Les lieux du « lobbying » : séminaires, conférences et formations

La procédure d’inscription du site historique de Lyon prend donc place dans un contexte de travail relativement routinisé entre Icomos France, Icomos international, administrations étatiques et Unesco : la candidature lyonnaise n’en perturbe d’ailleurs pas les débats scientifiques. Nous n’avons pas repéré, lors des investigations de terrain, de lobbying particulier en ce qui concerne le volet scientifique de la démarche. A contrario, l’analyse de la procédure québécoise révèle d’autres lieux d’échanges et de confrontations entre les « problématisations » locales, nationales et internationales du patrimoine que ceux identifiés précédemment. En effet, le fonctionnement particulier de l’Icomos international facilite, à travers les comités nationaux et les comités scientifiques internationaux, les travaux communs et le partage d’expériences entre des individus que les activités professionnelles amènent à travailler à différentes échelles, notamment auprès de municipalités, de gouvernements nationaux ou encore auprès d’organismes internationaux. Les circulations d’individus favorisent alors les apprentissages, les évolutions dans les conceptions et les remises en cause de discours sur tel ou tel site. L’inscription de l’arrondissement historique de Québec doit beaucoup à ces lieux où se croisent les différents adhérents de l’organisation, non plus comme à Lyon en tant que support pour la fabrique des dossiers de candidature, mais bien en tant que lieu de lobbying pour transmettre la valeur architecturale du Vieux Québec. Parallèlement à ce qu’a montré l’analyse précédente, il est important de revenir ici sur le rôle qu’ont pu jouer certains fonctionnaires municipaux lors de l’évaluation du dossier de candidature du Vieux Québec. Les fonctionnaires québécois qui étaient en poste au début des années 1980 au sein de l’administration municipale sont tous prompts à souligner l’engagement et l’action essentiels de l’Icomos Canada dans la réussite de la procédure d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial. Si chacun, à Québec, était convaincu de la pertinence de la proposition d’inscription de l’arrondissement historique, tous les acteurs impliqués dans la procédure étaient alors conscients de la nécessité de convaincre non seulement les membres du Comité du patrimoine mondial, mais également les instances dirigeantes de l’Icomos international. Rares sont nos interlocuteurs qui n’ont pas souligné l’importance des discussions et des « tractations orales » dans la réussite du projet québécois, à l’image de cet ancien employé municipal, adhérent de l’Icomos Canada :

‘« Je crois que ce sont des tractations orales. Il a dû se passer quelque chose, parce que… Il a dû y avoir un questionnaire ou des questions qui ont été posées, j’imagine que quelqu’un a dû répondre à cela. Ma connaissance de cela, c’est que des personnes dans mon équipe qui n’ont pas forcément travaillé directement sur ce dossier, mais qui étaient en contact avec des personnes à Paris qui contestaient ont eu des conversations lors de réunions et ont un peu tenté de mettre les choses au clair. Est-ce que ce sont ces personnes là ou est-ce que ce sont des écrits ? Je ne sais pas, il y a plein de choses qui se passent par en dessous par des conversations de corridor ou d’ascenseur. » 648

Le lobbying des Québécois adhérant à l’Icomos Canada est accru par les discussions et les réflexions qui se développent alors au sein de l’Icomos international autour des critères d’inscription des villes (cf. supra). Les réunions et les initiatives se multiplient. Les adhérents du comité canadien de l’Icomos tentent souvent, au cours de ces années là, d’y être présents ou représentés. Ainsi posent-ils leur candidature pour héberger le comité international de l’Icomos pour les Villes Historiques au début des années 1980 649 . Ils ne réussissent pas à l’obtenir ; certains adhérents participent toutefois activement, par la suite, au comité et des réflexions sont également initiées sur ce thème au sein de l’Icomos Canada 650 . Les adhérents de cet organisme peuvent suivre des stages auprès de l’Unesco ou de l’Icomos international, certains exercent même, à l’époque, des responsabilités auprès de ce second organisme. L’un d’eux, ancien fonctionnaire de la ville de Québec, suit précisément, sur recommandations de l’Icomos Canada, en août 1984 un stage sur la gestion des villes historiques à Paris. Lors des discussions qui ont alors lieu, il « explique », selon ses propres termes, le patrimoine de Québec et surtout tente de déconstruire les rumeurs et les appréciations négatives sur la ville de Québec. Autrement dit, il promeut dans ces lieux les « problématisations » québécoises et canadiennes du patrimoine historique :

