Quel devenir pour les objets internationaux ?

Les modalités de réalisation des évaluations ont considérablement évolué entre 1985 et 1998 628 expliquant en grande partie les différences essentielles entre les fiches d’évaluation relatives à l’arrondissement historique de Québec et au site historique de Lyon. Reste que la lecture précise de ces fiches montre que les évaluateurs investissent les objets qu’ils contribuent à définir et à créer. En effet, s’ils prennent soin de rappeler systématiquement qui sont les gestionnaires des sites locaux, ils établissent également des « recommandations » sur la gestion du bien du patrimoine mondial. Ainsi, la fiche d’évaluation du site historique de Lyon mentionne les différents partenaires de la gestion du patrimoine urbain lyonnais, qu’il s’agisse de la municipalité, du département, de l’Etat ou d’organismes privés. Elle précise en outre leur rôle et leur implication dans la gestion du site local. La participation active d’une association d’habitants, la Renaissance du Vieux Lyon, est également amplement soulignée : « c’est sous la pression des associations bénévoles que l’intérêt pour le passé de la ville commença à s’exprimer de nouveau, tout d’abord grâce à l’organisme Renaissance du Vieux Lyon en 1946. Cette association s’opposa avec force et succès à des projets de renouvellement urbain de l’époque qui auraient détruit une grande partie de la vieille ville » 629 . Cette fiche d’évaluation recommande, en outre, la mise en place d’actions en faveur de la protection du patrimoine. Dans le paragraphe évaluation figure, notamment, une analyse comparative et des recommandations d’actions pour le futur, soulignant ainsi la nécessité de respecter la Convention du patrimoine mondial :

‘« La mission d’expert de l’Icomos a étudié avec soin les limites de la zone proposée pour inscription et de la zone tampon. Il est recommandé que la limite au nord-ouest du bien proposé pour inscription, qui n’est pas clairement indiqué dans le dossier de proposition d’inscription par ailleurs excellent, soit établie sur la rive gauche de la Saône. » 630

Loin d’être une justification figée dans le temps, l’évaluation du site historique de Lyon se présente à la fois comme une photographie du site tel qu’il existe lors de l’évaluation, mais aussi comme un état des lieux référent pour de futures évaluations. Aussi les fiches d’évaluation tendent-elles à devenir des outils de suivi et de gestion des biens du patrimoine mondial en proposant des actions et en répertoriant les principaux éléments à surveiller. A travers elles, les adhérents de l’Icomos définissent finalement des objets appartenant aussi à la communauté savante et surtout autorisent cette communauté à porter un jugement sur la gestion des biens du patrimoine mondial. En outre, les recommandations émises dans la fiche d’évaluation lyonnaise concernent non seulement le site historique en lui-même, mais également ses abords. Dès lors, ces savants s’autorisent à porter un jugement et à évaluer la gestion des biens du patrimoine mondial et celle de leur environnement. En développant, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, un paragraphe « Recommandations » dans les fiches d’évaluation, les adhérents de l’Icomos inscrivent finalement l’existence des biens du patrimoine mondial dans un temps long et engagent les acteurs locaux et nationaux dans un processus d’entretien et de conservation du bien en question. Nous avons précédemment souligné le manque de définitions dans la répartition des prérogatives ainsi que la faiblesse des moyens dont disposent l’Unesco et ses organes consultatifs pour agir effectivement dans la gestion du patrimoine. Il apparaît à travers ces fiches d’évaluation qu’une ambiguité existe également sur les acteurs habilités à dire ce qu’il faut faire pour bien gérer les sites identifiés comme patrimoine mondial. De fait, lorsque les savants établissent des recommandations sur le devenir d’un bien du patrimoine mondial, donc d’un objet international, ils parlent finalement de la gestion d’un site local.

Ainsi, un processus de « transnationalisation » des récits caractérisant les patrimoines locaux et, partant, des représentations locales et nationales de ces patrimoines accompagne la procédure d’inscription sur la Liste. Ce processus est le résultat des travaux successifs réalisés essentiellement par des adhérents de l’Icomos international et légitimé par le Comité du patrimoine mondial. L’analyse précédente montre que ce processus résulte des ambitions initiales des pères fondateurs de la notion de patrimoine mondial et de leur foi internationaliste. Celle-ci semble demeurer en partie présente au sein de l’Icomos, les travaux des adhérents de cette association visent par exemple toujours à créer des objets dont la gestion et le devenir relèveraient de la communauté savante et de l’Unesco. Les investigations de terrain relatives aux inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial de Lyon et de Québec invitent toutefois à quelques précautions. Tous les adhérents de l’Icomos international n’ont pas le même statut et n’occupent pas la même position au sein de cette association. Ils semblent plutôt prendre part à un ensemble, un continuum de fonctions et d’agents : ils ne seraient pas des découvreurs dans le sens où les dossiers de candidature sont déposés par des instances nationales, ils entreraient plutôt dans une chaîne complexe de médiateurs comprenant les professionnels du patrimoine, des voyageurs, des agents-promoteurs de patrimoine, des critiques, etc. A l’un des extrêmes de ce continuum, se trouveraient des « médiateurs ordinaires », des protagonistes invisibles, ceux qui aident, voire même construisent les dossiers de candidature, à l’image de Didier Repellin à Lyon ou Denis Saint Louis à Québec. Tous font partie de ceux dont le rôle est déterminant dans la fabrique de la Liste du patrimoine mondial, mais tous n’évoluent pas de la même manière au sein des différentes scènes mobilisées au cours de la procédure d’inscription. Certains évoluent uniquement au sein de scènes nationales, d’autres participent aisément aux réunions du Comité du patrimoine mondial, d’autres enfin évoluent entre ces deux scènes. L’Icomos international constitue en effet un organisme transnational et facilitant les échanges, les circulations et les transferts entre scènes locales et Unesco. Cette analyse montre donc une certaine appropriation des biens du patrimoine mondial par les adhérents de l’Icomos en même temps que l’existence autour de ces objets d’un espace transnational de circulation. Cet espace apparaît traversé par les enjeux et les débats qui existent autour de la définition du patrimoine mondial. Reste alors à savoir si la gestion de ces biens est également l’objet de tensions, d’enjeux et de conflits.

