Chapitre 4. Acteurs locaux et processus de décision : entre lobbying international et apprentissage du patrimoine mondial

Le patrimoine mondial est d’abord saisi, par les acteurs locaux, comme une offre internationale dont les dossiers de candidature constituent les réponses municipales. L’évaluation de ces derniers au plan international est toutefois loin de se réduire à une simple validation scientifique ou politique des construits locaux. Le chapitre précédent a en effet montré que le « décret public patrimonial » donnant naissance à un nouveau bien du patrimoine mondial résulte de multiples circulations engendrant tensions et débats scientifiques et politiques, traversant un espace situé au-delà des Etats. Ce décret modifie, en outre, les représentations du patrimoine historique local déterminées et légitimées par des instances étatiques. Or, si les interactions présidant à la production de biens du patrimoine mondial ont pour cadre les arcanes des instances interétatiques et des organismes internationaux, l’analyse précédente a aussi donné à voir des circulations et des voyages impliquant des acteurs locaux et, partant, de possibles vecteurs d’import-export. La constitution d’enjeux autour du patrimoine mondial déclinés à différentes échelles, les interventions directes d’élus municipaux influant nationalement, l’anticipation croissante d’acteurs de scènes nationales (les comités nationaux d’Icomos notamment) pour contenir les nouvelles propositions ou pour exercer un rôle de filtre empêchent finalement de ne voir dans la fabrique de biens du patrimoine mondial qu’un processus de type top-down et conduit ex cathedra. Le présent chapitre se propose donc d’observer la face cachée du processus de décision résultant également de transactions et de connexions plus officieuses au cours desquelles des processus d’import-export, dessinant les prémisses d’un apprentissage local du patrimoine mondial, ont lieu.

De fait, les acteurs lyonnais et québécois ne se contentent pas de subir passivement une procédure d’évaluation et un processus de décision réalisés sans eux, mais ils se mobilisent pour infléchir d’abord le contexte de l’évaluation avant d’essayer de peser sur la décision. La fabrique des biens du patrimoine mondial résulte finalement, à travers de multiples circulations d’individus affiliés à des scènes distinctes, de tensions entre des enjeux scientifiques et politiques déclinés à différentes échelles. Reste alors à comprendre quels acteurs locaux prennent part aux débats scientifiques et aux discussions politiques lors du processus de décision, à identifier les ressources et les moyens d’action de ces acteurs et enfin à repérer les possibles effets en retour de ces participations. Les discours recueillis auprès de quelques Québécois impliqués dans de telles circulations mettent, en effet, en évidence certains bénéfices personnels, rappelant des processus similaires à ceux décrits notamment par Daniel T. Rodgers 631 . Les circulations, comme les voyages, ne peuvent, en effet, être réduits à des moments clairement délimités. Ils sont bien davantage « une expérience ou une épreuve dont les conséquences peuvent s’incorporer dans celui ou celle qui la tente ou la subit » 632 . En outre, ces transformations ne concernent pas nécessairement uniquement les individus qui accomplissent de telles expériences 633 . Plus largement donc, nous montrerons qu’en prenant part au travail politique qui sous-tend le processus de décision, certains acteurs locaux participent à des activités scientifiques répondant à la logique internationale de protection du patrimoine et prennent connaissance et conscience d’activités politiques internationales de définition du patrimoine mondial, ces activités étant déclinées dans l’espace situé au-delà des frontières étatiques. Dès lors, leur participation à une procédure d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial pourrait engendrer des conséquences plus larges que le seul renouvellement des représentations locales et nationales des patrimoines lyonnais et québécois. Il sera alors essentiel de voir comment les organisations politico-administratives étatiques favorisent, facilitent ou contraignent ces participations et leurs effets en retour et comment les cultures nationales demeurent prégnantes dans cette procédure.

L’analyse suivante s’appuie essentiellement sur les entretiens menés auprès des acteurs impliqués dans les procédures d’inscription lyonnaise et québécoise ainsi que sur ceux réalisés auprès d’adhérents de l’Icomos France et de l’Icomos Canada et auprès d’agents de services étatiques impliqués dans le processus de décision. La première section de ce chapitre porte sur la réalisation de l’évaluation scientifique de la procédure d’inscription, donc sur les circulations réalisées essentiellement dans le cadre de l’Icomos international. A travers les connexions créées ou réactualisées entre les multiples échelles constituant l’Icomos international, certains adhérents évoluant également sur des scènes locales disposent de ressources et d’opportunités pour initier de nouvelles réflexions, pour discuter des critères d’évaluation et des normes nationales et, finalement, pour participer, à plus long terme, à l’élaboration d’actions et de stratégies scientifiques au plan international. En parallèle, l’organisme tire profit de l’investissement de tels acteurs au cours de la procédure pour ses propres légitimation et autonomisation au sein de l’espace transnational du patrimoine mondial. Sa structuration est en effet propice aux échanges et aux circulations informels et facilite les transferts de savoirs, de pratiques, de connaissances de scènes locales et nationales vers des scènes situées au-delà des Etats et inversement. De fait, la cooptation de savants locaux ainsi que d’acteurs municipaux qui seront alors formés aux pratiques et aux rites de l’association savante est particulièrement importante lors de la procédure d’inscription sur la Liste. Reste que si les connexions informelles développées au cours de la procédure d’évaluation permettent à certains acteurs locaux d’apporter des modifications aux définitions des biens du patrimoine mondial et, partant de participer à des activités scientifiques internationales, celles-ci apparaissent finalement en grande partie structurées par des stratégies et des pratiques nationales (Chapitre 4. I). La seconde section s’intéresse à la dimension politique du processus de décision. Le déplacement d’un « expert » des organisations internationales sur le site proposé à l’inscription participe également de logiques d’import-export et de circulations. En essayant de sensibiliser les acteurs locaux à l’ensemble des activités portant sur le patrimoine mondial, cet individu dévoile les dimensions scientifiques et surtout politiques de ces activités et présente la notion de patrimoine mondial dans un contexte plus global que les seules inscriptions sur la Liste. Dès lors, quelques perturbations des équilibres locaux se font jour, elles sont toutefois rapidement maîtrisées : la parole savante renforce finalement les différentes positions locales. Elle consolide également l’enjeu politique local autour de la proposition d’inscription. Si les élus municipaux tentent de peser sur la décision politique, l’analyse précédente montre toutefois qu’ils sont contraints pour ce faire de s’en remettre aux gouvernements étatiques (Chapitre 4. II).

Notes
631.

Les voyages en Allemagne permettent au sociologue noir William Edward Burghardt Du Bois de reconfigurer sa perception de lui-même comme Américain et comme noir. C’est également à partir de l’Allemagne qu’il élabore ses thèses et ses pratiques vis-à-vis des problèmes raciaux. Rodgers (Daniel T.), Atlantic Crossings : Social Politics in a Progressive Age, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University Press, 1998 et Actes de la Recherche en sciences sociales, 151-152, 2004.

632.

Saunier (Pierre-Yves), « Circulations, connexions et espaces transnationaux », Genèses, 57, 2004, p. 110-126, p. 114.

633.

Jean-Paul Gaudillière déconstruit ainsi par exemple le poids du modèle américain dans la construction du « complexe biomédical à la française » et le découpage qui s’opère entre les diverses composantes de cette construction. Ce faisant, il montre les transformations plus large que peuvent entraîner des voyages. Gaudilière (Jean-Paul), Inventer la biomédecine. La France, l’Amérique et la production des savoirs du vivant (1945-1965), Paris, La Découverte, 2002.