‘« On est allé en Hongrie pour voir des villes. Dans le fond, le stage c’était en France et en Hongrie et il y avait des soirées de décorum et je sais que le dossier, j’ai entendu dire par le directeur de Icomos France qui était à Icomos international : il véhiculait qu’il y avait dans le dossier de Québec beaucoup de choses reconstruites, rebâties, parce qu’il y avait eu Place Royale et moi je savais très bien que c’était un petit îlot, je savais pour avoir été à la ville quatre ans et demi que les efforts consentis par la ville pour bien se donner des outils de gestion. Tous les gens de Icomos France, qui étaient très en lien, parce qu’ils étaient sur la CA d’Icomos international avait tendance à vouloir rejeter la candidature de Québec. Je sais que je suis intervenu directement au nom de la ville en disant : « vous avez une mauvaise compréhension, la ville de Québec, il n’y a pas que Place Royale ». J’ai parlé et j’avais avec moi le fameux guide et j’ai parlé de tout cela, je ne veux pas vous dire que c’est moi qui ait fait que c’est passé. Mais j’ai dit quelque chose et comme j’étais sur Icomos, c’est plutôt la coïncidence qui fait qu’on peut être placé au bon endroit au bon moment pour donner un bon mot qui peut faire avancer un dossier. Est-ce que je m’illusionne là-dessus, je ne sais pas. Je sais que se véhiculait l’idée que, à cette soirée où j’étais, que Québec c’était du refait, ce n’était pas authentique et je suis intervenu auprès des gens haut placé pour expliquer que c’était une petite partie, j’ai expliqué le contexte de Place Royale, mais j’ai expliqué que c’était une petite partie de la ville et donc pour revaloriser et pour donner plus d’importance au dossier de la ville. Je ne sais pas ce que cela a donné, mais j’avais eu l’impression de faire quelque chose d’utile cette fois là. » 651

Cet ancien employé municipal, François Varin, s’appuie selon ses dires, pour convaincre ses interlocuteurs, non seulement sur les productions réalisées à Québec (les guides de gestion du patrimoine) mais également sur l’ensemble de la dynamique initiée, au Canada, par Jacques Dalibard notamment :

‘« C’est toute une démarche que je croyais importante de se raccrocher à la réflexion qui se faisait au sein d’Icomos à l’échelle canadienne, à l’échelle française et à l’échelle internationale.’ ‘Ces réflexions étaient-elles également menées au sein de l’Icomos à l’international ?’ ‘Bien sûr, on parlait d’une charte canadienne et c’était vraiment la réalité, on se rendait bien compte qu’on était un gang de professionnels et qu’on était dans notre bulle et les gens savent même pas c’est quoi. » 652

Au début des années 1980, les deux chartes 653 , adoptées par l’Icomos Canada, visent non seulement à faciliter l’importation des textes internationaux au sein des pratiques nationales de gestion du patrimoine, mais également à faire connaître, à rendre lisible et, enfin, à légitimer les connaissances canadiennes en matière de protection du patrimoine. Il peut également s’appuyer sur la configuration de l’Icomos Canada, alors relativement forte. Presque tous les fonctionnaires fédéraux (Parcs Canada), provinciaux (Ministère des Affaires Culturelles) et municipaux (Division du Vieux Québec) en charge du patrimoine urbain adhèrent, à l’époque, à ce jeune organisme. Les réflexions menées au sein de l’Icomos Canada sont propices au développement de thèses et de pratiques sur le patrimoine historique. Les interlocuteurs de François Varin sont tous adhérents de l’Icomos international, détenteurs de savoirs particuliers relatifs au patrimoine culturel, exerçant leur métier et leurs activités militantes au sein de pays ou de régions différentes : certains sont adhérents d’un comité national, d’autres responsables de comités nationaux, certains participent à des comités scientifiques internationaux, d’autres enfin appartiennent au Conseil d’administration de l’Icomos international, tel Michel Parant qu’il aurait alors croisé. Les formations, les conférences ou les ateliers de travail facilitent donc les échanges avec des personnalités dirigeant l’organisme. La directrice du programme patrimoine mondial de l’Icomos international le rappelle d’ailleurs :

‘« C’est une dynamique intéressante qui se crée au sein des comités nationaux et surtout au sein des comités scientifiques internationaux, en particulier lorsqu’ils permettent l’organisation de stage de formation. Les gens alors arrivent avec leurs histoires, leurs clichés, leurs façons de faire et c’est toujours au cours de ces stages que de très bonnes idées émergent… C’est là que les gens d’Icomos discutent vraiment. » 654

François Varin est alors non seulement le porte-parole de Québec pour défendre les dossiers de candidature, mais il est également le porte-parole de l’Icomos Canada et travaille à accroître la légitimité de ce dernier (définitions du patrimoine, mode de gestion, etc.) au sein de l’organisme international. D’autres adhérents de l’Icomos Canada, à commencer par Jacques Dalibard ou François Leblanc alors directeur de l’Icomos international, participent également à ce lobbying mené au sein de l’Icomos international auprès des autres adhérents, essentiellement d’ailleurs, selon leurs récits, auprès des Européens :

‘« Les gens du municipal et du fédéral se sont beaucoup mobilisés autour de ce projet… et quand je dis les gens, ce sont aussi mes homologues qui étaient presque tous membres de Icomos. Ils se connaissaient, c’était plus simple pour faire des choses ensemble. Bon, je n’étais pas là au début des années 1980, mais mon prédécesseur était impliqué, même s’il a moins participé que le municipal et le fédéral. » 655 ’ ‘« Je crois qu’à l’époque le plus gros travail c’était quand même de convaincre les spécialistes européens surtout sur l’aspect authenticité. Si l’inscription de Québec a permis à des gens d’Icomos Canada, comme moi, de faire partie aujourd’hui du bureau, elle n’a pas enlevé cette idée de la tête des européens que le Québec et de manière plus général le Canada n’a pas de patrimoine culturel. Donc ce travail de sensibilisation, il commence au sein d’Icomos même. » 656

