Formation par l’international et légitimité savante

Les acteurs qui prennent la parole ou qui sont sollicités pour donner leurs avis, lors de la procédure d’évaluation, ne disposent pas systématiquement d’une légitimité locale instituée, ni d’ailleurs d’une reconnaissance de leur spécialité professionnelle ou de leur savoir aux plans national ou international. Il en est ainsi de François Varin, certes architecte et fonctionnaire de la municipalité de Québec, mais dont les propos en tant que spécialiste de la restauration du patrimoine sont, comme ceux de ses collègues employés municipaux, régulièrement contestés 657 . Les discussions auxquelles il prend part à Paris, ses explications sur le patrimoine de Québec, sur les actions entreprises et sur les pratiques de réhabilitation dans la ville sont autant de connexions qu’il continue à développer, à enrichir et à consolider lors de stages, organisés par l’Icomos international ou l’Iccrom, auxquels il participe en 1984 et 1985. Les allers et retours qu’il effectue alors entre le Québec et l’Europe (Paris, Rome, Budapest, etc.) apparaissent, par la suite, essentiels tant pour lui que pour certains de ses collègues municipaux ou savants du patrimoine canadiens. De fait, sa présence dans des formations de l’Icomos ou de l’Iccrom correspond, pour lui, à un changement de fonction. François Varin quitte, en 1984, la municipalité québécoise pour rejoindre l’organisme Heritage Canada, alors dirigé par Jacques Dalibard. Il devient responsable pour le Québec de l’un des programmes de la fondation 658 . Bien qu’il quitte ses fonctions précédentes, il demeure toutefois en étroite collaboration avec ses anciens collègues qu’il retrouve, pour certains, au sein de l’Icomos Canada. C’est ainsi que les parcours de Michel Bonnette, directeur au début des années 1980 de la Division du Vieux Québec (Municipalité de Québec), et de François Varin sont liés. Les deux hommes collaborent quelques années au sein de la Division du Vieux Québec, s’initiant mutuellement aux spécialités l’un de l’autre. Ils participent activement aux campagnes de réhabilitation et de restauration du Vieux Québec, notamment à travers l’élaboration des guides de conservation et de mise en valeur 659 , comme le souligne François Varin, racontant l’effervescence autour du patrimoine à Québec au début des années 1980 :

‘« Je suis à ce moment là au service canadien des parcs et là dedans, on discute de cela et quand le poste s’ouvre à Québec, j’ai appris que j’ai le poste et moi je vais essayer d’implanter cette façon de faire et j’essaie de contaminer autour de moi d’autres personnes comme Michel Bonnette (…) Je suis sur Icomos, sur le Conseil des Monuments et Sites de Québec, Michel Bonnette va rejoindre Icomos, on travaille fort ensemble, on essaie de développer comme une charte pour le Vieux Québec, on se donne un guide. La première version est totalement différente de la version qui a été publiée dans une facture plus attrayante. Cela a beaucoup été dilué par rapport à la rigueur que nous avions donné au début. On avait catégorisé les bâtiments en essayant de caractériser au maximum le caractère des bâtiments, on avait distingué les bâtiments qui demandaient beaucoup plus de soin, etc. On était très rigoureux dans le premier guide d’intervention et il fallait pour nous que les règles du jeu soient très claires, plus on était clair et plus on allait assainir et simplifier le processus de gestion des permis. (…) Ceci étant dit, je reviens à la convergence de circonstances, c’est qu’on essaie de mettre en place une certaine rigueur et de se raccrocher aux principes de la charte de Venise et à des principes qui ont cours au niveau mondial. C’est évident que c’est un grand bout de chemin que nous demandons à la ville de Québec de faire parce qu’elle n’est pas du tout habituée à cela : c’est une gestion en interne et par ma formation, par le fait que je suis à Icomos, que Michel joint les rangs d’Icomos, nous sommes donc deux à essayer de promouvoir l’élargissement, l’ouverture d’esprit pour que nous respections des critères qui ont cours à l’échelle internationale. » 660

Ils poursuivent, par la suite, leurs discussions et leurs influences réciproques au sein de l’Icomos Canada, plus précisément au sein du comité francophone. Michel Bonnette et François Varin participent ainsi, dès sa création, au comité spécialisé Gestion des quartiers anciens, émanation canadienne du comité scientifique international Villes et villages historiques, dont la réactivation date des années 1982-1983 661 . François Varin apporte beaucoup de contenu, enrichit le comité spécialisé de ce qu’il entend, apprend et voit lors de ses stages et, d’une certaine manière, contribue à redéfinir les termes du débat autour de la protection du patrimoine 662 au Canada. Michel Bonnette se souvient de cette riche collaboration :