Ce chapitre revient sur les conditions concrètes de réalisation des évaluations et des prises de décision qui président à la fabrique des biens du patrimoine mondial. Cette étape ne se produit pas ex-nihilo, mais par l’intermédiaire d’acteurs qui leur donne consistance dans un contexte marqué par la prééminence d’une organisation interétatique.

Regarder la procédure d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial comme le résultat d’interactions entre de multiples scènes permet ainsi d’envisager sous un autre angle une action perçue généralement comme linéaire. Loin d’être une simple formalité administrative, la fabrique de biens du patrimoine mondial correspond à un travail scientifique et politique visant à « transnationaliser » les représentations locales et nationales du patrimoine et, partant, à construire des objets scientifiques répondant aux critères internationaux. Ces objets, les biens du patrimoine mondial, apparaissent principalement, au terme de cette analyse, comme le résultat de débats et de tensions portant sur les définitions du patrimoine mondial. Ces derniers se déclinent en termes scientifiques essentiellement au sein de l’Icomos international ainsi qu’en termes politiques dans les instances intergouvernementales : le Comité du patrimoine mondial. Autrement dit, l’analyse de ce travail donne à voir l’existence d’enjeux internationaux autour de la fabrique de la Liste et donc autour de l’existence des biens du patrimoine mondial, ces enjeux apparaissant en outre prégnants dans les procédures d’inscription sur la Liste. Ils sont nés de multiples circulations favorisant l’émergence de la notion de patrimoine mondial et la structuration au plan international d’activités scientifiques et politiques portant sur des objets définis initialement dans le cadre des nations. Ainsi, construite dans les années soixante, la notion de patrimoine mondial répondait à la volonté, de quelques individus habités d’une foi internationaliste, de créer une entreprise scientifique internationale. Cette entreprise est finalement rapidement doublée d’une logique politique et nationaliste qui contribue aujourd’hui à largement orienter la fabrique des biens du patrimoine mondial en revendiquant la réprésentativité et l’égalité entre les Etats signataires de la Convention.

Mieux, l’analyse précédente donne à voir un espace transnational autour du patrimoine mondial : cet espace est traversé par des enjeux et des débats nationaux et internationaux portant sur la définition des biens du patrimoine mondial, sur la gestion de ces biens ainsi que sur la représentativité de la Liste. Ils sont régulièrement nourris par les circulations entre les différentes scènes intéressées par le patrimoine mondial. La création de biens du patrimoine mondial constitue alors une opération essentielle au sein de cet espace. Or, la première partie de la thèse avait montré la constitution progressive d’un enjeu politique local autour des dossiers de candidature et des propositions municipales. Reste alors à comprendre comment ces différents enjeux interfèrent, comment certaines représentations locales s’imposent aux définitions internationales et enfin comment le travail de traduction opéré par les « consacrants » réussit à devenir légitime auprès des gouvernements nationaux et auprès des acteurs locaux.

Notes
628.

Une première grande modification du contenu des fiches d’évaluation des biens culturels intervient en 1992 à la demande des organes consultatifs essentiellement. Il se manifeste notamment dans les évolutions du texte des Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial. La première version de ce texte est adoptée en 1977 par le Comité du patrimoine mondial. Ce dernier apporte régulièrement (tous les deux ans en moyenne) des révisions de ce texte. L’analyse des différentes versions permet de saisir l’évolution des modes de faire des évaluations. Alors qu’aucun paragraphe ne lui est consacrée dans la première version (Unesco, Operational guidelines for the world heritage comitee, first session, Paris, 27 june-1 july 1977), pas moins de neuf les décrivent aujourd’hui (Unesco, Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial, 2005, (Paragraphes 143-151), p. 37-39). On se reportera notamment au schéma que propose le texte révisé de 2004 sur les différentes étapes de cette évaluation, figurant ici en annexe. Le texte révisé en 1992 des Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial présente de manière précise les éléments auxquels les membres des organes consultatifs doivent s’intéresser dans la section Orientation pour l’évaluation et l’examen des propositions d’inscription (paragraphes 48-53, p. 11-12). Cette section apparaît pour la première fois dans cette version.

629.

Icomos, Fiche d’évaluation du Site historique de Lyon, Liste du patrimoine mondial, n° 872, 1998, p. 39.

630.

Idem.