Les récits québécois relatifs à l’inscription de Québec témoignent d’un vrai lobbying des adhérents de l’Icomos Canada, plus précisément de la part de fonctionnaires municipaux et fédéraux. Mieux, ils montrent comment la candidature municipale est saisie par le comité canadien de l’Icomos pour investir des débats scientifiques internationaux. Ce lobbying est d’autant plus important que l’examen des dossiers de candidature québécois est reporté d’un an et qu’il se développe en parallèle de la réflexion sur les villes historiques (cf. supra). Les quelques dix-huit mois qui séparent la décision de différer l’examen de celle de l’inscription permettent aux fonctionnaires et adhérents québécois de l’Icomos Canada de s’exprimer à maintes reprises. Il semble ici possible d’avancer que les six mois qui séparent traditionnellement la réunion du bureau du Comité du patrimoine mondial de celle du Comité du patrimoine mondial correspondent à une activité intense des adhérents de l’organe consultatif, d’échanges, de transferts et de connexions entre les adhérents capables de saisir les particularités, les difficultés du local et ceux constituant les instances dirigeantes.

Les rencontres et les circulations d’individus au sein de l’Icomos international constituent donc une opportunité pour certains acteurs fortement impliqués au plan local. Ils sont alors en capacité d’influer sur la procédure d’évaluation en déplaçant les « problématisations » locales du patrimoine historique vers des scènes nationales et internationales. Les acteurs québécois et lyonnais qui participent à de tels déplacements procèdent toutefois différemment : ils sont en effet contraints par les spécificités des configurations relatives au patrimoine dans chacun des pays ainsi que par celles des comités nationaux : la structuration du comité national d’Icomos, ses activités et son rôle de filtre par rapport au secrétariat de l’Icomos international. De fait, les conditions de possibilité de ces circulations présentent des différences liées aux pratiques et aux cultures administratives nationales : la sélection des éléments définissant le patrimoine mondial demeure finalement indissociable des traditions et des pratiques nationales. Reste que l’analyse précédente donne à voir la participation de quelques acteurs locaux dans la procédure d’évaluation et dans le travail scientifique qui préside à la fabrique de biens du patrimoine mondial et, partant, l’implication de ces acteurs dans la structuration des débats et des enjeux nationaux et internationaux relatifs au patrimoine et au patrimoine mondial. Ces acteurs sont alors soumis à une socialisation aux cadres cognitif et normatif internationaux, aux pratiques formelles et, surtout ici, informelles de l’organisme. Ils ne ressortent pas indemnes des circulations et des activités de lobbying dans lesquelles ils s’investissent et sont amenés à regarder et à saisir le patrimoine local aussi en fonction des logiques nationales et internationales. La section suivante, en observant de possibles effets en retour (par exemple, les bénéfices que les différents protagonistes apparus ci-dessus ont tirés de ces actions), interroge la participation de ces savants locaux aux activités scientifiques internationales portant sur le patrimoine mondial.

Notes
648.

Entretien avec Michel Bonnette, employé municipal (Division du Vieux Québec) lors de l’inscription de l’Arrondissement historique, 10 février 2003.

649.

Comité international de l’Icomos pour les Villes historiques, Villes historiques, Comité scientifique international 10ème Assemblée Générale, Paris, Icomos, p. 3-4.

650.

Les publications sur la conservation du patrimoine urbain par des membres de l’Icomos Canada sont régulières et de plus en plus nombreuses, on se reportera par exemple à Leblanc (François), « An inside view of the Convention », Monumentum, Special Issue, 1984, p. 17-32 ; Leblanc (François), « Quelques aspects de la problématique internationale de la conservation des quartiers anciens », communication présentée dans le cadre de l'assemblée annuelle de l'Association internationale pour la préservation et ses techniques, Québec, 1980. François Leblanc était alors directeur de Icomos international et conseiller auprès de l’Unesco (1979-1983), puis membre du comité exécutif (1984-1987).

651.

Entretien avec François Varin, Directeur du programme Rues Principales – Québec, 26 mars 2003.

652.

Idem.

653.

 Charte de Conservation du patrimoine Québécois, Déclaration de Deschambault, Conseil des monuments et sites du Québec, comité francophone d'Icomos Canada, Québec, Canada, avril 1982 ; Charte d’Appleton pour la protection et la mise en valeur de l’environnement bâti, Comité anglophone d'Icomos Canada, Ontario, Canada, Août 1983.

654.

Entretien avec Régina Durighello, Directrice du programme patrimoine mondial – Icomos International, 19 décembre 2003.

655.

Entretien avec Daniel Lauzon, Responsable de la Direction du patrimoine – Ministère de la Culture – Québec, 19 février 2003.

656.

Entretien avec Dinu Bumbaru, Président de Heritage Montréal, membre du comité francophone de Icomos Canada et secrétaire général de l’Icomos international, 30 mars 2003.