‘« Je travaillais beaucoup avec François Varin à la Division du Vieux Québec et il était également très mobilisé à Icomos. Nous avons appris beaucoup de choses dans les discussions au sein d’Icomos Canada et même en Europe pour François Varin. » 663

Les circulations auxquelles François Varin prend part, les discussions et les activités de lobbying auxquelles il se livre lors de la procédure d’évaluation de la proposition québécoise permettent d’abord que le Canada soit représenté dans le comité scientifique international Villes et villages historiques, alors même que les compétences canadiennes en la matière sont fortement mises en doute et que la légitimité des Canadiens à participer à l’Icomos international est régulièrement remise en question 664 . Les importations que François Varin facilite au sein de ce comité spécialisé et donc au sein de l’Icomos Canada participent, ensuite, de la construction de la légitimité de ce dernier et contribue à dynamiser un comité national, aujourd’hui encore perçu comme l’un des plus actifs. A travers ses actions et leurs conséquences ainsi qu’à travers celle d’autres Canadiens fortement impliqués, c’est finalement une meilleure intégration du Comité canadien à l’Icomos international qui se joue et surtout une implication de quelques employés municipaux dans des activités et des débats scientifiques internationaux. Ainsi, si François Varin s’écarte assez rapidement de l’Icomos Canada, Michel Bonnette s’appuie, pour la suite de son parcours professionnel, sur la légitimité que lui procure un tel organisme. Il est actuellement toujours l’un des responsables du comité spécialisé Gestion des quartiers anciens et participe au comité scientifique international Villes et villages historiques. La suite de sa trajectoire socioprofessionnelle s’appuie essentiellement sur la reconnaissance de sa spécialité et de ses connaissances tant par le secrétariat de l’Icomos international, par la municipalité québécoise que par des acteurs du patrimoine au Canada (ministère provincial, Icomos Canada, Conseil des monuments et des sites du Québec). Il est ainsi convié à mener des évaluations in situ pour plusieurs propositions d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial. S’il n’apparaît pas présent dans les connexions révélées lors de la procédure d’inscription de l’arrondissement historique de Québec, Michel Bonnette est en effet rapidement identifié par les agents du secrétariat de l’Icomos international comme un spécialiste mobilisable, donc comme un potentiel « expert ». Cette identification provient de ses relations avec d’autres adhérents de l’Icomos Canada eux-mêmes fortement impliqués ainsi que de sa participation active à un comité scientifique international. Son implication dans des activités scientifiques élaborées et pensées au-delà des frontières nationales se révèle par la suite essentielle lors de la création, sur l’initiative de la municipalité québécoise, de l’organisation des villes du patrimoine mondial (Ovpm) 665 . Michel Bonnette effectue toute sa carrière à Québec, les différents postes qu’il occupe ont trait au patrimoine et, lorsque Québec figure sur la Liste du patrimoine mondial, il devient le passeur des représentations et des interprétations du patrimoine mondial au sein de la ville. De fait, il est aujourd’hui connu et reconnu comme « expert du patrimoine historique » 666 à Québec, au Québec, au Canada ainsi que dans l’espace transnational structuré autour de l’objet patrimoine mondial. L’Icomos, notamment via les personnalités de Jacques Dalibard et François Varin, et l’inscription sur la Liste de l’arrondissement historique de Québec favorise finalement son déroulement de carrière 667 ainsi que le renouvellement des « problématisations » et des représentations du patrimoine, ce qu’il reconnaît lui-même :

‘« Je suis à Icomos depuis longtemps, j’ai participé à beaucoup de choses avec François Varin, avec Jacques Dalibard… au moins quand je parlais de conservation du patrimoine, j’avais cette carte là : je suis un spécialiste de l’Icomos… encore plus quand j’ai pu faire des visites pour l’Icomos international. C’était important pour nous fonctionnaires municipaux d’avoir ces compétences et qu’elles soient reconnues. Je me suis toujours formé finalement auprès de l’Icomos et des choses que nous discutions dans ces réunions… et à l’international on apprend plein de choses, surtout à voir les choses autrement.  » 668

La procédure d’inscription et ses conséquences au sein de l’Icomos facilitent donc, pour certains adhérents, une double légitimation et une double intégration. En prenant la parole dans des lieux fermés de l’Icomos, ces adhérents se présentent comme spécialistes d’un site local, notamment vis-à-vis de l’Icomos international. Ce faisant, ils disposent au sein des villes de la légitimité scientifique de l’association savante.

