionnelles » renvoie. Il est très probable qu’il s’agisse des cultures européennes par opposition aux grandes métropoles qui seraient davantage, au cours des années 1980, une caractéristique des pays récents, soulignant ainsi que les débats et les enjeux relatifs au patrimoine demeurent importants entre nations. De fait, les définitions du patrimoine mondial semblent demeurer soumises à une approche très européano-centrée de la notion de patrimoine 626 . Elles apparaissent en outre cumulatives. Il s’agit bien en 1984, au-delà de l’examen des candidatures canadienne et brésilienne, de considérer les villes dans toute leur diversité comme bien potentiel du patrimoine mondial et non d’étudier les propositions au cas par cas selon leurs arrivées. Des réflexions du même ordre, souvent initiés par le dépôt de dossiers de candidature pour lesquels les critères existant ne conviennent pas, apparaissent assez régulièrement 627 .
En construisant de nouveaux critères, en en modifiant d’autres, les adhérents de l’Icomos international établissent et renouvellent donc des limites, et définissent la frontière entre le patrimoine mondial et ce qui n’en est pas. Plus largement, les remises en jeu régulières des définitions de la notion de patrimoine mondial soulignent, d’abord, la volonté de maintenir prégnante une dimension scientifique dans la fabrique de la Liste du patrimoine mondial et dévoilent, ensuite, une certaine appropriation des biens du patrimoine mondial par les savants. Cette appropriation apparaît mieux encore lorsque l’on se penche sur le contenu précis des fiches d’évaluation.
Entretien Jacques Dalibard, 6 mars 2003.
Unesco, Rapport du rapporteur – Comité du patrimoine mondial, huitième session, 29 octobre – 2 novembre 1984, Buenos Aires, p. 3. Ces experts sont uniquement les adhérents de l’Icomos, spécialistes du patrimoine culturel.
Il s’agit ici de la terminologie construite par les adhérents de l’Icomos international et utilisée par les représentants du Comité du patrimoine mondial. Voir Unesco, Rapport du rapporteur – Comité du patrimoine mondial, huitième session, 29 octobre – 2 novembre 1984, Buenos Aires, p. 3-4.
Unesco, Rapport du rapporteur – Comité du patrimoine mondial, huitième session, 29 octobre – 2 novembre 1984, Buenos Aires, p. 4. Ces conclusions sont intégrées dans la nouvelle version du texte des Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial; Unesco, Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial, 1987, p. 7. Il y est proposé quatre cas de figure possible : « les villes typiques d’une culture ou d’une époque », « les villes à caractère évolutif exemplaire », « les centres historiques » et celui des « secteurs, quartiers ou îlots ».
Unesco, Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial, 1987, p. 6. Ce paragraphe n’existe pas dans la précédente version du texte datant de janvier 1984.
Unesco, Rapport du rapporteur – Comité du patrimoine mondial, huitième session, 29 octobre – 2 novembre 1984, Buenos Aires, p. 5.
Idem.
Voir notamment sur l’importation de la notion occidentale de patrimoine (dont est issu le patrimoine mondial), en Chine par exemple, les travaux de Simon Leys et ceux de Bruno Fayolle-Lussac. Leys (Simon), L’humeur, l’honneur, l’horreur. Essai sur la culture et la politique chinoise, Paris, Robert Laffont, 1991 ; Fayolle-Lussac (Bruno), « L’impact du label « patrimoine mondial », dans Maria Gravari-Barbas, Habiter le patrimoine. Enjeux, approches, vécu, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 389-412.
Tel est par exemple le cas pour le patrimoine vernaculaire, initié par la proposition d’inscription du bien n° 388 (Sarajevo – Yougoslavie) en 1986 pour lequel le Comité du patrimoine mondial souhaite que soit effectuée une « étude sur l’architecture vernaculaire » ; Unesco, Rapport du Bureau du Comité du patrimoine mondial, Paris, 16-19 juin 1986, p. 9.