‘« C’était important, tout ce que nous faisions à l’Icomos, parce qu’à la ville, nous nous accrochions beaucoup avec le maire ou avec les entrepreneurs… Je suis parti ensuite, donc je ne peux pas témoigner moi-même des évolutions… mais l’un de mes anciens collègues m’a dit qu’ils se sentaient plus pris au sérieux après l’inscription, qu’ils étaient mieux entendus, y compris du ministère des Affaires culturelles. Quoiqu’il en soit, c’est certain que j’ai pu mener à bien, au moins au départ, mon travail de Rues principales, parce que je disposais de connaissances validées et réactualisées grâce à ces collaborations… à l’Icomos, même si je suis peu resté dans l’organisme par la suite. » 669

Les implications, certes différentes, de François Varin et de Michel Bonnette au sein de l’Icomos, notamment lors de la procédure d’inscription de l’arrondissement historique de Québec, orientent leurs trajectoires professionnelles et accroissent la légitimité de leurs compétences au plan local comme au sein de l’espace transnational de circulation. Ces individus poursuivent toutefois leurs travaux à Québec. Ce constat invite à penser que l’Icomos international ne représente qu’une opportunité professionnelle très relative et que le patrimoine mondial reste une catégorie de patrimoine moins valorisée que le patrimoine historique parmi les savants du patrimoine.

Si l’enquête de terrain menée à Lyon ne révèle pas de phénomènes similaires, elle montre tout de même une implication un peu différente de quelques acteurs dans des activités scientifiques relatives au patrimoine mondial. Ainsi Didier Repellin qui avait déjà endossé, à plusieurs reprises, le rôle d’évaluateur de l’Icomos lorsqu’il est mobilisé par Régis Neyret et le maire de Lyon, est depuis sollicité pour d’autres projets en lien avec la Convention du patrimoine mondial. D’évaluateur pour le compte de l’Icomos international, Didier Repellin devient en quelque sorte consultant pour les nouveaux candidats à une inscription sur la Liste du patrimoine mondial. Cette activité de consultant est favorisée par l’Icomos international, ce que confirme l’un des interviewés, salarié de l’Icomos France :

‘« Si une ville vous appelle pour des questions relatives à une inscription ?’ ‘On lui donne le numéro de téléphone d’une autre ville ou de la personne qui a constitué le dossier pour un autre site pour qu’il prenne contact et qu’il sache à quels problèmes il se heurte. Ce sont les gens qui ont fait déjà qui savent, parce que nous n’y connaissons rien.’ ‘LD : c’est pour qu’ils évitent un refus d’emblée’ ‘FP : et pour qu’ils comprennent également comment cela marche, parce qu’une personne qui a déjà fait, c’est déjà heurté à tous les méandres parce que c’est très compliqué. Donc la personne qui arrive et qui ne connaît rien, il vaut mieux qu’elle discute avec celle-ci. » 670

Didier Repellin est ainsi recommandé par l’organisme pour participer à l’élaboration de dossiers pour des sites gérés par des pays dans lesquels les comités nationaux sont moins développés qu’en France ou au Canada, ou même sont inexistants.

A y regarder de plus près, ces trois exemples rendent compte de trajectoires au cours desquelles les acteurs acquièrent, hors des cercles de leur principale activité, un rôle de savant du patrimoine mondial, mais aussi de spécialistes de l’organisation municipale à l’égard du patrimoine et de ses possibles transformations 671 . Ces trois individus sont de fait en partie modelés par les relations construites au sein de l’Icomos international, par la culture commune du patrimoine mondial, culture qu’ils contribuent également à construire et à développer. Bien plus, leurs représentations du patrimoine et du patrimoine mondial sont modifiées par leurs activités au sein de l’Icomos international. Déplacer le regard des trajectoires individuelles vers le fonctionnement collectif de l’association savante donne alors à voir que des stratégies de recrutement sont à l’œuvre : elles visent la formation, le recrutement d’adhérents, voire d’« experts internationaux », et, au-delà, le renforcement de la légitimité de l’Icomos international au sein de l’espace transnational de circulation du patrimoine mondial en tant qu’évaluateur du patrimoine mondial et en tant qu’organe consultatif de l’Unesco. C’est là la seconde conséquence des connexions révélées lors de la procédure d’inscription qui est donnée à voir : l’enrôlement de nouveaux adhérents dans des activités de l’organisme transnational, autrement dit, une plus grande participation d’agents municipaux ou d’acteurs locaux aux activités scientifiques liées à la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial.

Notes
657.

Entretien avec Daniel Lauzon, Responsable de la Direction du patrimoine – Ministère de la Culture – Québec, 19 février 2003.

658.

 Le programme Rues Principales est mis en place par Jacques Dalibard en 1984 au sein de Heritage Canada. François Varin développe ce programme pour la province de Québec. Ce programme devient indépendant par la suite au Québec uniquement, il est abandonné dans les autres provinces. Il s’agit d’« une démarche où on essaie de développer la concertation locale, de faire travailler les partenaires locaux en concertation, qu’ils se donnent une vision du développement futur de leur milieu, et que cela se traduise par des stratégies et des plans d’action concertés » (entretien avec Frannçois Varin, Directeur du programme Rues Principales – Québec, 26 mars 2003.).

659.

 Le premier guide (Villes de Québec, Guide pour la conservation et la mise en valeur du Vieux Québec) paraît en 1982, il est suivi quelques années plus tard par la publication de fiches techniques sur la restauration des maisons traditionnelles du Vieux Québec. Voir sur leur élaboration et leurs usages au plan local : Russeil (Sarah), « Logiques d’acteurs et processus d’inscription. Le patrimoine urbain de Québec entre expertise culturelle et enjeux sociaux », dans Maria Gravari-Barbas (dir.), Habiter le patrimoine. Enjeux, approches, vécu, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 333-350

660.

Entretien avec François Varin, Directeur du programme Rues Principales – Québec, 26 mars 2003.

661.

Comité international de l’Icomos pour les Villes historiques, Villes historiques, Comité scientifique international 10ème Assemblée Générale, Paris, Icomos, p. 3.

662.

Dans des proportions nettement moins importantes, nous retrouvons ici combien les séjours à l’étranger, les séjours d’études, les séjours de travail correspondent à des moments de redéfinition, ce que Axel Schäfer montre très précisément en regardant certains des protagonistes des échanges transatlatiques, plus précisément entre Etats-Unis et Allemagne, et en s’intéressant à leur fréquentation et à leurs usages de l’Allemagne. Schäfer (Axel), American Progressives and German Social Reform, 1875-1920, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2000.

663.

Entretien avec Michel Bonnette, employé municipal (Division du Vieux Québec) lors de l’inscription de l’Arrondissement historique, 10 février 2003.

664.

 Entretien avec Jacques Dalibard, 6 mars 2003. Voir également les présentations et les analyses dans EZOP-Québec, Une ville à vendre. Rapport remis au Conseil des œuvres et du bien-être de Québec, 1972. Tome 1 : Lamarche (François), Pour une analyse marxiste de la question urbaine. Tome 2 : Couillard (Robert), Marché immobilier et création d’un centre-ville : le cas de Québec. Tome 3 : Robert (Lionel), Racicot (Pierre), La politique de la rénovation urbain : le cas québécois. Tome 4 : Doré (Gérard), Mayer (Robert), L’idéologie du réaménagement urbain à Québec. Le rapport a été réédité en format condensé : EZOP-Québec, Une ville à Vendre, Laval, Editions coopératives Albert Saint-Martin, 1981 et dans Hulbert (François), Essai de géopolitique urbaine et régionale. La comédie Urbaine de Québec., Québec, Editions du Méridien, 1994.

665.

 L’Organisation des villes du patrimoine mondial est créée sur l’idée de Jacques Dalibard, Jean Pelletier et de Fédérico Mayor et sur l’initiative de Jean-Paul L’Allier en 1991. Son siège social est à Québec, elle dispose de bureaux régionaux. Elle vise à rassembler les responsables politiques et techniques des villes dont un site figure sur la Liste du patrimoine mondial. Lyon et Québec sont membres de ce réseau de villes. Nous reviendrons dans la partie III sur la création de cette organisation.

666.

Propos de Léonce Naud, Militant actif de Gens de baignade à Québec, discussion non enregistrée, 22 novembre 2004.

667.

Si ces carrières demeurent essentiellement locales, il nous semble important de souligner les influences et les effets d’opportunité que la participation à un organisme tel que l’Icomos peut créer. Sur les trajectoires professionnelles et les organisations internationales, voir Guilhot (Nicolas), « Les professionnels de la démocratie. Logiques militantes et logiques savantes dans le nouvel internationalisme américain », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 139, 2001, p. 53-65.

668.

Entretien avec Michel Bonnette, employé municipal (Division du Vieux Québec) lors de l’inscription de l’Arrondissement historique, 10 février 2003.

669.

Entretien avec François Varin, Directeur du programme Rues Principales – Québec, 26 mars 2003.

670.

Entretien avec Françoise Pitras et Louis Decazes, salariés de l’Icomos France, 5 décembre 2003.

671.

Notre étude donne ainsi à voir que l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial pourrait donner lieu à des phénomènes de profesionnalisation qu’il serait nécessaire d’étudier finement.